À l'heure de la pause, les étudiant·es quittent les salles de classe pour se rendre dans la cour. Amira, une infirmière de 24 ans envisage d'émigrer en Allemagne, car elle estime qu'elle doit gagner plus d'argent pour subvenir aux besoins de sa famille.
En réponse à une grave pénurie de personnel médical, l'Allemagne recrute activement des professionnel·les de la santé provenant du monde entier. Des responsables politiques se sont déplacé·es dans des pays tels que le Brésil, le Vietnam et le Maroc pour
promouvoir le marché du travail allemand.
La Tunisie est devenue un fournisseur majeur de personnel infirmier, notamment après l’adoption, en 2020, d’une nouvelle loi allemande sur la migration des travailleur·ses qualifié·es. En 2023, 2060 visas de travail ont été délivrés pour les infirmier·es tunisien·nes, d’après le ministère fédéral allemand des Affaires étrangères, ce qui fait de la Tunisie le deuxième fournisseur de personnel médical de l'Allemagne, en dehors de l'Union européenne.
Une nouvelle loi a été adoptée l'année dernière dans le but d'accélérer le processus de migration pour les travailleur·ses de la santé. Néanmoins, la procédure prend encore au moins un an, à condition que tous les documents soient valides et correctement soumis. Ce processus, à la fois long et coûteux, pèse sur les infirmier·es tunisien·nes, sur le plan financier et moral.
Un labyrinthe bureaucratique
Avant de pouvoir travailler en Allemagne, Amira doit soumettre ses références professionnelles à l’Office de l’immigration. Elle doit également commencer des cours de langue. Les infirmier·es doivent obtenir un certificat de niveau B2 en allemand, attestant d'une bonne maîtrise de la langue. Si certaines réussissent à atteindre ce niveau en un an, cela nécessite généralement plus de temps.
En retour, elle reçoit une notification de déficit (Defizitbescheid) qui détaille les qualifications qu'elle doit acquérir avant d'être reconnue apte à travailler en Allemagne. Pour être pleinement reconnue en tant qu'infirmière, cette jeune femme de 24 ans doit ensuite passer un examen visant à évaluer ses compétences.
En parallèle, Amira doit demander un permis de travail, grâce auquel elle pourra exercer en tant qu'aide-soignante en Allemagne jusqu'à ce qu'elle réussisse l'examen. Pour obtenir ce document, elle doit de nouveau soumettre ses références à différentes autorités allemandes.
Pour mener à bien toutes ces démarches, Amira, comme beaucoup d'autres, a fait appel à une agence. "Je suis vraiment heureuse d'avoir eu recours à une agence. Sans elle, je me serais perdue", confie-t-elle. Toutes ces démarches administratives, dont la plupart ne sont disponibles qu'en allemand, sont difficiles à gérer en plus des trente-huit heures de travail hebdomadaires d'Amira et de ses cours d'allemand quotidiens.
Les agences de recrutement, un secteur en plein essor
Dans un petit café à Hanovre, Aymen, un kinésithérapeute de 26 ans, parcourt les milliers de messages échangés avec son agence de recrutement. Lorsqu'il a choisi cette agence il y a trois ans, il était, selon lui, "jeune et inexpérimenté". Les avis positifs partagés dans les groupes Facebook l'ont incité à tenter sa chance. Après deux années éprouvantes et 2500 euros investis, il est enfin arrivé en Allemagne.
De nouvelles agences de recrutement émergent un peu partout en Tunisie, chacune offrant une variété de services : cours d'allemand, traduction de documents et même coaching pour les candidatures. Bien qu'il y ait constamment de nouvelles entreprises qui se lancent, la qualité de leurs services peut varier considérablement.
En septembre 2019, le ministère tunisien du Travail a révoqué les licences de deux agences de recrutement tunisiennes en raison de fraudes, d'extorsion et de la vente de fausses offres d'emploi. Pour éviter de telles pratiques dans le secteur, la loi interdit désormais de facturer des frais aux travailleur·ses. Il est conseillé aux professionnel·les qualifiés de collaborer uniquement avec des agences agréées, dont le nombre s'élève actuellement à 48.
En dépit de ces réglementations, de nombreuses agences de recrutement en activité ne bénéficient ni de reconnaissance ni d'agrément officiel. Certaines ne sont même pas établies légalement dans le pays, tandis que d'autres se présentent comme des cabinets de conseil, et certaines encore exercent sans être enregistrées.
Les récits d'escroqueries et d'arnaques sont courants. Certaines agences demandent des frais exorbitants, tandis que d'autres imposent des contrats qui rendent les travailleurs dépendants, les menaçant de lourdes pénalités s'ils décident de rompre l'accord. Dans les cas les plus extrêmes, une fois le paiement effectué, le travailleur ne revoit jamais l'agence.
Trouver une agence de confiance s'avère compliqué. Les avis et témoignages en ligne varient considérablement, certains se contredisant ou sont émis par les agences elles-mêmes. Cela pousse de nombreuses personnes à remettre en question la fiabilité de ces structures.
Aymen ignorait que l'agence n'était pas enregistrée en Tunisie. Même s'il en avait eu connaissance, il reconnaît que “cela n'aurait peut-être pas eu d'importance à l'époque”. Son unique préoccupation était de rejoindre l'Allemagne le plus vite possible.
L'agence a tiré parti de cette situation en demandant des paiements supplémentaires qui n'avaient pas été prévus au départ. Il n'a jamais eu de reçus pour ses paiements, qu'il devait remettre en espèces—souvent dans une enveloppe à une femme inconnue
dans la rue, au lieu de le faire directement au bureau de l'agence.
Nouvelle législation, mêmes enjeux
La nécessité de réformer le processus de recrutement est devenue évidente pour les législateurs allemands. En janvier de cette année, l'Office fédéral allemand des statistiques a annoncé qu'il faudrait jusqu'à 700 000 infirmièr·es supplémentaires au cours des 25 prochaines années. La situation est critique et suscite l'inquiétude des hommes politiques et des employeurs allemands.
Les travailleur·ses étranger·es qualifié·es représentent un atout pour l'économie allemande. Ils et elles contribuent à "garantir la prospérité de l'Allemagne", déclare Nancy Faeser, la ministre allemande de l'Intérieur, qui a introduit une nouvelle loi sur les politiques d'immigration visant à attirer la main-d'œuvre qualifiée en juillet 2023. Cette loi, entrée en vigueur en novembre dernier, a pour objectif d'attirer des professionnels qualifiés sur le marché du travail allemand en mettant l'accent sur la rapidité et l'efficacité des procédures.
Cette infographie présente l'évolution du nombre de visas de travail accordés aux infirmières tunisiennes en Allemagne entre 2020 et 2024, soulignant une hausse marquée en 2023.
La loi permet aux étranger·es de prouver leur expérience professionnelle pour entrer dans le pays et commencer à travailler sans devoir passer par une procédure de reconnaissance de certificats prolongée. Elle introduit également une "carte des opportunités" (Chancenkarte), un système de points qui permet aux candidat·es de cumuler des points en fonction de leurs diverses expériences professionnelles. Si un·e candidat·e atteint un seuil de points suffisant, il ou elle obtient la permission d'entrer dans le pays pour y rechercher un emploi.
Ce qui paraît séduisant en théorie est terni par de nombreux obstacles. “Aucune stratégie efficace n’a été développée pour évaluer l’expérience professionnelle individuelle”, déplore Kolb. De plus, la diversité des parcours des candidat·es complique leur classification dans des secteurs d’activité adéquats. Selon M. Kolb, les administrateurs allemands pourraient rencontrer des difficultés croissantes à gérer le volume important de demandes à l’avenir.
En attendant, il est même difficile d’estimer combien de personnes utiliseront la carte des opportunités. “Si vous répondez aux critères pour obtenir cette carte, il est possible de choisir une autre option d’entrée”, explique Martin Varga, juriste au département de l’emploi et de la migration des travailleurs qualifiés, au sein de la Confédération allemande des syndicats. (Deutscher Gewerkschaftsbund, DGB).
Une alternative consiste, par exemple, à entrer directement en contact avec un employeur allemand, évitant ainsi le processus laborieux de reconnaissance de l’expérience professionnelle, souvent jugé complexe et chronophage. Grâce à la nouvelle loi, les travailleur·ses peuvent emprunter cette voie pour entrer plus rapidement dans le pays, sans attendre la notification de déficit. Dans ce cas, l’employeur prend en charge le nouvel employé, lui permettant de commencer à travailler pendant que les formalités administratives sont en cours.
Cependant, cette réglementation présente aussi des inconvénients. Étant donné que le visa est lié à l’emploi, un·e travailleur·se qui perd son poste et ne parvient pas à en trouver un autre rapidement pourrait se voir retirer son droit de séjour en Allemagne.
Bien que la recherche d’un emploi en tant qu’aide-soignant soit supposée être facile en Allemagne, obtenir un rendez-vous avec l’Office de l’immigration peut s’avérer difficile. En raison d’un manque de personnel, les délais d’attente pour obtenir un rendez-vous peuvent être très longs. Cette situation accorde aux employeurs un pouvoir considérable sur leurs employé·es, un pouvoir susceptible d’être exploité.
Les réformes apportées par le nouveau projet de loi ne s’appliquent pas à la majorité des professions réglementées, y compris le secteur des soins infirmiers, où l’Allemagne tente désespérément d’attirer davantage de travailleur·ses, comme le note Kolb. Ce dernier remet en question l’efficacité du projet de loi pour augmenter le nombre d’employé·es qualifié·es recruté·es à l’étranger, car il ne traite pas des deux principaux obstacles : les démarches bureaucratiques liées au visa et à la reconnaissance des qualifications.
"Pour les demandeurs d'emploi, le processus demeure globalement inchangé", résume Kolb.
Cela implique que les agences de recrutement continueront vraisemblablement à exercer un contrôle sur l’accès à l’Allemagne. La nouvelle loi ne régule pas ces agences, leur permettant ainsi de maintenir leurs bénéfices tirés de l'expansion du secteur de la migration de la main-d'œuvre qualifiée, alimenté par la détérioration des conditions économiques en Tunisie. Même ces agences peinent avec la complexité bureaucratique, sous-estimant fréquemment les difficultés à surmonter.
Contrôle des agences de recrutement
Le nombre d'agences de médiation entre la Tunisie et l'Allemagne demeure incertain, car ces structures ne sont pas obligées de s'enregistrer en Allemagne. En conséquence, il est quasiment impossible de superviser leur activité.
L’un des rares mécanismes de contrôle est un label de qualité introduit en 2021, intitulé “Faire Anwerbung Pflege Deutschland” (Recrutement Équitable Soins Allemagne). Ce label a pour objectif de garantir “un recrutement éthiquement justifié et une plus grande transparence” dans les activités quotidiennes des agences de recrutement qui choisissent volontairement d'obtenir cette certification.
Une cinquantaine d'agences détiennent actuellement le label et s'engagent à respecter ses exigences en matière de recrutement éthique.
Cela inclut notamment le “principe de l'employeur-payeur”, qui interdit de facturer des frais aux travailleurs, y compris pour les cours de langue et la traduction de documents.
Si une agence collabore avec d’autres entreprises, comme des écoles de langues, elle doit veiller à ce que les normes soient respectées à chaque étape de la chaîne de services. “Pour assurer le suivi, nous avons mis en place une vérification par échantillonnage aléatoire et nous examinons l'historique des documents des candidats”, explique Ann-Christin Wedeking, responsable du bureau de l'Association pour la qualité qui attribue le label. “Les travailleurs sociaux en lien avec une agence certifiée peuvent nous contacter à tout moment pour soumettre leurs plaintes.” Cependant, elle admet que le label reste peu connu, soulignant ainsi la nécessité de sensibiliser les pays d'origine.
Bien que le label représente un progrès vers des pratiques de recrutement plus éthiques, il ne répond pas pleinement aux réalités du secteur. Pour lutter contre l'exploitation, la question de l'instauration d'un mécanisme de contrôle obligatoire des agences devrait être posée. “Nous avons été très clairs sur le fait que le volontariat n'est d'aucune utilité”, déclare Varga, en se référant à une prise de position de la DGB (Confédération syndicale allemande) datant de 2021 et concernant le label.
“Entre-temps, les grands acteurs ont obtenu le label, mais, à notre connaissance, la majorité des activités de recrutement sont assurées par de petites entreprises, dont le siège se trouve soit dans le pays, soit à l'étranger.”
Treize agences répertoriées recrutent en Tunisie, et la plupart d’entre elles sont des grandes structures, ce qui n’a rien de surprenant : pour obtenir le label, une agence doit régler 5100 € (~17 000 dinars) pour couvrir les frais d’inspection. Afin de conserver ce label éthique, l’agence doit se soumettre à un nouveau contrôle tous les deux ans, ce qui représente un coût supplémentaire de 5100 €. Toutefois, étant donné que de nombreuses agences sont de petites entreprises, la plupart d’entre elles fonctionnent sans ce label.
Dès 1997, l'Organisation internationale du travail (OIT) a élaboré un ensemble de lignes directrices pour des pratiques de recrutement équitables, qui a servi de modèle à de nombreux pays européens dans la régulation du recrutement de main-d'œuvre.
Cependant, à ce jour, l'Allemagne n'a pas ratifié ces lignes directrices. Selon une demande parlementaire, cela s'explique par les frais de courtage, que les directives de l'OIT interdisent.
La loi allemande permet de facturer jusqu'à 2000 € (6 700 dinars) pour les services de recrutement. À titre de comparaison, un·e aide-soignant·e tunisien·ne ayant une expérience professionnelle gagne environ 1 400 dinars par mois.
Faire payer les travailleur·ses pour le processus de recrutement permet aux agences de réduire leurs coûts et d'offrir des services de recrutement moins chers aux employeurs. Si cela diminue les risques pour les agences et les employeurs, cela impose cependant une charge supplémentaire aux employé·es.
“Les risques économiques seront donc transférés à la personne migrante, qui représente le maillon faible de cette relation”, déclare Martin Varga.
“C’est logique, d’un point de vue économique, mais d’un point de vue moral, les agences ne devraient pas être autorisées à le faire.” Varga estime que la réglementation des agences de recrutement est une mesure essentielle pour protéger les travailleur·ses étranger·es.
Le tri des migrant·es
Amira et Aymen travaillent désormais en Allemagne. Amira a réussi son examen et est désormais une infirmière reconnue. Elle s'adapte bien à sa nouvelle vie, ce qui la surprend : “Je ne m’y attendais pas, j’avais tellement peur”. Le mois précédant son départ, Amira pleurait souvent, accablée par l'idée de quitter sa famille et de voyager si loin de chez elle. Aujourd'hui, elle reste en contact avec ses proches par téléphone et a retrouvé une ancienne camarade de classe, infirmière dans une ville voisine depuis plusieurs mois. Les deux jeunes femmes se retrouvent régulièrement dans divers endroits de la région.
Aymen a rompu les liens avec son agence après les menaces de son patron. Il a pris en charge seul les démarches administratives complexes, trouvé un nouvel emploi et commencé une formation. Aujourd'hui, il se sent à l'aise avec la bureaucratie allemande : récemment, sa petite amie est arrivée en Allemagne pour travailler dans le secteur de la santé, et Aymen l'a aidée à naviguer dans le processus sans recourir à une agence.
La route vers l'Allemagne demeure semée d'embûches. Dans une optique plus globale, le processus complexe et les conditions d'entrée strictes semblent s'inscrire dans une stratégie politique plus large.
Avec un nouvel accord controversé entre l'Union Européenne et la Tunisie, qui accorde à cette dernière des prêts conséquents en échange de contrôles frontaliers renforcés, les pays européens poursuivent leur stratégie d'externalisation des frontières pour maîtriser l'immigration. Parallèlement, des pays comme l'Allemagne, la France et l'Italie, confrontés au vieillissement de leur population, sont de plus en plus dépendants de travailleur·ses qualifié·es dans le secteur de la santé, notamment des médecins et des infirmièr·es.
Afin de permettre l'entrée et l'intégration de migrant·es qualifié·es, les pays européens cherchent à assouplir les réglementations de manière sélective, facilitant l'arrivée des “bons” migrants tout en restreignant celle des “mauvais”. Toutefois, cette stratégie occulte les répercussions de la fuite des cerveaux, particulièrement dans des pays comme la Tunisie, où les difficultés économiques depuis 2011 ont lourdement affecté le secteur de la santé publique.
Si les conditions d'émigration des professionnel·les formé·es demeurent secondaires pour les responsables allemands, ces derniers peuvent se reposer sur le fait que de nombreux·ses soignant·es tunisien·nes n'ont d'autre choix que de quitter leur pays en raison de la situation économique.