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Souad, 62 ans, sage-femme engagée, 1700 dinars par mois


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16 Avril 2023 |
 Souad est sage-femme en Tunisie depuis 38 ans et activiste depuis 12 ans. Dans le centre de maternité au Sud de Tunis, elle assure le suivi gynécologique de femmes de tout âge. Le reste du temps, elle se bat pour la reconnaissance de son métier dans la loi tunisienne. 
Q uand j’ai accouché pour la première fois, j’étais de garde à l'hôpital où je travaillais”. Souad se souvient avec émotion de la naissance de sa fille Emna. Elle était dans la maternité de Hammamet, où elle est employée en tant que sage-femme. Ce jour-là, en juillet 1988, elle vit ce moment important entourée de toutes ses collègues.  

Au début de son service de douze heures, Souad ressent un “petit malaise,” décrit-elle. La collègue qu’elle remplace l’examine et confirme que Souad a commencé le travail. Cette dernière garde son calme : “C'était en juillet, et à Hammamet, il fait beau, il y a la plage... Je lui ai dit ‘profites-en, rentre chez toi, si jamais les contractions s'accentuent, je t'appelle.’” 

Puis, vers une heure du matin, “les choses ont changé,” raconte Souad, “j'ai vécu les douleurs de l'accouchement… Ce sont des douleurs extrêmes, c’est comme si on vous coupait un doigt”. À la maternité, c’est la panique : aucun·e médecin·e en vue pour s’occuper de Souad. Le surveillant hospitalier décide donc d'appeler toutes ses collègues sages-femmes à la rescousse. “J'ai accouché à deux heures du matin, avec toute l'équipe. C'était une ambiance extraordinaire. Il y a vraiment des moments forts, qu’ils soient positifs ou négatifs,” sourit Souad, 35 ans plus tard. Elle aura son deuxième enfant, un fils, dans le même hôpital quelques années plus tard.  

“L’accouchement, c’est un événement qui peut être heureux ou le contraire. Et la différence entre ces deux résultats, c'est la présence de l'équipe qui gère l'événement, et donc de la sage-femme”, considère Souad. 

Souad a 38 ans de carrière derrière elle, et malgré son expérience, elle ne gagne que 1700 dinars par mois. À 62 ans, elle aurait dû prendre sa retraite depuis le 1ᵉʳ octobre 2022. “Mais j'aime tellement ma profession que j’ai fait une demande de prolongation de trois ans”, révèle-t-elle. Mais à peine a-t-elle pris cette décision que son mari décède soudainement. Cette perte l’affecte beaucoup et elle se met en congé. “Psychologiquement, j'étais fatiguée”, dit-elle, les larmes aux yeux. 

Depuis quelques semaines, elle reprend doucement son activité de sage-femme dans un centre public à Fouchana, au Sud de Tunis, sans savoir si elle retravaillera un jour à temps plein. Elle y reçoit des filles et des femmes à différentes étapes de leur vie, des premières règles à la ménopause. 

Souad ne participe plus aux accouchements à la maternité depuis 2011, mais elle s’occupe de conseiller et suivre les méthodes contraceptives ainsi que les grossesses dites ‘normales’. “En cas de pépin, je dirige la femme vers un spécialiste, comme le médecin gynécologue,” explique Souad. Après l’accouchement, ou dans la période dite ‘post-partum’, elle continue d’accompagner les femmes, notamment avec l'allaitement maternel.  

Elle crée ce groupe en 2011 avec des collègues, “dans l'espoir de voir un jour une reconnaissance des sages-femmes et de leur identité professionnelle en Tunisie.”  

Depuis 1976, les sages-femmes tunisiennes ont un diplôme de technicien supérieur obstétrique, une licence qui demande seulement trois ans d’études. “Toutes les autres professions ont avancé. Les sages-femmes françaises ou algériennes ont évolué vers un bac +5” se lamente Souad, “et cela a un impact sur le matériel, sur le salaire, sur les horizons de la sage-femme”.  

Souad et son groupe syndical mènent des actions de sensibilisation dans le but d’obtenir un statut officiel et juridique de sage-femme en Tunisie, ce qui inclut un diplôme qui leur est propre, et une prolongation des années d’études, “pour avoir une certaine reconnaissance de notre diplôme, même à l'international,” explique Souad.

Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles : 

“Ce n’est pas facile d’être sage-femme. C'est un travail très stressant et très fatigant, mais avec de l'amour, on peut dépasser tout ça”, se réjouit Souad. 

Tout au long de sa carrière, Souad a pu compter sur ses collègues et l’équipe de sages-femmes et de personnel médical l’a souvent aidé à surmonter des moments douloureux. “En 2008, mon mari a eu un cancer de l'estomac. Ce n'est pas facile d'être traité en Tunisie pour le cancer. Les six premiers mois, je travaillais, mais à chaque fois que j’accouchais une femme, j’étais en pleurs,” raconte Souad. Quand le personnel de l’hôpital apprend sa situation, “ils se sont tous occupés de mon mari comme il le faut. Et je les remercie énormément”, s’émeut-elle. 

Trois ans plus tard, son mari entre en rémission. “Puis en 2013, j'ai perdu ma fille,” s'assombrit Souad. À seulement 25 ans, son aînée, Emna, disparaît dans un tragique accident de voiture. Malgré le soutien de son entourage, sa famille et ses collègues, “je ne pouvais plus avancer,” se souvient Souad. “J'ai eu un mois de congé, mais je n'ai pas pu rester à la maison.” Elle se lance alors pleinement dans le militantisme syndical : “J'ai tout donné sur le terrain. Je bougeais partout, j'étais en contact direct avec les sages-femmes et je pouvais voir encore mieux les vrais problèmes qu’elles rencontrent”, raconte Souad.

“Peut être que je me suis engagée dans le syndicat et dans la vie sociale pour combler le vide que j'ai eu en chemin. Peut-être que j'arriverai à faire quelque chose pour le bien de la sage-femme tunisienne, pour le bien de la société, et pour le bien de la femme de manière générale.”

Peu à peu, la persévérance de Souad et ses actions au sein de l’UNSSFT portent leurs fruits. Elle étend son réseau et rencontre des représentant·es du gouvernement et d’organismes de santé : “C'est la première fois de ma vie que je suis en contact direct avec ces décideurs” s’enthousiasme-t-elle, “ils ont vu mon historique et le parcours que j’ai fait, dont ils m’ont dit que je méritais d'être présente”. En 2018, le ministre de la Santé de l’époque, Imed Hammami, promet une réforme légale d’ici 2019, qui définirait le statut juridique des sages-femmes en Tunisie. Le projet reste pour l’instant en suspens, mais cette promesse donne beaucoup d’espoir à Souad dans la lutte pour ses droits.

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuel·les :

Souad a eu du mal à se détacher du rythme effréné de son travail.

“La sage-femme fait des nuits blanches, elle est de garde quand les femmes viennent d’accoucher. C'est un rythme de vie et ça a un impact psychologique sur la sage-femme et sa vie personnelle,” commente Souad. “Mais je ne regrette absolument rien. Malgré les hauts et les bas, malgré les difficultés que j’ai rencontré.”

Souad vit maintenant un quotidien plus paisible auprès de son fils, sa belle-fille et sa petite-fille de deux ans. Dans la maison qu’elle a construite avec son mari en 2012, le couple et leur enfant vivent à l’étage supérieur de la maison, tandis que Souad occupe le rez-de-chaussée. Souad et sa belle-fille gèrent tour à tour des courses : “Je prépare le repas et on mange tous ensemble” raconte Souad. C’est un moment familial qu’elle apprécie, entre bien d’autres : “Quand elle [sa belle-fille] rentre du travail dans l’après-midi, on discute et on boit beaucoup de café”.

Cette année, Souad a décidé d’acheter une robe à sa petite-fille pour fêter l’Aïd :  “je voulais lui faire un petit cadeau et finalement j’ai dépensé presque 300 dinars. Mon fils m’a dit ‘pourquoi ? C’est un peu cher.’ Mais c’est son premier Aïd depuis le décès de son grand-papa… Elle est née le 12 septembre, le jour de notre mariage. On n'oublie pas ces coïncidences”, affirme Souad. 

En ce qui concerne ses loisirs, Souad se rend au hammam deux fois par mois. Elle passe la plupart de ses congés dans sa maison, mise à part une semaine de vacances en famille l’année passée, à Mahdia.

Zone grise

Le décès du mari de Souad il y a six mois a été un choc émotionnel et financier. Pour acheter le terrain et commencer les travaux de leur maison, le couple a signé un contrat d’emprunt en 2012 auprès de la banque. Souad et son mari acceptent respectivement de payer 1000 et 850 dinars de leur salaire et retraite, et ce jusqu’en 2031. 

“Généralement, lorsqu'il y a un décès, l'assurance paye,” affirme Souad. Elle s’attendait donc à ce que l’assurance s’occupe de payer la part de son mari défunt. Mais la sage-femme découvre avec surprise que "l'assurance est seulement à [son] nom.” C’est donc elle qui doit couvrir la totalité des frais.

Mais Souad ne compte pas en rester là : elle estime ne pas avoir été informée pendant la signature du contrat et espère régler ce problème avec l’assurance. Elle s’attendait également à recevoir au moins une partie de la retraite de son mari : or, ce n’est pas le encore le cas et elle ne sait “même pas combien [elle] va recevoir”. 

En attendant, elle peine à joindre les deux bouts, surtout avec ce prêt. Souad craint que sa situation ne se complique, notamment sur sa situation médicale. "

J’ai 62 ans, et en 2031, j’aurai 70 ans. C’est une période où on se fatigue. D'ailleurs, je suis diabétique, et j'ai été opérée pas mal de fois”, s’inquiète-t-elle.

Futur

Le futur de Souad en tant que sage-femme est incertain. Elle vient de déposer un dossier pour monter en grade et avoir un meilleur salaire, sans savoir si elle pourra continuer ses consultations au centre de Fouchana. En revanche, en tant que militante, rien ne l’arrête. 

Récemment, elle s’est engagée dans un projet en partenariat avec la société civile. Sans le nommer, elle indique qu’il s’agit notamment de la réforme de la gouvernance des cadres paramédicaux “Je continuerai à travailler tant qu'on peut avancer sur ce sujet. (...) Je n'aime pas la chaise vide. Je veux occuper ma place et me battre pour mon objectif,” assure Souad.