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Senda, 33 ans, enseignante universitaire, 2270 dt par mois


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24 Décembre 2022 |
Senda a choisi de faire carrière dans l'éducation par passion. Depuis qu'elle est toute petite, elle a toujours rêvé de devenir professeure, dans l'espoir d'apporter un changement durable et d'avoir un impact positif sur les générations futures. Néanmoins, devant vivre entre deux villes, avec des conditions de travail et de vie difficiles, Senda est fatiguée et a perdu de sa motivation.
Aujourd’hui, comme tous les mercredis, Senda se prépare à parcourir environ 300 kilomètres en voiture qui sépare Jendouba - où elle enseigne - de Sousse, où vivent sa famille et ses proches. La jeune professeure se rend à Sousse chaque semaine pour passer du temps avec ses proches et travailler en ligne. " Je ne supporte pas les conditions de vie chez moi à Jendouba, je préfère rester chez mes parents", explique-t-elle. 

Chaque dimanche, Senda se rend à Jendouba, où elle passe deux jours, avant de rentrer à Sousse le mercredi matin. Les premiers jours de la semaine, elle passe son temps en classe ou en réunion. Les jeudis et vendredis, elle prépare ses cours, corrige des copies et encadre ses étudiant·es. 

Après avoir obtenu une licence d'anglais à l'université de Sousse, sa ville natale, Senda s'installe à Tunis pour poursuivre un master de recherche. Elle habite dans un foyer universitaire et enchaîne quelques petits boulots, comme des traductions en free-lance ou des cours particuliers, pour gagner un peu d'argent et compléter ce que lui donnent ses parents. 

A Tunis, elle réussit brillamment au concours de l'enseignement public et obtient un détachement à l'enseignement supérieur. Elle s'installe alors à Jendouba, où elle travaille en tant que professeure d'anglais jusqu’à aujourd’hui.

Sur place, Senda rencontre de nombreuses difficultés. Faute de trouver un logement convenable, elle a dû déménager cinq fois. Des coupures d’eau ou d'électricité, une mauvaise isolation en hiver, des fuites…, “ La mauvaise infrastructure complique considérablement les conditions de vie", se plaint la jeune femme. Elle essaie donc de rentrer au foyer familial autant que possible. 

Pendant ses premières années à Jendouba, Senda se déplaçait en utilisant les transports publics. Elle réussit ensuite à obtenir un prêt automobile pour pouvoir acheter une voiture et fait désormais tous les trajets avec, ce qui lui assure plus de confort et de sécurité.

Mais cela a un coût conséquent : tous ses allers-retours entraînent des dépenses en essence et entretien. 

"Il m'arrive de devoir rester à Jendouba car je n'ai pas assez d'argent pour le carburant, en particulier depuis la dernière hausse des prix” , raconte-t-elle. En 2022, le prix de l'essence a en effet augmenté à plusieurs reprises.

Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles

En théorie, Senda reçoit une prime de rentrée scolaire annuelle. Toutefois, compte tenu des retards de paiement et de la réduction annuelle de la valeur de la prime par le ministère, la jeune professeure ne la considère pas comme une source de revenus stable. 

"J'ai une fois compté sur la prime pour payer l'assurance de ma voiture. Mais elle n'est pas arrivée à temps et j'ai dû trouver une solution d'urgence", donne-t-elle à titre d’exemple. 

Outre le retard des versements, ce qui dérange le plus Senda, c'est le manque de visibilité et de renseignements. "Lorsqu'on demande des informations sur la prime au rectorat, on nous répond que l'État n'a pas d'argent”, rapporte-t-elle. Senda a le sentiment que les droits des professeur·es ne sont pas respectés. “ C’est comme s'ils nous disaient de nous réjouir à l'idée que cette prime existe encore”.

En plus de son travail d'enseignante, Senda encadre ses étudiant·es et participe parfois à des missions pour le rectorat. Cependant, le même problème se pose, elle est souvent payée un an après la fin de son travail et la paie arrive souvent en plusieurs tranches, versées sur une longue période. 

Entre ses responsabilités professionnelles, ses déplacements fréquents et ses dépenses élevées, Senda passe une grande partie de ses journées sur la route ou au travail. Sa vie sociale à Jendouba se résume à quelques sorties entre collègues. Elle ne parvient même plus à trouver le temps pour se rendre à Tunis rendre visite à ses ami·es et les membres de sa familles qui y vivent. " Avant, j'allais à Tunis une ou deux fois par an, ça me permettait de me divertir. Aujourd'hui, je crains ne plus pouvoir le faire”, regrette Senda.

Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles

Zone grise

Senda est passionnée par son travail. Être au contact des élèves, les guider et avoir ne serait-ce qu'un petit impact sur eux la rend heureuse. Toutefois, elle estime que le programme qu'elle enseigne est dépassé et archaïque, ce qui la démotive. 

" Nous avons tendance à juger les générations futures, en leur reprochant leur manque de responsabilité ou de considération. Mais le programme que nous enseignons est incompatible avec les intérêts des jeunes d'aujourd'hui", estime-t-elle.

Elle dénonce aussi le manque de moyens octroyés aux professeurs. Parfois, Senda est obligée de dépenser son propre argent pour imprimer des documents. " L'université refuse de me faire des copies parfois et s'attend à ce que je dicte le cours. Je préfère me débrouiller plutôt que de faire subir ça à mes étudiants", critique-t-elle. “ Je trouve également que les polycopiés sont très archaïques comme méthode d'enseignement, mais je n'ai pas le choix”, ajoute la professeure, qui préférerait utiliser de nouveaux outils pédagogiques avec ses étudiant·es.

"J'ai parfois l'impression que les universités se soucient peu des étudiants. Comment voudraient-ils qu'ils nous respectent si on ne leur rend pas la pareille ?" regrette-t-elle.

Senda ne s’imagine pas quitter l'enseignement. Mais les difficultés du travail, les conditions de vie et les dépenses qui ne cessent d'augmenter deviennent insoutenables. " J'aime mon métier, mais je suis fatiguée. J'essaie de faire ce que je peux pour améliorer mon expérience et celle de mes étudiants, mais c'est de plus en plus difficile chaque jour".

Futur 

Chaque année, Senda demande une mutation dans une autre ville, un peu plus proche de son domicile parental. "Le rectorat refuse chaque année de me transférer ailleurs, mais je ne perds pas espoir". Elle espère déménager et ainsi mieux contrôler ses dépenses et être capable de profiter un peu plus de son temps libre. 

Depuis quelques mois, elle a commencé à vendre des produits cosmétiques. Senda espère que ce travail supplémentaire lui permettra d'économiser un peu d'argent et de consacrer davantage de temps à l'une de ses activités favorites : l'achat et l'expérimentation de produits naturels. En effet, la jeune femme est très attentive au choix de ses produits d'hygiène, cosmétiques et capillaires. Elle privilégie les produits naturels, d'abord pour sa santé mais également pour préserver l'environnement. " Comme je ne peux pas consacrer assez de temps aux loisirs, les produits naturels sont devenus une véritable passion", assure-t-elle. Une passion qui contraste avec la désillusion qu’elle vit au quotidien.