La culture du tabac : le parcours des producteur·trices de la germination au séchage

Cultiver du tabac par choix ou par obligation, les agriculteur·trices tunisien·nes ne bénéficient pas des mêmes ressources et des mêmes revenus, particulièrement en ce qui concerne les terres exploitées.
Par | 23 Septembre 2022 | reading-duration 12 minutes

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À huit heures du matin, dans cette région où prédomine l'agriculture pluviale, les champs sont vides. Quelques verdures commencent à disparaître dans ces champs où le jaune domine et se couvrent de plantes de tabac qui tombent, à coups de machette.  

Rangée après rangée, Mehdi découpe les plantes de tabac Arbi, et se retourne à chaque fois pour déterminer le volume de sa récolte laissé à l'air libre et s'il peut le ramasser, en cas de pluie. La pluie, aussi minime soit-elle, peut en effet ruiner des mois de récolte de tabac séché. Mehdi doit être vigilant face aux changements météorologiques pendant ces périodes délicates qui déterminent la qualité de son produit devant les représentant·es de la régie nationale des tabacs et des allumettes.

Mehdi en train de récolter des plantes de tabac. Crédit : Malek Khadhraoui

Le tabac Arbi est récolté une seule fois en sectionnant complètement la tige après sa maturité. L'âge de la plante est déterminé par l'apparition de fleurs blanches rosées. Les plantes sont laissées sur le sol pour être exposées au soleil. Elles sont remuées deux fois tous les trois jours environ et ce processus doit être effectué dans un environnement entièrement sec.

Plante de tabac Arbi mature. Crédit : Malek Khadhraoui.

A l’aide d’un fin fil blanc, Mehdi attache les plantes de tabac séchés en petit paquets, composés de trois à cinq tiges. Elles sont transportées près des entrepôts où elles sont à nouveau alignées et exposées au soleil, dernière étape avant de les vendre à la régie nationale des tabacs et des allumettes.  

Depuis quelques années, à l'âge de 29 ans, Mehdi est contraint de cultiver du tabac. Face au manque d'eau et aux coûts de production croissants, le jeune homme s'adonne à cette activité à contrecœur.   

“Le chef de mission est responsable du classement de la récolte, en termes de qualité de séchage. Il prend la décision de classer la récolte par qualité et par mode de séchage de la première à la quatrième catégorie. C'est pourquoi il est renouvelé chaque année.” déclare l’agriculteur.

Il poursuit : "Toute leur équipe est très ferme dans l'évaluation du produit. Une récolte peut être déclassée pour un peu d'humidité. Bien sûr, il n'y a aucun moyen de contester cela puisque la régie est notre seul acheteur." 

Un agriculteur retourne des bottes de tabac après les avoir ramenées du champ. Crédit ; Malek Khadhraoui

L’eau : un facteur déterminant 

L'agriculture est la seule source de revenus de Mehdi, cependant il n'est pas considéré comme un grand producteur de tabac. Il n'a commencé cette activité qu'en 2017, et la surface qu'il cultive ne dépasse pas un hectare. Selon lui, cette activité lui a été imposée en raison de la limitation de l'eau d'irrigation. Le robinet d'eau de l'Oued Medjerda n'est en effet ouvert qu'au mois de mai. Il arrive même que cette ouverture soit retardée jusqu'en juin. Ainsi, les agriculteur·trices sont tributaires de la décision de la Délégation régionale de l'Agriculture qui, ces dernières années, n'ouvre le robinet que deux jours par semaine.  

L'agriculteur affirme : "Si l'eau était disponible sur une plus longue période et à raison de plus de deux jours par semaine, je me serais tourné vers d'autres cultures." Aujourd'hui, l'eau l'empêche de diversifier ses cultures, et il regrette encore sa perte de l'année dernière. La moitié de sa récolte d'oignons n'a pas poussé en raison du manque de pluie en janvier et de la fermeture du robinet d'eau à cette période de l'année.

L'ouverture tardive du robinet d'eau a des répercussions directes sur les récoltes des agriculteur·trices. Crédit : Malek Khadhraoui

Le tabac planté n'est pas suffisamment arrosé. D'un côté à l'autre, il y a des différences importantes dans la hauteur des plantes. Mehdi est obligé d'arroser un côté au détriment de l'autre. Parallèlement, une partie des terres reste inexploitée à cette période de l'année car il n'y a pas assez d'eau.   

Le déficit d’eau n’est pas le seul problème pour les producteurs de tabac de la région. Bien que le nord-ouest comprend des régions les plus riches en eau, et dispose des plus grands barrages du pays.

Mehdi estime que le prix du tabac n'est pas toujours rentable. Le kilo de tabac Arbi de premier choix est vendu à 3620 millimes, après une augmentation l'année dernière de 120 millimes. Mehdi estime que ce prix est négligeable par rapport au coût élevé des engrais, des pesticides, de la main-d'œuvre et de l'eau, dont le prix augmente plus rapidement. De plus, le gagne-pain de Mehdi et de sa famille est lié au taux d'inflation de plus de 8% au début du mois de septembre 2022. 

Le nombre d'agriculteur·trices pratiquant la culture du tabac a diminué de 3 180 en 2015 à 2 499 en 2019, selon un rapport publié par la régie nationale des tabac et des allumettes. 

Les quantités produites de tabac ont diminué de 1260 tonnes entre 2012 et 2018, à 978 tonnes en 2019, soit une baisse de 22%.

Le tabac Arbi en tête de liste  

La culture du tabac Arbi commence en mars de chaque année. Les fonctionnaires de la régie des tabacs et des allumettes apportent le matériel de plantation, les herbicides et les graines de tabac, qu'ils sèment dans de petits bassins, dont la superficie ne dépasse pas 12 mètres carrés pour Mehdi.  

Le tabac Arbi est initialement cultivé à partir de graines. La zone cultivée est recouverte d'une toile plastique transparente fixée par des fils, d'une hauteur d'environ 50 centimètres, afin de créer un climat plus chaud et d'accélérer la germination et la croissance des graines. Ces graines restent dans des serres miniatures jusqu'à l'apparition des feuilles. Dès que les températures commencent à remonter, à la fin du mois de mars et au début du mois d'avril, la couverture en plastique est retirée, et les plants continuent d'être entretenues par l'arrosage et le désherbage.  

Les plants de tabac Arbi restent dans les bassins jusqu'à ce qu'ils atteignent une hauteur de 10 ou 13 centimètres. Ils sont ensuite déplacés et disposés en rangs séparés, où ils deviennent des plantes à feuilles, atteignant une hauteur de plus d'un mètre. D'autres plantes de tabac peuvent atteindre deux mètres de hauteur.  

  Mehdi au milieu de plantes de tabac en pleine croissance. Crédit : Malek Khadhraoui  

La Tunisie produit plusieurs variétés de tabac : Le tabac Arbi, l'oriental, le Burley et le Soufi. Le tabac Arbi est en tête de liste des productions, avec 38% en 2019. Sa production a atteint un pic au cours des dix dernières années. En 2014, la production de tabac Arbi s'est élevée à 822 tonnes, sur un total de 1629 tonnes de tabac produits selon la régie des tabacs et allumettes. 

Les références historiques indiquent que la plante de tabac a été introduite en Tunisie en 1830, et qu'elle a été initialement établie dans la région du nord de la Tunisie. En 1891, le premier bureau de tabac a été créé sous la tutelle directe de l'Etat, il prenait en charge la commercialisation du tabac, du sel et de la poudre à canon.

La régie nationale des Tabac et des allumettes a été créée en 1964. Depuis lors, cet établissement public à caractère industriel et commercial exploite directement et exclusivement le secteur des tabacs et des allumettes. En plus de cette régie, l'État a créé en 1981 une usine de production de tabac dans la ville de Kairouan pour répondre aux besoins croissants en cigarettes.  

La quantité de cigarettes locales vendues en 2019 s'est élevée à près de 395 millions de paquets, selon le rapport d'activité de la régie.

La culture du tabac est soumise à une licence délivrée par la régie des tabacs et des allumettes. Mehdi précise que les procédures d’obtention de cette licence ne sont pas compliquées, puisqu’il suffit de s’enregistrer à l’entrepôt de la régie, à 14 kilomètres de son champ, en présentant une copie de sa carte d’identité. Les avantages de la culture sont également bons, car les services de plantations ne sont perçus qu’après la vente du produit à la régie, qui fournit des prêts aux agriculteur·trices, des engrais et d’autres produits nécessaires à la plantation.

Un hectare de tabac Arbi peut être vendu à six ou sept mille dinars lors d'une bonne année. Dans des conditions normales, il peut atteindre huit mille.

D'autre part, Mehdi calcule le coût de plantation d'un hectare de tabac Arbi comme suit :

Le tabac Burley, une qualité supérieure et une rentabilité satisfaisante  

La rentabilité matérielle varie selon le type de tabac. Dans une autre plantation, à environ deux heures de route, dans la région de Kalaâ Kebira, dans le gouvernorat de Sousse, Wiem entame sa deuxième récolte de tabac Burley. Elle s'attend à un bénéfice net de plus de 5000 dinars par hectare.  

Après une année dans cette activité, Wiem choisit d'agrandir la surface cultivée à cinq hectares. Chaque hectare devrait produire 10000 dinars. La production moyenne de Burley est de trois tonnes par hectare, et sont vendus exclusivement à la régie nationale des tabacs au prix de 4300 dinars la tonne. 

La passion de Wiam l'a amenée à cultiver du tabac et à élever du bétail avant d'être obligée de le vendre en raison de ses nombreuses responsabilités.

Le tabac Burley est planté et récolté en deux étapes. Il se distingue donc par sa qualité supérieure et sa production rentable. Tout d'abord, les feuilles jaunes sont enlevées et séchées. Ensuite, la plante entière est coupée et suspendue dans des séchoirs. Ces séchoirs se caractérisent par des températures élevées générées par les rayons solaires réfléchis sur les toits en plastique. 

Contrairement à Mehdi, Wiem s'est lancée dans l'agriculture avec conviction et passion. Après que son mari a hérité de quelques champs d'oliviers, Wiem, professeure de droit à la faculté de droit de Sousse, a décidé de devenir agricultrice.  

Auparavant, Wiem n'avait aucune idée sur la culture du tabac. Elle ne fumait même pas et ne supportait pas l'odeur du tabac jusqu'à ce qu'elle regarde un documentaire sur la culture du tabac au Zimbabwe et sur la possibilité de générer des revenus élevés.  

Elle dit avoir pris la question comme un projet national visant à développer la culture du tabac Burley de haute qualité, dont l'excédent pourrait être orienté vers l'exportation, comme les dattes et l'huile d'olive. Le projet de Wiem s'est déroulé sans problème, puisqu'elle a reçu les encouragements de la régie des tabacs et des allumettes pour lancer son projet. 

Cependant, elle a rencontré des difficultés personnelles pour trouver une ferme appropriée dans la région de Sousse, avant de réussir à louer sa ferme actuelle, qui s'étend sur 7 hectares et dispose d'un puits profond suffisant pour irriguer l'ensemble de la zone tout au long de l'année. 

L'eau circule dans le champ de Wiem depuis le puits à travers un réservoir construit en asphalte à une hauteur d'environ 3 mètres. Crédit : Issa Ziadia.

Habituellement, les propriétaires refusent de louer aux cultivateurs de tabac. Selon eux, cette culture nuit au sol, l’épuise et l’appauvrit. Cependant, Wiem affirme que d’après ses recherches, la culture du tabac n’épuise pas le sol, et qu’elle cultive le tabac comme elle le ferait pour des poivrons ou d’autres légumes.  

Certains pays, comme l'Égypte, ont précédemment interdit la culture du tabac, en raison de la décision ministérielle n° 54 de 1966. Cette décision limite la culture locale du tabac à une production exclusive du ministère de l'Agriculture, et uniquement à des fins expérimentales. Le ministère s'est appuyé sur les avertissements de l'Institut de recherche sur les maladies des plantes du Centre de recherche agricole, selon lesquels "le plant de tabac transmet certaines maladies virales qui menacent le reste des familles de plantes et le sol." 

Wiem espère doubler la surface cultivée en tabac l'année prochaine, de 5 à 10 hectares. Pour l'instant, elle est satisfaite de la productivité de la récolte de cette année, estimant avoir bénéficié de l'expérience de l'année dernière en évitant ses erreurs précédentes. 

Une agriculture en plusieurs étapes qui manque de main-d'œuvre 

Trois femmes de plus de 50 ans placent entre elles une grande boîte en carton et y jettent une à une les feuilles de tabac dorées. Il s'agit de la récolte de quatre mois et demi. 

  Des ouvrières cueillent des feuilles de tabac et les mettent dans une boîte en carton. Crédit : Issa Ziadia  

Contrairement au tabac Arbi, le Burley est séché très soigneusement. Les feuilles sont d’abord retirées, alors que la tige reste pour alimenter les restes des feuilles vertes qui continuent à pousser. Ensuite, les troncs sont coupés pour être transportés dans des serres, où ils sont suspendus à des fils de fer pendant une période allant d'un mois à un mois et demi

Pour la dernière étape, Oussema, un jeune homme d'une vingtaine d'années qui travaille dans la ferme de Wiem, apporte les plantes séchées aux femmes. Elles enlèvent les feuilles et les empilent dans des boîtes. Ce processus semble difficile, car les feuilles sont sèches et ardues.  

Oussema ramasse les plantes de tabac après les avoir séché pour enlever les feuilles, les stocker et les vendre. Crédit : Issa Ziadia

Les femmes enlèvent laborieusement les feuilles de tabac dans un mouvement répétitif pendant des heures. Leurs mains se fissurent sous les séchoirs, où la chaleur augmente et l'odeur du tabac s'intensifie. Ces femmes sont amenées à travailler par un intermédiaire avec lequel Wiem communique à cet effet. Mais pour elle, un travail de cinq heures pour 20 dinars ne permet pas de rentabiliser son travail. 

Le tabac Burley nécessite un traitement minutieux. Un travail difficile, surtout lorsqu'il s'agit de retirer les feuilles. Crédit : Issa Ziadia

Wiem est préoccupée par le manque de main-d'œuvre. Elle déclare : "J'ai essayé d'engager six ou sept femmes, mais je n'en ai trouvé que trois. Il y a aussi un manque de compétences et de savoir-faire avec les plants de tabac."

La culture du Burley nécessite plus de main-d'œuvre que celle du tabac Arbi, ainsi que des compétences telles que le labourage et la fertilisation, et des connaissances en matière de maladies. Le coût de production du tabac Burley est donc plus élevé. Cependant, contrairement au tabac Arbi, la régie des tabacs fournit gratuitement des plants de Burley aux agriculteur·trices. Pour Wiem, cela représente une réduction importante des coûts de production, car un hectare nécessite 32 plants. Si cela avait été des tomates ou des poivrons, le coût de production aurait été de plus de 3000 dinars.

Les plants sont remis aux agriculteur·trices dans des boîtes de pierre ponce. Étant très sensible, le Burley doit être planté dans des boîtes blanches en pierre ponce. Chaque racine est séparée afin de pouvoir être retirée délicatement et replantée dans des conditions idéales pour en accélérer la croissance. 

La régie ne soustrait que les coûts des engrais chimiques et de certains pesticides. La fertilisation d'un hectare de tabac Burley coûte 600 dinars. Les plantes ont besoin d'une eau dont la salinité ne dépasse pas 2 %, d'un sol approprié et de ressources en eau suffisantes. Le Burley est connu pour consommer beaucoup d'eau, mais selon Wiem, il ne consomme pas plus d'eau que les pastèques. Elle y voit une source d'emplois et de devises. 

En plus du tabac, Wiem cultive une variété de légumes tels que des oignons, des pommes de terre et des fenouils. Elle bénéficie de la disponibilité de l'eau, contrairement à Mehdi, qui est obligé de cultiver du fourrage pour ses vaches avant de planter du tabac sur une surface limitée.

L'importance accordée à la culture du tabac au détriment de l'alimentation fait l'objet de plusieurs critiques. Wiem estime que cette tendance des agriculteur·trices à cultiver du tabac est principalement liée aux faibles revenus tirés des autres cultures, et à la faible pluviosité dans sa région, puisque la culture des céréales nécessite une irrigation d'appoint.

Le prix du blé est fixé chaque année par l'Office national des céréales, tout comme le prix du tabac. Cela permet à l'agriculteur d'avoir une perspective sur son revenu. En revanche, les légumes sont soumis à la volatilité du marché libre, ce que les agriculteur·trices considèrent comme une situation d'insécurité.  

La culture du tabac Burley, son séchage, sa collecte et sa vente nécessitent plus de travail que la culture du tabac Arbi. Crédit : Issa Ziadia.

Pour Wiem, tout est une question de chance. Elle se souvient avoir vendu sa récolte de pommes de terre à 1700 millimes pendant deux saisons successives. Par la suite, elle ne les a vendues qu'à 500 millimes, puis a vendu des tomates à 700 millimes, pour ensuite les vendre à seulement 80 millimes. Ce qui lui a fait perdre tous ses bénéfices. 

Wiem est optimiste quant à l'avenir de sa culture et se préoccupe d'étendre la surface cultivée en tabac et de trouver plus de terres dans lesquelles investir. Cependant, Mehdi précise qu'il cultive le tabac par manque d'alternatives et par souci de rentabilité. Il considère que la culture du tabac est fatigante et coûteuse et qu'elle lui demande beaucoup d'efforts afin d'éviter les coûts liés à l'emploi d'une main d'œuvre.