"Émission impossible” : la liberté de la presse dans le collimateur

Samedi 11 mai 2024 à 20h, des membres de la brigade anti-criminalité ont arrêté le journaliste Mourad Zeghidi, à son domicile et l’ont emmené au poste de police d’El Gorjani. Cette garde à vue fait suite à une vague d'arrestations ayant eu lieu ce weekend d’autres collègues, notamment Sonia Dahmani et Borhen Bessaies. 
Par | 14 Mai 2024 | reading-duration 5 minutes

“O n a entendu mon client pendant cinq heures en présence de ses avocats, dans le respect des procédures”, raconte Maître Mrabet, l’un des avocats de Mourad Zeghidi, au micro de la radio IFM, le matin du lundi 13 mai 2024 . Il explique que l’arrestation du journaliste est due à des propos qu’il aurait tenu dans l’émission de Borhen Bessaies :  “’Émission Impossible”. 

Cette nuit du samedi, à 20h, les forces de l’ordre ont conduit le journaliste au poste de police. Selon son avocat, les questions portaient exclusivement sur ses analyses politiques et sociales de l’actualité à l’antenne, sur l’usage de certains termes et les intentions du chroniqueur. “Les enquêteurs se sont attardés sur une publication Facebook en particulier, celle où le journaliste exprime sa solidarité auprès de son confrère Mohamed Boughalleb, emprisonné le 22 mars dernier”,ajoute Ghazi Mrabet.

Mourad Zeghidi a été entendu à 22h, le même jour, et le procureur de la République a décidé de la prolongation de sa détention préventive pour une durée de 48 heures, en application de la loi du 16 février 2016. Tout comme lui, l’animateur de l’émission,  Borhen Bessaies a été placé en détention préventive et les deux prévenus ont été conduits au centre de détention de Bouchoucha vers 5h du matin. 

Ils ont comparu  au tribunal de Tunis ce lundi 13 mai à 10h, devant le procureur de la République qui a décidé de prolonger cette détention provisoire de 48 heures. Dans la journée, le représentant légal de la radio IFM reçoit une convocation pour se présenter à El Gorjani.

Le barreau tunisien visé

Ces arrestations ont eu lieu simultanément avec l’interpellation de l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, à la Maison des Avocats (Dar el Mouhami), où des personnes cagoulées, présumées être des policier·es en civil, ont pénétré de force dans le bâtiment pour arrêter l’avocate et chroniqueuse, devant les caméras de la chaîne française France 24. Deux avocates ont été agressées sur les lieux, et le journaliste de France 24 Hamdi Tlili, filmant la scène, a été appréhendé puis libéré, après que ces personnes cagoulées lui ont brisé sa caméra. 

Une conférence de presse a été tenue sur les lieux par Laaroussi Zguiri, le président de la section du barreau de Tunis, qui a dénoncé cette pratique et a annoncé une grève générale des avocats, sur tout le territoire national. 

Au micro de la Radio Mosaïque FM, Maître Zguiri a estimé que l’appréhension de Sonia Dahmani marquait un précédent inédit dans l’histoire de la profession. 

Le lundi 13 mai, au Palais de Justice à Beb Bnet, des centaines d’avocat·es se sont rassemblés devant le bureau du juge d’instruction, en soutien à leur collègue, clamant “Vive le barreau, non à la justice des directives !”. A l’intérieur, Sonia Dahmani est en attente du verdict, accompagnée de son comité de défense, présidée par Maître Essid. 

La porte s’ouvre de temps à autre pour laisser passer un·e avocat·e. Et la foule de robes noires répètent en chœur , à qui veut l’entendre, que le barreau est libre, et qu'il le restera. 

La prévenue est ensuite reconduite par les forces de l’ordre, à travers un couloir adjacent au bureau du juge d’instruction. Ce dernier a choisi d’émettre un mandat d'arrêt à son encontre. Le soir même, la Maison des Avocats a été saccagée par les forces de l'ordre et l’avocat Mahdi Zagrouba a été appréhendé. 

Dans la matinée du 14 mai 2024, l’ordre national des avocats de Tunisie a tenu un point presse où le doyen a condamné les attaques répétées contre la Maison des Avocats. Selon lui, “il y a eu un usage excessif de la force, avec un recours aux armes, et le lieu a été saccagé après l'arrestation de Maître Zagrouba”. 

La liberté de la presse en ligne de mire 

Depuis le 25 juillet 2021, journalistes, chroniqueur·ses et animateur·trices sont convoqué·es et entendu·es à répétition par la justice. Les accusations sont diverses ; procès en diffamation, atteinte à la sûreté de l’Etat et atteinte à la personne. Certain·es sont libéré·es après leur convocations. D’autres sont gardé·es en détention préventive ou visé·es par un mandat d’arrêt, en attente d’une décision de justice. 

En février 2023, le président du syndicat national des journalistes (SNJT) Mahdi Jelassi a été accusé d’incitation à la désobéissance et voies de fait sur agent public alors qu’il couvrait une manifestation contre le référendum, ayant eu lieu en juillet 2022. 

Quelques jours plus tard, c’est au tour du directeur de la rédaction du journal électronique BusinessNews, Nizar Bahloul d’être entendu, à la suite de la publication d’un article critiquant la Première ministre de l’époque Najla Bouden.

Les journalistes à la radio n’ont pas été épargné·es : Haithem Mekki, chroniqueur à Mosaïque FM, a été convoqué par la Garde nationale de Sfax en mai 2023 après avoir parlé de la saturation de la capacité de la morgue de l'hôpital Habib Bourguiba, à Sfax. 

L’auteur de la célèbre rubrique “À la une” de l’émission Midi Show, devenue un rendez-vous quotidien des passionné·es de l’actualité politique,  a été convoqué à une autre reprise avec l’animateur Elyes Gharbi, à El Gorjeni, pour des propos tenus à l’antenne, dans l’exercice de leurs fonctions. 

Cette convocation a été précédée de la détention provisoire du directeur de la radio, Noureddine Boutar. 

Les journalistes et autres affilié·es au monde des médias sont aussi entendu·es dans des affaires relatives à des ministres. C’est le cas du dessinateur de presse Tawfik Omrane, qui a été arrêté et mis en détention préventive en septembre 2023, pour avoir publié une caricature critiquant le choix d'Ahmed Hachani au poste de Premier ministre. À peine quelques mois plus tard, Zied el Heni est arrêté le 1er janvier 2024, accusé d’avoir tenu des propos injurieux à l’antenne à l’encontre du ministre du Commerce.

Le verdict tombe le 17 avril 2024 pour Mohamed Boughalleb, condamné à six mois de prison ferme après une plainte déposée par une cheffe de service au sein du ministère des Affaires religieuses, l’ayant accusé d’avoir “porté atteinte à son honneur et sa réputation”. 

Les vagues d’arrestations touchant les journalistes n’est donc pas inédite. Certaines affaires restent ouvertes, sans poursuites et peuvent être remuées à l’appréciation de la justice. Le commentaire de l’actualité est devenu de plus en plus difficile à l’antenne et dans la presse écrite.