En France, “soutenir la Palestine fait de nous des terroristes”

Depuis plusieurs jours, la politique occidentale en soutien à Israël, et notamment celle de la France, fait réagir aux quatres coins du monde. En choisissant d’instrumentaliser le conflit et d’interdire les manifestations en soutien de la Palestine, le ministre de l'Intérieur français Gérald Darmanin se positionne en première ligne dans une politique qui fait peser une menace d’abord sur le droit fondamental de manifester, et par la même occasion sur les étranger·es, qu’il menace d’expulser et qui se sentent désormais en danger.
Par | 26 Octobre 2023 | reading-duration 7 minutes

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Alors qu’Israël mène des frappes intensives et incessantes sur la bande de Gaza causant la mort de milliers de civil·es, les rassemblements de soutien à la Palestine ont d’abord été systématiquement interdits en France. Il a fallu attendre le 22 octobre pour qu’une manifestation soit autorisée.

Dans un message télégramme adressé aux préfets, Gérald Darmanin a déclaré que “les manifestations pro-palestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites.” Depuis, des dizaines de personnes ont été verbalisées pour le simple fait d’avoir manifesté. Certain·es sont même allé·es en garde à vue pour apologie du terrorisme. 

“J’étais sur place à Paris pour apporter mon soutien. Il y avait beaucoup de présence policière, au début ils ne disaient rien puis ils ont commencé à mettre des amendes à tout le monde. J’ai dû payer 135€ alors que je n’ai rien fait d’autre que d’apporter mon soutien”, témoigne Rania*, étudiante à Paris depuis deux ans. 

Manifestation en soutien à la Palestine à Paris, le 22 octobre 2023. Crédit photo : Timothée Forget

Le droit de manifester menacé 

Pour le président d’Amnesty International France Jean-Claude Samouiller, “l’interdiction en France de toutes les manifestations de soutien aux Palestiniens constitue une atteinte grave et disproportionnée au droit de manifester”. Il rappelle également qu'une interdiction de manifester “ne peut être envisagée qu’en dernier recours, si elle est motivée par une menace spécifique et s’il est démontré qu’aucune autre mesure moins restrictive ne pourrait permettre de garantir l’ordre public.”

Pendant ce temps, dans le monde entier, les manifestations de soutien au sort des Palestinien·nes se multiplient. À New-York, Tokyo ou Sydney, des milliers de manifestant·es sont venu·es apporter leur soutien contre le génocide perpétré à l’encontre des Palestinien·nes. En Europe, plus de 100.000 personnes ont marché samedi 21 octobre à Londres pour réclamer la fin de la guerre à Gaza. 

La France et l’Allemagne- dont la capitale Berlin possède la plus grande diaspora palestinienne d’Europe - ont adopté une posture similaire et catégorique, malgré l’opposition à ces interdictions par le Conseil d'État en France. Cette décision s’inscrit dans la continuité d’autres déclarations officielles, comme en 2016, quand Manuel Valls, Premier ministre de l’époque, déclarait que les mots antisionisme et antisémitisme étaient synonymes, entretenant une confusion entre la lutte contre les abus de la politique israélienne et l’antisémitisme.

Pour Pierre Stambul, porte-parole de l’Union juive française pour la paix (UJFP), le non-respect des libertés fondamentales s’inscrit dans un contexte global, qui a commencé avec “la répression des gilets jaunes, les violences contre les migrants, et les crimes policiers impunis.” “La France est en train de devenir un pays ‘illibéral’ comme la Hongrie où la Turquie où les libertés fondamentales sont violées”, dénonce-t-il à inkyfada.

Selon le militant, “la tentative de criminaliser le soutien à la Palestine et l'antisionisme, d'interdire les manifestations et de mettre en garde à vue les militants, est un pas supplémentaire. La France soutient inconditionnellement un gouvernement suprémaciste d'extrême droite qui commet des crimes contre l'humanité.”

Cette mesure est également considérée comme une “violation sérieuse et manifestement illégale d'un droit fondamental, à savoir la liberté de manifester” selon le Comité Action Palestine. Le gouvernement avait d’ailleurs tenté de dissoudre cette association en 2022, mais le Conseil d'État avait suspendu ce décret. Le jour même de cette décision, le Comité Action Palestine a saisi le tribunal administratif d'un référé-liberté, dans le but de laisser les manifestations se dérouler.

Le mercredi 18 octobre, le Conseil d’Etat a tranché et a considéré que la consigne de Beauvau aux préfets, envoyée par télégramme, “ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation et à la liberté d’expression.”

Pour les manifestations, il demande d’examiner au “cas par cas” mais ajoute “qu’aucune interdiction ne peut être fondée uniquement sur ce télégramme ou sur le seul fait que la manifestation vise à soutenir la population palestinienne.” Avec cette décision, les manifestations ont pu être autorisées et avoir lieu sous un important dispositif de sécurité, comme à Paris dimanche 22 octobre. 

En prenant cette mesure, la France et les autorités allemandes se démarquent en Europe en étant les seules à interdire purement et simplement les manifestations en soutien à la Palestine. Alors que Giorgia Meloni s’est rendue en Israël pour s’entretenir avec Benjamin Netanyahu, le ministre des Affaires étrangères de son gouvernement d’extrême droite Antonio Tajani a émis des critiques à l'égard de la décision française. “La France fait ses propres choix, mais interdire les manifestations dans un pays démocratique ne me semble pas être juste”, a-t-il déclaré.

Sous un important dispositif policier, plusieurs milliers de personnes manifestent en soutien à la Palestine à Paris, le 22 octobre 2023. Crédit photo : Timothée Forget

“Évidemment que j’ai peur”

Dans le télégramme sur l’interdiction des manifestations, Gérald Darmanin a recommandé d'interpeller les manifestant·es en donnant comme consigne de fermeté aux préfets que “toute personne interpellée devait être présentée évidemment devant l’autorité judiciaire” tout en visant spécifiquement les étranger·es.

“S’agissant de personnes qui ne seraient pas de nationalité française et quel que soit leur statut, que nous procédions au retrait le plus immédiat de leur titre de séjour et l’expulsion immédiate également.” 

Les récentes déclarations de Gérald Darmanin concernant le durcissement des conditions de séjour pour les étranger·es considéré·es comme “dangereux·ses”', suscitent des inquiétudes pour de nombreuses personnes possédant un titre de séjour, bien qu'elles soient en parfaite légalité. Depuis plusieurs jours, la tournée médiatique du ministre de l'Intérieur français qui multiplie les discours visant à promouvoir sa loi immigration, instaure un climat anxiogène pour les étrangers dont de nombreux·ses Tunisien·nes. 

Parmi eux, Sana*, tunisienne résidant en France depuis plusieurs années. Travaillant dans un hôpital de Normandie, elle explique ne plus pouvoir allumer la télévision sans angoisser.

“Les chaînes d’infos répètent la même chose en boucle. Évidemment que j’ai peur pour mon titre de séjour. C’est bête à dire mais je me sens observée, jugée et rejetée en permanence. Quand mes collègues parlent de la situation en Palestine, je tourne la tête, j’ai peur de donner mon avis.”

Ainsi, Gérald Darmanin a clairement exprimé la volonté du gouvernement de retirer les titres de séjour des auteurs étrangers d'infractions antisémites ou d'apologie du terrorisme, et de les expulser du territoire sans délai. En jouant avec la notion d’antisémitisme ou d’apologie au terrorisme, le ministre de l’Intérieur français se laisse donc la liberté d’expulser des étranger·es qui ont commis des actes antisémites ou terroristes seulement selon sa propre vision, puisqu’il n’est en réalité pas possible à partir d’une base légale de qualifier une manifestation pro-Palestine de rassemblement antisémite ou terroriste, qui constituerait un acte contraire aux principes de la République.

Selon l’avocate au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation Isabelle Zribi, le principe demeure en effet trop vague. “À mon sens, la notion d’atteintes graves aux principes de la République, qui est trop vague, méconnaît l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi et le principe de sécurité juridique.”

Pour Pierre Stambul, il faut ajouter un contexte historique à la décision du gouvernement de vouloir appliquer de telles sanctions. “En France, la parole n'a jamais été dite sur le sinistre passé colonial. Cette histoire refoulée participe à la répression des immigrés et à la libération de la parole raciste.”

“C'est la même Europe ultralibérale qui soutient Netanyahu et laisse les migrants se noyer en Méditerranée”, conclut-il.

Manifestation en soutien à la Palestine à Paris, le 22 octobre 2023. Crédit photo : Timothée Forget

De la répression, partout

En France les mesures répressives et les prises de parole du gouvernement contre les soutiens à la cause palestinienne se multiplient. Entre interdictions de manifestations, arrestations de militant·es, menaces de dissolution, saisine du procureur de la République pour apologie du terrorisme, tout est fait pour faire taire les soutiens de la Palestine, et de créer un tabou général dans les médias. 

Certain·es journalistes ont témoigné à inkyfada être empêché·es de traiter correctement la question palestinienne à cause de consignes, soit par crainte , soit par prise de position, clairement assumée. Au sein du groupe Altice par exemple, qui comprend BFMTV et RMC Sport, la consigne est simple. “On a reçu un premier mail interne d’Arthur Dreyfuss qui nous rappelait l’importance d’Israël pour Drahi. Ensuite une personne de la direction est venue nous dire qu’on devait systématiquement écrire Israël avant Palestine dans nos sujets, car ce sont eux les victimes”, confie un journaliste à inkyfada

Le 9 octobre, tou·tes les employé·es du groupe Altice reçoivent ce mail qui souligne l’importance d’Israël pour le groupe. Pendant ce temps, Netanyahu a déjà riposté et continue d'ordonner des frappes sur Gaza.

Chez Radio France, même son de cloche. Lorsque les dirigeants ont convoqué chaque présentateur d’émission, le message est clair : personne ne parle du conflit, hormis “sur France Inter et quelques émissions d’actualités”. “On nous a appelé à l’extrême prudence et dit de ne choisir aucun camp sous peine de sanction”, nous glisse une présentatrice présente à la réunion.

Après avoir publié un tract de soutient à la Palestine, deux militants de la CGT du Nord ont passé sept heures en garde à vue pour “apologie du terrorisme” et  “incitation à la haine”.

Dans le tract intitulé “La fin de l’occupation est la condition de la paix en Palestine”, le texte dit apporter “son soutien au peuple palestinien en lutte contre l’État colonial d’Israël”. Un message qui ne passe pas : des “unités d’intervention spéciales composées de fonctionnaires de police cagoulés” les ont arrêtés à 6 heures du matin, comme dénoncé dans un communiqué.

“Personne ne sait ou Mariam pourrait être expulsée”

Peu de temps après, les consignes de Gérald Darmanin ont été appliquées à la lettre. Alors qu'elle était attendue à Toulouse pour donner une conférence sur la condition féminine à Gaza, la militante palestinienne Mariam Abu Daqqa a été arrêtée, lundi 16 octobre. Pierre Stambul, avec qui elle se rendait vers la gare de Marseille, témoigne de la scène à inkyfada.  “Après cinq jours à Marseille et Martigues, on quittait mon domicile pour aller à la gare. La police nous a interceptés, nous a montré les deux avis d’expulsion écrits par Darmanin. Un texte incroyable qui mélange tout : l'attentat d'Arras, Georges Abdallah, le terrorisme…”

Plus inquiétant encore, rien ne mentionne dans l’avis d’expulsion le lieu où Mariam Abu Daqqa pourrait être expulsée. “Mariam est à Marseille, assignée à résidence dans un hôtel la nuit et avec des amis le jour. Elle était très heureuse de venir pour la première fois en France. Personne ne sait où elle va aller. Elle est très touchée par tous les solidaires qui la soutiennent et très en colère contre le gouvernement français”, admet Pierre Stambul.

De plus, alors qu'elle devait se rendre le 9 novembre à l'Assemblée nationale sur invitation de La France Insoumise pour la projection du film Yallah Gaza, dans lequel elle joue un rôle, Yaël Braun-Pivet, présidente de l'Assemblée s'était fermement opposée à sa venue. "Donner la parole à une personne membre d’une organisation terroriste à l’Assemblée nationale donnerait une tribune à la violence, à la haine et porterait une atteinte grave à nos principes démocratiques, plus encore eu égard à la situation actuelle au Proche-Orient", a-t-elle justifié dans un communiqué.

Vendredi 20 octobre, le tribunal administratif de Paris a cependant suspendu l'arrêté d'expulsion la visant, estimant que “le ministre de l'Intérieur a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'expression et à la liberté d'aller et venir de Mme Abou Daqqa”, donnant une fois de plus, tort à Gérald Darmanin. 

En attendant, des milliers d’étranger·es dont la diaspora tunisienne se sentent vulnérables . “Soutenir la Palestine fait de nous des terroristes”, résume Omar*, un Franco-Tunisien installé en France depuis plus de 20 ans. Son collègue Tahar*, opine. Le jeune homme est serveur dans un restaurant dans le nord de Paris et le climat actuel ne lui permet pas d’envisager un avenir serein dans l’Hexagone. “Parfois je pense à rentrer, mais ce serait trop la honte. Je deviendrai Tahar, celui qui a échoué en France. Et puis au niveau financier ma famille et mes amis ont besoin de moi donc je vais me battre. Mais je sens qu'on n'est pas les bienvenus ici…”