IrpiMedia | Les accords migratoires avec l'Italie, vus d'Albanie

En Albanie, le Premier ministre Edi Rama signe un accord controversé avec l’Italie concernant l’ouverture d’un centre pour migrant·es intercepté·es en Méditerranée. En réponse, ses opposant·es critiquent ses choix politiques et questionnent ses motivations.
Par | 06 Novembre 2024 | reading-duration 7 minutes

Le lieu n’est pas difficile à trouver : c’est l'un des resorts les plus médiatisés et exclusifs de la région. Depuis la chute du régime dans les années 1990, Shëngjin, en Albanie, s’est réinventée comme destination prisée des familles albanophones du Kosovo, remplissant la baie chaque été.

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Un offre immobilière adaptée à tous les budgets s’est développée. Le resort Rafaelo en est l’un des exemples les plus connus, avec ses gardes à l’entrée, ses piscines et son accès privé à la mer. On y accède en traversant un parc, orné d'une reproduction de la statue de la Liberté, un symbole typique de la culture populaire albanaise post-communiste.

Ce qu'on imagine moins, c'est de croiser Sayed, ancien professeur de littérature anglaise à l'université de Kaboul.

“Quand les Américains et la coalition internationale sont arrivés en Afghanistan, chassant les talibans, ça ressemblait à un nouveau départ. J’ai accepté de collaborer avec eux en tant qu’interprète et traducteur", raconte-t-il, surveillant ses deux enfants qui jouent dans le parc du resort, " mais jamais je n’aurais imaginé que ça finirait comme ça, que je devrais fuir mon pays. Aujourd’hui, je suis ici. L’Albanie est un pays paisible, mais j’attends le visa pour les États-Unis. Je suis impatient de sortir de cette attente et de commencer une nouvelle vie.” - Sayed

Sayed fait partie des milliers d’Afghan·es qui, depuis 2021, sont hébergé·es ici aux frais du gouvernement américain. Après une fuite rocambolesque de Kaboul lors du retour des talibans, ceux et celles qui ont réussi à partir l’ont fait avec leurs familles, dans le cadre d’un accord signé entre le gouvernement d’Edi Rama et l’administration américaine.

Après un séjour en Albanie, nécessaire pour déposer leur demande de visa américain, ils et elles devraient pouvoir partir. Mais pour certain·es, l’attente des documents s’est prolongée à deux ans, voire davantage. Beaucoup ont transité par ce lieu.

Le chiffre exact est incertain mais selon des sources locales de IrpiMedia, environ 800 personnes y résident actuellement, bénéficiant d'un logement, de repas pris en charge et d'une allocation hebdomadaire de 50 euros par membre de la famille.

Shëngjin et Gjader

En sortant du Rafaelo, à quelques minutes à pied, on atteint la zone du port, cédée au gouvernement italien dans le cadre des accords entre l'administration d'Edi Rama et celle de Giorgia Meloni.  

Contrôles à l'entrée, accès refusé, travaux en cours. Sourires, amabilité, comme si pour le personnel local, la patience était naturelle face aux journalistes.

La structure rappelle celles de Lampedusa, des Canaries, de Lesbos ou de Samos : une partie du port devient invisible derrière de hauts murs. À l’intérieur, des bâtiments pour l’enregistrement et une esplanade — visible depuis les hauteurs — où manœuvreront les bus.

Le processus est similaire à celui mis en place sur d’autres frontières du sud de l’Union européenne. Comme dans les îles grecques et espagnoles ou à Lampedusa, des sections du port sont isolées du reste de l'activité, avec des accès directs vers des centres situés dans des zones reculées, où les migrant·es deviennent invisibles.

Cette invisibilisation des personnes migrantes rassure les communautés locales, souvent dépendantes du tourisme. En échange, ces régions bénéficient de fonds européens destinés à financer ces infrastructures.

Une route sinueuse mène à l'ancienne base militaire de Gjader, vestige de la Guerre froide. Pistes d'atterrissage, casernes abandonnées, ruines et débris éparpillés dans le paysage. Un berger avec son troupeau et quelques vieux paysan·es haussent les épaules : aucune autorité ne les a informés de la construction de ce nouveau centre.

Comme ailleurs, ce centre, destiné à devenir une véritable structure d'accueil, sera isolé, distant de la vie locale et sous haute surveillance. Les personnes interceptées en Méditerranée et débarquées à Shëngjin y seront conduites, en attendant le traitement de leur demande d'asile.

À quelques kilomètres, deux mondes distincts. Pour Sayed, les problèmes sont l’ennui et la difficulté d'inscrire ses enfants dans un système scolaire lorsque l'on ne sait jamais quand on repartira. Il est libre de circuler, de se promener en ville ou à travers l’Albanie, si tant est qu'il ait une raison de le faire.

À l'inverse, pour les personnes interceptées en Méditerranée, les règles seront celles des centres des îles grecques, d'Italie ou d'Espagne. Bien qu’ils soient techniquement "ouverts", ces centres manquent de service. Les personnes, une fois dans ces installations isolées, n’ont d’autre choix que d’errer aux abords, sans réel contact avec l’extérieur.

Le contraste est frappant : les États-Unis louent un resort, marquant une forme de gratitude envers les Afghans qui ont collaboré avec eux, tandis que l'Italie finance un centre fermé, sans obligation envers les demandeurs d'asile.

Ce qui unit ces deux réalités, c’est la volonté de l’Albanie de se positionner en partenaire fiable aux yeux de la communauté internationale.

Les accords avec les États-Unis et l’Italie s'inscrivent dans une même stratégie diplomatique qu'Edi Rama mène depuis plusieurs années. Selon ses opposant·es, cette stratégie est loin d'être anodine et sert avant tout des intérêts de politique intérieure en Albanie.

Décoloniser le récit

Les différences de traitement entre les Afghans et les autres migrants peuvent sembler paradoxales, mais elles découlent d'une même approche, qui échappe pourtant souvent à une vision trop coloniale.

Décoloniser le récit suppose, entre autres, de se libérer de l’idée que seul l’agenda des États dits occidentaux compte.

Certes, Rama a accueilli des centaines d’Afghans à Shëngjin pour répondre aux attentes des États-Unis, et de nombreux autres migrants seront retenus à Shëngjin et Gjader pour satisfaire les intérêts italiens. La dimension stratégique de ces choix pour l’Albanie est souvent sous-estimée. Ils répondent même, dans une certaine mesure, aux intérêts personnels de Rama.

Les politiques d'externalisation des frontières de l’UE ne s’imposent pas dans le vide, mais s’adaptent et sont adaptées à des agendas spécifiques, souvent masqués par un récit eurocentré qui en obscurcit la lecture.

L’annonce de l’ouverture d’un centre de traitement des demandes d’asile, externalisé par l’Italie en Albanie, a par exemple suscité de vives polémiques tant du côté des oppositions italiennes que des organisations de défense des droits humains et des migrants.

La diaspora albanaise en Italie, notamment parmi les jeunes générations qui repensent les relations avec leur voisin d'outre-Adriatique, des accusations de "néo-colonialisme" se font entendre. Mais au-delà de ces critiques légitimes, il faut se demander ce que le gouvernement albanais gagne en prenant une décision attirant autant de controverses.

La réponse semble résider dans l’agenda international de Rama : le Premier ministre albanais mise sur son influence à l’international pour consolider sa position dominante dans le pays. Une qui commence à se fissurer.

Attaque contre le "système Rama"

“Tout le monde savait comment fonctionnait le ‘système Rama’ depuis plus d’une décennie. D’un côté, il n’y avait pas d’alternatives visibles ; de l’autre, la société albanaise entretient une relation avec le pouvoir encore marquée par l’ancien régime : ceux qui s’opposent en paient le prix. Ils perdent leur emploi ou se voient refuser des contrats. Alors tout le monde se tait”, explique un cadre de la municipalité de Tirana préférant garder l’anonymat à IrpiMedia.

Il s'exprime dans un restaurant très animé de Blloku, ancien quartier de la nomenklatura communiste, aujourd’hui cœur de la vie nocturne de la capitale :

"Et puis, quelque chose s’est grippé. La transition du pouvoir s’était faite sans heurts : Rama est passé de maire de Tirana à Premier ministre, laissant la mairie à son protégé Erion Veliaj. Tout fonctionnait bien, tous ceux qui gravitaient autour de lui en tiraient profit, jusqu’à l’arrivée d’Altin Dumani."

À la tête du parquet spécial national contre le crime organisé et la corruption (Spak), créée en 2019, Dumani est l’un des magistrats albanais les plus exposés dans la lutte contre les réseaux criminels albanais, implantés en Europe, et notamment en Italie. Il les combat en ciblant les revenus financiers issus du blanchiment des revenus des trafics illicites.  

Pour Dumani, la corruption est le maillon central à briser pour faire tomber le pouvoir des clans. Connu pour ses positions, il est convaincu que la prospérité soudaine du pays et le boom immobilier, qui a particulièrement transformé Tirana, sont le résultat des flux massifs de capitaux générés par les trafics illicites.  

Pour lui, il faut s’attaquer aux responsables publics facilitant l’intégration de capitaux "sales" dans le secteur immobilier et les marchés publics, qui permettent à ces fonds de devenir "propres". Selon lui, sans s’attaquer aux fonctionnaires publics qui facilitent cette transition, rien ne changera jamais dans le pays.  

Ces dernières années, les actions de Dumani et de la Spak ont pris la forme d’attaques ouvertes contre le “système Rama”, dont l’équilibre semble désormais vaciller.  

En décembre 2021, l’ancien ministre de l’Environnement, Lefter Koka, est arrêté pour corruption liée à la construction de l’incinérateur d’Elbasan. Fidèle allié de Rama et ancien maire de Durrës, il est à ses côtés depuis 2013. Ce revers inattendu est suivi de plusieurs autres arrestations.

Juillet 2023 : la Spak demande l’arrestation de l’ancien vice-Premier ministre Arben Ahmetaj, accusé de corruption, de dissimulation de biens et de blanchiment d’argent.

Mars 2024 : des mandats d’arrêt sont émis contre six hauts fonctionnaires de la municipalité de Tirana.

Juillet 2024 : l’ancien ministre de la Santé Ilir Beqaj est arrêté sur ordre de la Spak, qui l’accuse d’avoir mis en place un système d’abus des fonds européens, via des fausses factures et des contrats fictifs.

Edi Rama garde le silence, ou bien il déclare qu'un Premier ministre ou un maire ne peut pas tout contrôler et se décharge politiquement des personnes impliquées dans les enquêtes.  

Pourtant, en mai 2024, il est convoqué par la Spak. Après huit heures d’audition, il ressort et déclare à la presse qu’il s’agissait simplement d’une "conversation entre amis". Dumani réplique fermement, précisant que la Spak n’a pas d’amis, seulement des personnes informées des faits.  

Rama ne le digère pas et attaque le quotidien italien Domani, qui a mené des enquêtes sur la corruption en Albanie, en critiquant le travail de la Spak.  

Entre-temps, le maire de Tirana, Erion Veliaj, est également convoqué, tandis que l’ancien vice-Premier ministre Ahmetaj, ayant échappé à son arrestation et trouvé refuge à Dubaï, donne des interviews énigmatiques, menaçant ses anciens alliés de tout révéler pour ne pas être le seul à payer.

Tandis que le fragile équilibre du “système Rama” vacille, le Premier ministre tisse des alliances avec des dirigeants influents, espérant que cet activisme international consolidera sa position sur le plan intérieur. Cette politique étrangère n’est pas récente.

  Une nouvelle stratégie diplomatique

La première initiative remonte à une initiative du prédécesseur de Rama, Sali Berisha. En 2006, pour plaire à Washington, Berisha, alors Premier ministre, accepte d’accueillir trois citoyens ouïghours passés par Guantanamo, relâchés faute de preuves mais dans l’impossibilité de retourner en Chine.  

Le gouvernement Rama s’inspire de ce précédent et initie une véritable stratégie diplomatique.  

En 2012, encore en négociation avec les États-Unis, Rama propose l’Albanie comme terre d’accueil pour les "Moudjahidines du Peuple". Cette organisation politique iranienne, opposée au régime des ayatollahs, dispose depuis des décennies d'une base militaire en Irak, au camp d'Ashraf.  

Après la chute de Saddam Hussein, les États-Unis cherchent une solution pour ce groupe. L'Albanie répond à l'appel et rompt ses relations diplomatiques avec l'Iran. Rama cherche aussi à se positionner comme médiateur clé dans le dossier du Kosovo, une question toujours sensible dans la région. Il exploite ses bonnes relations avec le leader kosovar Albin Kurti et le président serbe Aleksandar Vučić. Mais ces efforts n'ont jamais abouti à des résultats tangibles.

La diplomatie peut aussi prendre une dimension sanitaire. En 2020, en pleine crise du Covid, Rama envoie une équipe médicale en Italie. Il affirme vouloir "être aux côtés de ceux qui nous ont aidés dans les années 1990", malgré les vives critiques internes sur sa gestion de la pandémie et l’état dégradé du système de santé public.

En 2021, l’Albanie accueille les Afghan·es en fuite, comme Sayed. Puis, en 2023, un accord est signé avec l’Italie pour ouvrir des centres pour migrant·es, dont l’inauguration, encore repoussée, est maintenant prévue pour la deuxième moitié d’octobre. Enfin, Rama s’est positionné sur la question palestinienne, s’alignant rapidement sur des positions pro-israéliennes.

En mars dernier, il est allé jusqu’à frapper une journaliste albanaise au visage. Celle-ci l’interrogeait sur la possibilité de revoir le projet de spéculation immobilière de Jared Kushner pour l’île de Sazan en Albanie et pour la bande de Gaza, en raison du génocide en cours. Promoteur immobilier et gendre de Trump, Kushner est proche des courants les plus radicaux de la communauté juive américaine. 

  Une diplomatie opportuniste  

Les nombreuses initiatives de Rama lui ont valu quelques éloges de partenaires internationaux. Des soutiens précieux pour maintenir son soutien en interne, notamment parmi les populations moins urbaines et informées.  

En février 2024, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a visité Tirana et salué publiquement Rama pour son alignement clair sur l’Ukraine et l’ouverture prochaine de la base aérienne de l’OTAN à Kucova, au centre du pays. De son côté, le Premier ministre a réaffirmé que les États-Unis et l’Albanie partagent une relation spéciale..

Rama applique le même principe aux relations avec l’Italie.

“C’est un accord exclusif avec l’Italie, parce que nous aimons tout le monde, mais avec l’Italie, c’est un amour inconditionnel”, a déclaré Rama dans une interview à Euronews au sujet de l’entente sur les centres pour migrants. 

“Les autres gouvernements européens ne devraient pas envisager l’Albanie comme partenaire potentiel pour un accord similaire. Ce partenariat n’est pas un modèle transférable pour la gestion des demandes d’asile, mais une expression de responsabilité envers nos voisins et amis. Nous avons conclu cet accord par sens de responsabilité, en tant que voisins et en tant qu’Européens”, a-t-il expliqué.

Ces déclarations lui ont valu de nouveaux éloges, cette fois de Giorgia Meloni.

"Je suis très satisfaite du travail accompli. Je tiens encore à remercier le Premier ministre, mon ami Edi Rama", a déclaré la présidente du Conseil italien en présentant l’accord sur les migrants.

Les propos de Rama ont cependant aussi semblé fermer la porte à des accords potentiels avec d'autres pays, tout en justifiant ses positions antérieures, notamment envers le Royaume-Uni.  

La politique étrangère de Rama, orientée vers des objectifs internes, semble n’avoir connu qu’un seul échec ces dernières années : avec le Royaume-Uni, vers lequel de nombreux Albanais ont émigré et continuent de partir.  

À une occasion, le Premier ministre albanais a sévèrement critiqué le gouvernement de Londres, l’accusant de racisme, et lors d’une autre, plus marquante, il a refusé l’offre britannique d’ouvrir des centres pour migrant·es en Albanie.

“L’Albanie ne sera jamais un pays où des États très riches construisent des camps pour leurs réfugiés. Jamais”, avait-il déclaré en 2021 sur une des plus grandes chaînes de télévision albanaises.

Deux ans plus tard, l’accord avec l’Italie est conclu pour le même type de structure.

Lorsqu’il rejette la proposition de Londres, Rama se sent probablement en position de force en interne. Aujourd’hui, selon ses opposant·es dans société civile albanaise, l’accord avec Meloni reflète son besoin de s’affirmer à l’étranger. C’est un signe de sa faiblesse politique en interne. Cette interprétation se renforce avec la visite, en mai 2024, du ministre britannique des Affaires étrangères David Cameron, accueilli par un Rama prompt à ajuster son discours et son attitude.

En somme, Rama agit avec opportunisme, peu de cohérence et des résultats ambigus, privilégiant des choix qu’il juge avantageux pour lui-même, mais qui n’apportent aucun bénéfice concret au pays.

“Les difficultés économiques et l’absence de gouvernance démocratique ont poussé de nombreux jeunes Albanais à partir: selon Eurostat, depuis 2008, ce sont 700 000 Albanais qui ont émigré vers l’Europe occidentale”, souligne un article très critique de BalkanInsight sur le “système Rama”. 

Pendant ce temps, la Spak, le Parquet spécial contre le crime organisé et la corruption, dirigé par le magistrat Dumani, poursuit ses enquêtes. Les mois à venir, permettront de savoir si cette lutte contre la corruption portera un coup supplémentaire au Premier ministre, en l’atteignant directement ou en érodant son soutien populaire. Et si les relations internationales qu’il a cultivées ces dernières années pourront réellement lui être utiles.  

En 2025, de nouvelles élections sont prévues en Albanie ; pour la première fois depuis plus de dix ans. Rama redoute de les perdre.

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