“Ce sera votre dernière manifestation” : la répression des activistes pro-Palestine en Tunisie

Depuis la manifestation du 7 octobre dernier, commémorant un an de génocide israélien, les activistes pro-palestinien·nes font face à de plus en plus de pressions et d’intimidations. inkyfada recense au moins 7 affaires, où des poursuites ont été engagées contre une dizaine d’activistes différent·es, tous·tes impliqué·es dans la lutte pour la Palestine. Près d’un an après l'abandon de la loi sur la criminalisation de la normalisation avec Israël, cette répression récente révèle le discours contradictoire des autorités sur la cause palestinienne. 
Par | 29 Novembre 2024 | reading-duration 10 minutes

Le 7 octobre dernier, le soleil se couche sur des milliers de manifestant·es, rassemblé·es pour la commémoration de l’attaque du Hamas et le début du génocide israélien sur la bande de Gaza, qui aurait fait plus de 186 000 morts Palestinien·nes, selon des estimations récentes. “Croyez-moi, c’est votre dernière manifestation sur l’avenue Habib Bourguiba, car vous ne méritez pas la liberté. Car vous êtes irresponsables”, tonne un policier plusieurs fois de suite, le micro à la main, à la direction des manifestant·es. Peu après, des pétards illuminent le ciel assombri, et les violences commencent.

Selon le ministère de l’Intérieur, un pétard aurait éclaté en direction de l’un des agents de police et en direction de l’ambassade française. “Des individus connus pour leur comportement violent et perturbateur, ont attaqué les forces de l’ordre [...] et des policiers et un journaliste ont été grièvement blessés”, affirme un communiqué du ministère de l'Intérieur, publié le jour même, qui soutient que les policiers ont gardé le calme et n’ont pas riposté. 

Pour les manifestant·es, les agents de police auraient voulu confisquer les pétards et, dans l’affrontement, certains auraient été lancés proches du sol, atterrissant à côté des policiers. Des lancées de gaz lacrymogène s'ensuivent, ainsi que des coups portés à plusieurs manifestant·es, à l’aide de matraques ou de barres en fer. Une jeune manifestante est violemment poussée à terre et traînée par les cheveux par des membres des forces de l'ordre. 

Avenue de Paris, le 30 Mars 2024, à l’occasion de la Journée de la Terre palestinienne. 

La Coordination de l’action commune pour la Palestine en Tunisie, qui a organisé la marche, condamne les violences policières envers les manifestant·es, dénonçant une direction répressive qui viserait “à interdire les manifestations à Habib Bourguiba”. “Les menaces et les poursuites judiciaires ne nous feront pas peur”, indique un communiqué du groupe. 

Des procès “fabriqués de toutes pièces” 

Le lendemain, trois activistes sont arrêté·es et accusé·es d’ association de malfaiteurs dans le but d'incendier un établissement diplomatique et d'agresser des agents de police”

“C’était une scène horrible. Les policiers ont enfoncé la porte, j’ai levé les mains, mais ils m’ont frappé et traîné devant mes deux jeunes enfants, qui pleuraient [..]."

“Je n’avais jamais vécu une perquisition d’une telle violence, même sous Ben Ali”, témoigne l’activiste Wael Naouar, dans un entretien accordé à Nawaat. L’interrogatoire dure plusieurs heures, mais les trois activistes sont finalement relâché·es, suite à la pression populaire et médiatique, selon eux.  

Depuis, les interrogations et les poursuites des activistes pro-palestinien·nes se multiplient. Sept affaires, impliquant une dizaine d’activistes, sont parvenues aux mains des forces de l’ordre au cours du mois d’octobre. Dans trois de ces affaires, les accusations portent sur des publications sur les réseaux sociaux, appelant à soutenir la résistance palestinienne, ou à resserrer les activités des ambassades pro-israéliennes. Trois autres concernent des appels au boycott, inscrits sur des affiches publicitaires, ou dans des tracts distribués dans la rue.

Depuis septembre 2022, Ghassen Ben Khelifa, journaliste et militant pro-Palestine, est poursuivi dans le cadre d’une affaire concernant des publications diffamatoires sur une page Facebook. Ces publications s’attaquaient à des individus, mais également à la présidence. L’administrateur de la page a été appréhendé par la police et a lui-même avoué être responsable de ces publications, mais l’affaire reste en cours.

“C’est une affaire fabriquée de toutes pièces, c’est pour cela qu’on pense que ça peut être lié à mon engagement pour la cause palestinienne”, affirme Ben Khelifa. Une audience a eu lieu le 19 octobre, et l’annonce du jugement, prévue pour le 22 novembre, aura finalement lieu en janvier 2025. 

Une répression récente

Dès 2019, lors de sa campagne électorale, Kaïs Saïed affirme soutenir la cause palestinienne et que toute normalisation avec Israël, serait “une haute trahison . Ce soutien est réitéré, suite au 7 octobre 2023, dans un communiqué officiel de la Présidence de la république, exprimant “son soutien total et inconditionnel au peuple palestinien”, et invitant à “reconnaitre le droit à la résistance légale contre l’occupation”. Une position qui tranche avec la politique étrangère de la Tunisie sous Ben Ali ou Bourguiba. 

Pourtant, les activistes affirment n’avoir jamais subi autant de pressions. “Il y a eu un changement clair après les dernières élections [ndlr : le 6 octobre], venant essentiellement des forces de l’ordre. Les policiers viennent, arrêtent quelqu’un, il est relâché, mais l’affaire le suit comme une épée de Damoclès”, explique Ghassen. 

Pour certain·es militant·es, cette répression émane des forces policières, par volonté de contrôler la colère et la rue, mais également des ambassades de pays ayant exprimé leur soutien à Israël, qui ont été visées par des actions protestataires. “C’est la mentalité répressive des autorités qui voudraient fermer la parenthèse de ce qui reste des libertés et profiter de l’occasion pour que les gens aient peur et que les rues se vident”, affirme Ben Khelifa, qui soutient que cette répression s’inscrit dans une lutte régionale contre toute forme de résistance.

Tunis, 12 Octobre 2023. Une des nombreuses marches organisées quotidiennement depuis le début du génocide à Gaza. Poème du martyre Fathi Shaqaqi : "sont exprimés à travers le P, le L et le S, sont exprimés d'après toutes tes lettres, ô Palestine. Si j'ai pardonné ou si j'ai oublié."

Pour d’autres, cela révèle une volonté politique et structurelle de verrouiller toute forme de manifestation. “Saïed méprise la société civile et tout activisme politique. Ce qui était toléré sous les anciens régimes ne l’est plus aujourd'hui. C’est le message qu’il veut faire passer à la société civile”, explique Ahmed Abbes, mathématicien et secrétaire de l'Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP) en France. 

Sous les régimes de Ben Ali et de Bourguiba, des relations discrètes étaient alors entretenues avec Israël, qui ont cumulé avec l’ouverture d’un bureau de liaison en 1995. Les seules manifestations politiques autorisées étaient alors celles en faveur de la Palestine. “La solidarité avec la Palestine était alors la seule soupape pour la société civile tunisienne”, précise Abbes. 

Pourtant, en 2008, la cause palestinienne va servir de laboratoire de mobilisation, et va permettre aux activistes de se structurer et de s’organiser, préparant la révolution. Ben Ali va alors tenter en vain de discréditer les manifestant·es et de récupérer la mobilisation, afin de “contenir le mécontentement populaire qui pourrait très rapidement se retourner contre lui”, selon les auteurs Larbi Chouikha et Vincent Geisser.

Au-delà du discours officiel

Après 2011, les relations diplomatiques sont interrompues et la mobilisation populaire perd de son élan. “Depuis 2011, beaucoup de Tunisiens considèrent la solidarité avec la Palestine comme allant de soi, surtout que la Tunisie n’entretient pas de liens avec Israël. Ils sous-estiment cependant l’importance symbolique de manifester massivement”, poursuit Abbes.

“Aujourd’hui, beaucoup de personnes pensent que le président soutient la cause, qu’on n’a aucun lien avec Israël et qu’il n’y a donc rien à faire. Aussi, après un an de guerre télévisée et de massacres quotidiens filmés en direct, beaucoup sont fatigués et se sentent impuissants. Ils préfèrent donc ne plus y prêter attention”, explique Ben Khelifa, qui dénonce également un recul de conscience politique. 

Ainsi, au-delà de la poursuite des activistes, l’absence de mesures concrètes pour soutenir la Palestine économiquement et à l’échelle internationale semble contredire le discours officiel. 

Tunis, 30 Mars 2024, Journée de la Terre palestinienne. Le slogan indique :  “Le peuple réclame la criminalisation de la normalisation”. 

En réalité, les relations économiques se poursuivent. En 2023, Israël importait l’équivalent de 20,000 USD de produits tunisiens, d’après le centre de commerce international, principalement des vêtements et accessoires. Au-delà de la campagne menée pour le boycott de Carrefour, au moins neuf autres compagnies présentent en Tunisie, profitent de l’occupation israélienne, d’après le centre de recherche Who Profits et la liste de l’ONU.  

“On ne peut rien faire contre ces compagnies, parce qu’il n’y aucune loi qui criminalise ces relations. On ne peut pas porter plainte. Si ces relations économiques s’intensifient, on ne pourra rien faire”, explique l’avocate de l’un des activistes. 

Plus de cinq projets de lois visant à criminaliser la normalisation ont été proposés au Parlement tunisien depuis 2011, principalement par opportunisme politique”. Plus récemment, en novembre 2023, une proposition de loi pour criminaliser les relations avec Israël avait été retirée du Parlement, suite à une déclaration de Saïed, car elle représenterait une menace pour “la sécurité extérieure du pays”. Il avait alors déclaré que toute relation avec Israël est une haute trahison et que les accusé·es pouvaient être poursuivi·es selon l’article 60 du Code pénal. 

“Toute la propagande autour de l’article 60 sur la haute trahison n'a aucun sens et ne peut pas être appliquée juridiquement. Il faut un article de loi spécifique et détaillé comprenant toutes les formes de normalisation”, dénonce l’avocate. 

Le retrait de cette dernière loi, qui en réalité néglige la normalisation des appareils étatiques et des grands investisseurs, pour s’attaquer aux individus, reflète les contradictions entre le discours et la réalité. “L'arrêt de ce projet de loi illustre un reniement complet des engagements de Saïed envers la Palestine. Il semble avoir compris qu’il avait besoin de soutiens internationaux, comme celui de Meloni, fervente sioniste, pour garantir la survie de son projet politique. La cause palestinienne a été sacrifiée”, déclare Abbes.

"Il n’y avait pas de réelle volonté politique de faire passer cette loi. On est dans un pays dépendant structurellement, surtout au niveau économique. Le discours et les pratiques concernant la Palestine se contredisent complètement”, dénonce Ben Khelifa.

Sur le plan international, très peu d’actions concrètes ont été menées pour faire respecter les droits des Palestiniens. “Nous aurions pu poursuivre Israël devant les instances internationales ou, au minimum, soutenir la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud. Mais Saïed préfère les annonces martiales creuses aux actions concrètes. Il n’a jamais rien fait pour la Palestine”, conclut Ahmed Abbes.

Enfin, en un an de génocide, la Tunisie a seulement acceuilli 83 blessé·es Palestinien·nes, venant de Gaza. 

“Saïed est un hypocrite sur la Palestine et son inaction, au nom du maintien de bonnes relations avec les oppresseurs de la Palestine et de la préservation de son pouvoir illégitime, nuit non-seulement les Palestiniens, mais aussi les Tunisiens”, dénonce l’écrivain et académicien Haythem Guesmi.