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Besma, 44 ans, directrice de jardins d’enfants, 2500 dinars par mois


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11 Juin 2023 |
À Sousse, Besma a ouvert deux jardins d’enfants, en 2005 et 2019. Près de vingt ans plus tard, force est de constater que ce projet consomme bien plus d’argent qu’il n’en rapporte. Grâce aux revenus de son mari, qui travaille à l’étranger, elle parvient tout de même à garder un certain niveau de vie. Plongée dans son porte-monnaie.
Avant le travail, Besma consacre le début de sa journée à ses deux fils de dix ans. Elle leur prépare un goûter et les emmène en voiture à l’école, non loin de leur maison, dans l’est de Sousse. Leur mère tente de leur apporter autant de confort que possible, malgré une activité professionnelle dont la rentabilité s’écroule au fil des ans. “Il nous reste zéro dinar à la fin du mois… C’est pour ça qu’on se retrouve avec des dettes”.

Besma a ouvert un premier jardin d’enfants à Sousse en 2005, et un second en 2019, qui accueillent tous les deux des enfants de trois mois à six ans. Besma explique avoir toujours aimé la pédagogie. “J’ai fait une formation, j’ai travaillé cinq ans dans des jardins d’enfants, puis j’ai créé mon propre projet”, raconte-t-elle.

Mais le modèle financier s'essouffle : “Dans le meilleur des cas, on ne dégage pas plus de 500 dinars de bénéfices”. Besma ne parvient ainsi pas à se verser plus de 1000 dinars par mois de salaire.

Un montant dérisoire comparé au chiffre d'affaires des jardins d’enfants, qui avoisine les 4500 dinars par mois mais qui est amputé par de nombreux postes de dépenses : factures, salaires des employés, cotisations à la CNSS, et des impayés… “Là je suis avec des dettes qui datent de 2020, du Covid”, déplore Besma. À cette époque, avec la réduction du nombre de clients imposée par les mesures sanitaires, elle se voit “obligée de prendre un prêt de 5000 dinars”, depuis impossible à rembourser.

“Quand tu es dans une situation financière difficile, et que tu ne trouves pas de solutions, qu’est ce que tu dois faire ? Tu gères deux ou trois ans, et puis tu finis par fermer”, anticipe Besma, pessimiste.

Heureusement, Besma peut compter sur les revenus de son époux, un officier de la police tunisienne actuellement déployé dans un pays en guerre d’Afrique subsaharienne. Il envoie environ 1500 dinars par mois et paie également le crédit de leur maison. Si le couple a pu accéder à la propriété, c’est d’ailleurs “grâce à une mission” du mari de Besma en Afrique. “Sans lui, je n'aurais jamais réussi à acheter”, explique-t-elle.

Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles :

Besma tente de maintenir un mode de vie confortable pour elle et sa famille. Sa priorité : fournir la meilleure éducation possible à ses enfants. Elle explique que “la plus grande partie” du budget qu’elle leur consacre “passe dans la scolarisation”. Besma débourse 600 dinars par mois pour leurs cours du soir, de septembre à juin, “pour compléter l’éducation dans l’école publique” qu’elle juge insuffisante.

Près de 200 dinars par mois sont également consacrés aux dépenses de loisirs culturels et sportifs des enfants, qui pratiquent le tennis et participent à des ateliers artistiques. Besma consacre aussi 600 dinars par an et par enfant à une mutuelle santé privée. Pendant les mois d’hiver, la famille a tendance à tomber malade et doit “dépenser beaucoup pour des médicaments non remboursés”.

Au total, Besma affirme dépenser “jusqu’à 1000 dinars en soins sur les trois mois d’hiver”. Elle n’hésite pas à emmener ses enfants chez le médecin.

“Pour un rhume ou un état grippal, j’emmène les garçons voir le généraliste”, et leur assure aussi un suivi chez le dentiste.

Mais ces dépenses pèsent sur son portefeuille, notamment depuis que le nombre de client·es des jardins d’enfants diminue. Elle explique qu’elle pouvait recevoir “jusqu’à 80 ou 90 enfants, les meilleures années”. En 2023, ils ne sont plus que 55. Une situation d’autant plus difficile que certains parents refusent de payer les mois où ils n’envoient pas leurs enfants à l’école, ce qui lui fait un creux dans ses revenus hors des périodes scolaires.

Ainsi, en vue de maintenir un certain niveau de confort pour ses enfants, Besma doit consentir à quelques privations, comme ses propres loisirs tels que le sport ou les sorties culturelles. Elle n’achète désormais presque “que des fripes, sauf à la rentrée et pour l’aïd”. En termes de santé, elle se contente du niveau de protection le plus bas offert par la sécurité sociale, pour 60 dinars par mois.

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuels :

Besma maintient, par certains aspects, un niveau de vie qui dépasse ses moyens. Elle emploie une femme de ménage, et conduit une voiture haut de gamme. Ces dépenses onéreuses n’auraient pas été possibles sans l’aide de son mari : “Sinon, j’aurais juste acheté une voiture à 20.000 dinars”. Grâce aux primes de missions, ce dernier parvient à combler régulièrement le découvert dans le budget de la famille, et à leur éviter de piocher dans leurs épargnes.

Son véhicule, dans lequel elle passe beaucoup de temps, lui permet de faire des allers-retours entre son domicile et ses jardins d’enfants, mais aussi de déposer ses garçons à l’école, aux cours de soutien scolaire et aux activités culturelles et sportives. “En partant du principe que je ne sors pas beaucoup le week-end, je dépense environ 400 dinars par mois en essence”, s’exclame Besma.

Zone grise

L’inflation et le contexte économique ont des répercussions sur l’activité professionnelle de Besma. “Avec la crise, on est au chômage du 1er juin au 15 septembre”, explique la directrice. Les parents préfèrent désormais “laisser les plus jeunes à la maison au mois de juin, avec leurs frères et soeurs qui sont en vacances, plutôt que de payer le jardin d’enfants”.

“Même si je suis gagnante, sur neuf mois, je me trouve avec trois mois sans revenu, où je dois payer le loyer, les maîtresses au mois de juin et même une partie de l’été, juillet ou août, sans quoi elles partiront ailleurs”, déplore Besma.

L’activité économique des jardins d’enfants est aussi largement perturbée par la concurrence, que Besma juge déloyale. À Sousse, les écoles privées exigent de plus en plus des parents qu’ils scolarisent leurs enfants dans les classes préparatoires pour se voir accorder des places au niveau élémentaire. “Les parents cherchent les grandes écoles où il y a la crèche, la CP, puis l’école primaire … ils veulent la simplicité”, explique Besma.

“Ça fait mal au coeur… j’ai 23 ans de carrière, je suis diplômée en prime et petite enfance, et il y a des jardins d’enfants qui n’y connaissent rien mais qui ont de l’argent, qui peuvent investir, et qui ont plein de clients”, se désole Besma.

Selon la directrice, les grands établissements qui monopolisent le marché mènent “un projet commercial plutôt que pédagogique”. Une partie de la concurrence provient aussi de structures publiques, comme les écoles coraniques.

“Les Koteb travaillent maintenant presque comme un jardin d’enfants”, considère Besma. La directrice explique que leurs responsables “acceptent parfois des enfants de moins de cinq ans, alors qu’ils n’ont pas le droit”. Or, ces structures disposent de certains avantages, ce qui leur permet de proposer des prix moins élevés. “Ils ne paient ni l’eau ni l’électricité, c’est le ministère des Affaires religieuses qui s’en charge”, détaille Besma.

Futur

Pour Besma, le futur de ses jardins d’enfants est loin d’être assuré. Bien au contraire : “Je pense à fermer les établissements… Sincèrement, je n’envisage pas un bel avenir !”, s’exclame-t-elle. Avec les dépenses qui augmentent et les revenus qui baissent, l’équilibre financier est sur le point de basculer dans le négatif.

Par ailleurs, en plus des problématiques conjoncturelles, Besma identifie aussi des défis structurels auxquels est confrontée la Tunisie, et qui n'arrangeront rien à sa situation. “On s’est lancé dans ce projet en 2005, à l’époque où le taux de natalité était élevé”, explique la directrice. “Ce n’est pas la même situation en 2023. Et les projections des Nations Unies tendent vers une natalité encore plus faible”, résume Besma.

Elle perçoit déjà les changements de ces tendances au travail : “Avant, il y avait beaucoup de familles à trois enfants. Maintenant, on voit de plus en plus de couples avec un seul enfant”, remarque-t-elle. Dans ce contexte, elle craint que son activité n’ait plus vraiment sa place.