La Tunisie fait ses débuts dans la compétition en 1988, aux Jeux d’été de Séoul. À cette époque, le handisport n’était pas encore développé dans le pays, et un seul athlète est sélectionné pour représenter le pays : Monaam Elabed.
Naissance d’un champion
Aujourd’hui âgé de 61 ans, Monaam réside en France avec sa femme et ses deux enfants. Né en 1963, l’athlète vit avec une infirmité motrice cérébrale (IMC) causée par des complications lors de sa naissance, ce qui lui a entraîné des difficultés motrices et linguistiques. “La Tunisie ne disposait pas d’un réseau développé de centres pour handicapés”, se souvient-il.
À l'âge de trois ans, Monaam déménage en France avec ses parents. Il intègre un internat spécialisé où il reçoit des soins adaptés. En parallèle, il rejoint un club handisport dans la banlieue de Melun, découvrant ainsi l'athlétisme. Il explore plusieurs disciplines comme le triathlon et le lancer de javelot, mais finit par se consacrer au cross-country, une course nature dont les distances sont plus ou moins longues. Pour lui, le sport représente une libération. “Le sport m’a apporté un esprit sain dans un corps sain. Il me permet de surmonter mon handicap”, affirme l’athlète.
À 17 ans, après plusieurs années de pratique sportive, Monaam suit à la télévision les Jeux olympiques organisés à Moscou. "Je me rappelle parfaitement de ces Jeux et à quel point ils m'ont émerveillé", se souvient-il. Cet événement le motive à se fixer un nouvel objectif : s'entraîner avec acharnement, se perfectionner, et atteindre un niveau qui lui permettra un jour de participer à ces Jeux.
Deux ans après, Monaam entame une série impressionnante d’exploits sportifs. Il devient champion de France et établit des records nationaux sur 800 mètres et 1500 mètres, qu’il conserve en 1983,1984 et 1986. En 1985, il réalise la meilleure performance mondiale de l’année et la deuxième meilleure de tous les temps. La même année, il intègre l’Athlétic Club de Boulogne Billancourt (ACBB), un club omnisport avec une section dédiée aux athlètes handicapés, “ce qui m’a permis d’avoir une licence sportive”, précise-t-il. Ces succès sur la scène nationale française et internationale marquent un tournant dans sa carrière, mais Monaam nourrit d’autres ambitions.
L’appel de la patrie
Inspiré par ce que lui répétait son père : “n’oublie jamais le sang tunisien qui coule dans tes veines, tu te dois d’accomplir de grandes réalisations pour la Tunisie”, Concourir sous les couleurs de la France n'intéressait pas Monaam. Ce qu’il voulait c’est “éveiller les consciences concernant le handisport”, dans un pays, où “les porteurs de handicap n’ont pas beaucoup d’opportunités”, explique-t-il.
Malgré son succès en France, il décide de “se battre pour que la Tunisie ait son mot à dire à l’échelle internationale”. Cependant à cette époque, “la Tunisie n’avait pas de structure dédiée à l’handisport”.
“Être quadruple champion de France et décider de tout laisser tomber pour faire bouger les choses en Tunisie n’a pas été une décision facile,” déclare Monaam.
Obtenir une reconnaissance officielle de la Tunisie lors des compétitions internationales n’a pas été facile pour Monaam. De 1981 à 1986, il envoie plusieurs lettres au ministère de la Jeunesse et des Sports de l’époque. Malgré tous ses efforts, aucune de ses tentatives n’a abouti. “Je voulais participer aux Jeux paralympiques de 1984, mais toutes mes demandes sont restées sans réponse,” regrette-t-il.
En 1986, “la chance m’a enfin souri”, raconte Monaam. Cette année, Hamed Karoui est nommé ministre de la Jeunesse et des Sports. Selon le sportif, en tant que médecin, Karoui était sensible à sa demande. De plus, il précise : “j’ai mentionné que je suis originaire de Sousse, tout comme Monsieur Karoui, ce qui a facilité les choses.” Monaam obtient enfin l’opportunité de représenter la Tunisie au championnat du monde de para-athlétisme en Suède de 1987.
Ce championnat marque la première participation de la Tunisie à une compétition mondiale de handisport. Pour y prendre part, l’État sollicite l’aide de la France pour couvrir les frais. “J’ai rejoint la délégation française mais j’ai concouru au nom de la Tunisie”, explique Monaam. “L’État m’avait simplement envoyé une tenue” ajoute l’athlète. Lors de cette compétition, il atteint la finale du 800 mètres, ce qui lui ouvre la voie vers les Jeux paralympiques.
Après sa performance remarquable, la même année, la Fédération nationale de Sports pour handicapés est créée et placée sous la supervision du ministre Hamed Karoui. Monaam Elabed joue un rôle crucial dans cette décision, son plaidoyer auprès du ministre conduit à l’établissement de cette structure officielle, offrant ainsi aux personnes handicapées en Tunisie une chance équitable de s’épanouir dans le handisport.
Une volonté inébranlabre
Monaam Elabed se rapproche de plus en plus de son objectif ultime : représenter la Tunisie aux Jeux paralympiques de Séoul. Cependant, vers la fin de l’année 1987, la situation se complique. Foued Mebazaa remplace Hamed Karoui au ministère de la Jeunesse et des Sports. “Il n’était pas particulièrement intéressé par ma demande et se montrait moins coopératif que son prédécesseur”, raconte Monaam.
Face à l'indifférence affichée par le ministère, Monaam décide de prendre les choses en main en faisant appel à ses contacts. Il se tourne d'abord vers Hassine Hammouda, un ancien colonel de l’armée qui avait entraîné Mohammed Gammoudi, le premier athlète tunisien à remporter une médaille olympique. Hammouda transmet le dossier de Monaam au directeur technique national du para-athlétisme français, qui fait suivre la demande au ministère tunisien concerné.
Bien que Monaam ait fait tout son possible, ses efforts n'ont pas porté leurs fruits. "La date limite d'inscription aux Jeux de Séoul était fixée au 31 janvier 1988, mais jusqu'au mois de mars, je n'ai reçu aucune réponse des autorités tunisiennes”, raconte-t-il.
Le 20 mars 1988, l’athlète décide alors de tenter “sa dernière chance”. Il rédige une lettre au Président de l’époque, Zine El Abidine Ben Ali. Ce dernier intervient directement, demandant à l’ambassade tunisienne, en Corée du Sud, de faire le nécessaire, pour permettre à la Tunisie de participer aux Jeux, malgré le dépassement des délais.
La demande de Ben Ali est acceptée et Monaam voit finalement son rêve se réaliser. En avril de la même année, Ben Ali procède à un remaniement ministériel : Foued Mebazaa est alors remplacé par Abdelhamid Escheikh. “Suite à cette affaire et au choc que j’avais provoqué avec le limogeage du ministre, je ne pouvais rentrer sans médaille”, confie Elabed.
Cette pression s’intensifie lorsque Hassine Hammouda lui donne pour mission de “sauver l’honneur du pays“. “C’était un militaire, le message était donc très clair”, se rappelle-t-il.
Un héritage méconnu et une reconnaissance tardive
En septembre 1988, Monaam se dirige vers la Corée du Sud. Son voyage, encore une fois pris en charge par la France, s’avère compliqué. À l’époque, l’Union soviétique interdisait le survol de son espace aérien, “nous avons donc dû prendre cinq vols différents, en passant par l’Amérique, pour arriver à destination.” Mais une fois sur place, “la fatigue et la peur s’évanouissent à la vue du lever du drapeau tunisien au village paralympique était grandiose.”
A Séoul, Monaam fait face à un défi inattendu. Après s’être préparé pour les épreuves du 800 mètres et du 1500 mètres, les médecins paralympiques le reclassent. Il se retrouve contraint de participer aux courses du 200 mètres et du 400 mètres. "Je suis passé d'un demi-fondeur à un sprinter", explique-t-il. Mais Monaam reste déterminé à gagner et en dépit de toutes les difficultés, il remporte deux médailles de bronze lors des Jeux de 1988.
Depuis la participation de Monaam, la Tunisie n’a raté aucune édition des Jeux paralympiques d’été. En neuf éditions, les athlètes tunisien·nes ont remporté un total de 103 médailles. D’ailleurs, aujourd'hui encore, Elabed continue d'accompagner les délégations tunisiennes lors des Jeux. "J'ai été présent à Pékin en 2008, à Londres en 2012 et à Tokyo en 2020", précise-t-il. Par ailleurs, il s'investit activement dans la découverte de nouveaux talents tunisiens en France, facilitant leur connexion avec les instances paralympiques nationales.
“Mon objectif est de sensibiliser à l’importance du handisport. Ayant vécu dans un pays où cette cause est fortement soutenue, je souhaite que tous les tunisiens porteurs de handicap puissent avoir la même opportunité.”
Malgré ses contributions pour le handisport tunisien, Monaam estime ne pas avoir reçu la reconnaissance ni les récompenses qu’il méritait. “J’étais censé recevoir une prime de l’Etat, mais cela ne s’est pas concrétisé malgré l’approbation de ma demande”, déplore-t-il. D’un autre côté, “mon nom a été retiré de la liste officielle des champions tunisiens en raison d’un conflit avec l’un des responsables”, raconte l’athlète.
Ce n’est qu’après la Révolution, “avec l’arrivée de Tarek Dhiab”, athlète olympique, au ministère de la Jeunesse et des Sports, “que mon nom a été réhabilité”, raconte Monaam. En 2019, il reçoit le prix du mérite sportif du Président par intérim, Mohammed Naceur, suivi d’un trophée honorifique en 2023, par le comité paralympique tunisien.
L'engagement de Monaam dans le handisport demeure fort. "Mon âge ne me permet plus de concourir, mais après ma retraite, j'aimerais intégrer le comité international paralympique pour représenter la Tunisie", affirme-t-il. Selon lui, le handisport en Tunisie a encore du chemin à parcourir. "Un fauteuil coûte 120 000 dollars, et le pays doit investir dans le matériel pour les personnes à mobilité réduite. Cela nous permettra de diversifier les disciplines et de ne pas nous limiter uniquement à l’athlétisme”, souligne-t-il, ajoute l'athlète.