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Neïla, 22 ans, graphiste et illustratrice en reprise d’études, 1335 dinars par mois


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14 Mars 2021 |
Au milieu de l’open space, Neïla* scrute ses écrans et dessine avec sa tablette graphique. À sa gauche, son PC affiche toutes sortes d’inspirations trouvées sur internet, à sa droite, une fenêtre de Photoshop s’étale sur son moniteur. Pour l’association qui l'emploie, Neïla réalise des illustrations, des infographies et crée des identités visuelles et des logos pour des commandes.

Neïla a grandi à Haouaria. Très jeune, elle développe une passion pour le dessin, mais ses parents, professeur·es des écoles, voient d’un mauvais œil cette activité : "j'aimais dessiner des choses mais ma famille n'aimait pas ce que je faisais.  On me répétait d'étudier et que c'était mieux pour moi”. Mais sa passion a fini par l’emporter.

“Je ne les ai pas écoutés et maintenant je travaille comme illustratrice et graphiste, c'est ce que je veux", se félicite-t-elle.

Mais ce parcours ne s’est pas fait sans obstacle. Après l’obtention de son baccalauréat scientifique, Neïla est attirée par les beaux-arts ou le cinéma mais ses parents ne veulent pas qu’elle devienne artiste. Dans ses vœux d’orientation, elle ne sélectionne donc que des filières médicales, domaine qui l’attire également. Mais la sélection est rude et elle n’obtient aucun de ses choix. Un ami de ses parents recommande alors des études d’informatique, et après une seconde sélection, elle est finalement acceptée dans une licence d’informatique d’une université de la banlieue de Tunis.

Elle déménage donc à Tunis et s’installe d’abord dans un foyer étatique à côté de son université. Pour vivre, elle compte sur l’argent que ses parents lui envoient. C’est la première fois qu’elle habite seule et cette nouvelle indépendance est difficile à vivre, notamment parce que ces études qu’elle n’a pas choisies ne lui plaisent pas. “C'était trop dur et je n'aimais pas les gens avec qui j'étudiais”, raconte-t-elle.

En parallèle de ses études, Neïla commence des missions de freelance en tant que graphiste et illustratrice. Cela lui rapporte un peu d’argent mais les projets sont très irréguliers : “Un mois, je peux avoir deux projets et le mois d’après, plus rien”. Malgré cette situation instable, ses parents arrêtent de lui envoyer de l’argent à partir du moment où elle commence à avoir des revenus.

Au fur et à mesure, ses études lui déplaisent de plus en plus au point qu’elle décide d’arrêter au cours de sa deuxième année. La décision est dure à faire accepter à sa famille alors qu’elle n’est plus qu’à un an d’obtenir son diplôme. Son échec en seconde année accélère les choses et elle quitte définitivement cette université ainsi que son foyer.

Poussée par ses parents, elle s’installe alors chez son oncle. Là-bas, le cadre familial lui pèse et ses projets freelance ne lui rapportent pas assez d’argent pour vivre correctement. Neïla finit par se faire embaucher dans une start-up, mais l’expérience est très mauvaise, l’équipe qui l’emploie lui manque de respect : “je suis resté à peine une semaine”, dit-elle en riant.

Elle a plus de chance par la suite et déniche un autre emploi payé 800 dinars par mois. Ce revenu régulier lui permet de quitter le domicile de son oncle. Mais pour ses parents, hors de question qu’elle habite seule ou en colocation : elle n’a d’autre choix que de s’installer dans une chambre partagée d’un foyer privé qu’elle doit en plus payer d’elle-même maintenant qu’elle travaille. Elle regrette le foyer étatique où elle se sentait mieux. “Au foyer étatique tu es libre, ils ne s’occupent pas de toi”, explique-t-elle, alors qu’au foyer privé, elle se sent épiée, “ils appellent les parents” pour signaler les comportement des étudiant·es.

Même si les charges - facture d’eau, d’électricité et de gaz - sont comprises dans le prix, le loyer de 350 dinars lui coûte près de la moitié de son salaire. Mais heureusement Neïla trouve rapidement une nouvelle opportunité dans une association grâce à un ami. “Il travaille au même endroit, il m'a dit qu'ils recherchaient des graphistes, donc il leur a parlé de moi, ils m'ont appelée, j'ai eu un entretien et me voilà !". Désormais, elle gagne 1100 dinars par mois. Son employeur lui fournit des tickets restaurants à hauteur de 110 dinars par mois ainsi qu’une couverture mutuelle santé.

En parallèle, elle continue aussi les missions de freelance qui lui fournissent un complément de revenus très irrégulier au gré des commandes qui lui sont faites. Elle estime leur valeur totale à 1500 dinars par an ce qui lui permet de rentrer presque dans ses frais. Selon elle, le freelancing en tant que graphiste et illustratrice est compliqué, les client·es ne se rendent pas compte de la valeur de leur travail.

“Une fois, une cliente m’a appelée pour que je fasse l’illustration d’un lama. Elle m’a donné les détails et j’ai fait l’illustration. Je lui ai envoyé une capture d’écran pour qu’elle voit et elle m’a dit que ça lui plaisait. Donc elle m’a payé une première moitié, soit 25 dinars. Et quand je lui ai envoyé l'illustration finale, elle m’a dit qu’en fait elle n’aimait pas et elle a refusé de me payer l’autre moitié”. 

Selon ses dires, son travail est généralement apprécié mais ça ne l’empêche pas de vouloir continuellement s’améliorer et   “apprendre de nouvelles choses". En mars, elle a décidé de commencer de nouvelles études et s’est inscrite en BTS Animation 3D pour les deux ans à venir. Cela lui permet aussi de satisfaire ses parents en obtenant un diplôme. Sauf que cela a un coût : 400 dinars par mois, la plus grosse dépense dans son budget. Ses parents n’ont pas prévu de l’aider : c’est son choix et  “elle doit assumer ses responsabilités”.

Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

Dans son foyer, Neïla a accès  à des cuisines communes  mais elle ne les utilise pas car “elles sont toujours bondées”, regrette-t-elle. Pour se nourrir, elle préfère donc se tourner vers l’extérieur. Les jours de semaine, elle ne mange pas le midi car elle n’en ressent pas le besoin et préfère se concentrer sur le travail. Le soir et les week-ends, elle passe donc dans un restaurant. De toute façon, elle manque généralement de temps : "quand je rentre le soir, j'ai juste le temps de manger quelque chose et je me mets à travailler sur les projets de freelance".

Son lieu de travail n’est pas très loin de son domicile : Neïla peut s’y rendre à pied mais elle a souvent recours au taxi  "quand elle se lève tard". Ses dépenses mensuelles pour les transports avoisinent les 100 dinars. Quand elle se rend à Haouaria, environ deux fois par mois, ses parents viennent généralement la chercher, elle n’a donc pas à payer de louage. Elle donne par ailleurs environ 100 dinars à sa famille par mois.

Au quotidien, Neïla fait très peu de courses et elle achète juste quelques produits cosmétiques et ménagers qui lui reviennent à 60 dinars mensuels en moyenne.

En ce qui concerne les sorties, elle préfère généralement rester à la maison : “je ne suis pas quelqu’un d’extravertie, au contraire je suis plutôt introvertie”, considère-t-elle. Entre son caractère, le cumul de son emploi et des missions de freelance qui ne lui laissent que peu de temps, elle ne sort pas beaucoup. Ainsi, elle ne dépense que 30 dinars par mois pour des cafés ou des sorties. Idem pour ses vêtements : elle va aux fripes de temps en temps, “tous les 2 ou 3 mois” mais ne dépense quasiment rien.

Quand elle est chez elle, Neïla dessine. Outre sa profession, c’est aussi une passion qu’elle continue à cultiver depuis son enfance. Chaque mois, elle dépense environ 100 dinars dans du matériel de dessin.

La cigarette lui coûte cher, environ 225 dinars par mois, à raison d’un paquet par jour. S’ajoute à cela un peu d’alcool qu’elle consomme dans sa chambre : “du vin plutôt que des bières car je ne peux pas les laisser dans le frigidaire des cuisines communes”. Ses dépenses mensuelles dépassent souvent ses revenus. Elle ne sait pas combien elle dépense dans le mois au total, mais face à sa situation financière, Neïla se sent “submergée”.

Zone Grise

“Je n'ai jamais assez d'argent pour finir le mois”, déplore Neïla. La plupart du temps, ses comptes sont dans le rouge. Avant de reprendre ses études, elle rencontrait déjà des difficultés et son admission en BTS Animation 3D ne va pas arranger les choses, au point qu'elle risque de se retrouver avec près de 500 dinars de découvert tous les mois.

Cette situation est source de pression et elle ne sait pas comment elle fera pour s’en sortir. Elle travaille tous les jours, souvent le soir pour compléter ses missions de freelance, et parfois le week-end : "je n'ai pas le temps de me reposer”. Avec cela, elle doit aussi suivre son cursus, créant une situation aussi dure financièrement que psychologiquement. Dans ce contexte, ses soucis d'argent se reportent d’un mois vers l’autre sans jamais trouver de solution.

Futur

Neïla se plaît dans son travail actuel : “mes projets sont plus intéressants que ce que je fais en freelance, j’aime ce que je fais”. La jeune femme a aussi d’autres ambitions, “j’ai plein de rêves”, dit-elle avec enthousiasme. Elle voudrait notamment devenir créatrice de personnage dans le domaine des jeux vidéo. Elle y joue un peu sur son PC, mais c’est principalement par intérêt pour l’aspect graphique. Plus tard, elle aimerait donc pouvoir rejoindre ce milieu pour participer à la conception et au développement de personnages. Bien que son BTS représente une dépense importante dans son budget, il pourrait lui fournir des compétences nouvelles pour réaliser son rêve.

Elle espère que sa situation financière finira par s’arranger et qu’elle pourra mettre de l’argent de côté pour investir dans du matériel graphique, tant pour son usage personnel que professionnel. L’avenir est flou pour l’instant mais Neïla est quand même satisfaite de s’être donnée les moyens de suivre sa voie.