En Italie, l'expulsion opaque des migrant·es tunisien·nes

Renégocié en août 2020, un accord bilatéral tuniso-italien autorise Rome à rapatrier les migrant·es tunisien·nes. Comme le dénonce la société civile, l’opacité des procédures permet aux autorités de pousser les migrant·es à l’expulsion sans qu’ils et elles ne connaissent leurs droits et sans avoir la possibilité de demander l’asile. Récit d’une traversée à l’envers, de l’Italie à la Tunisie.
Par | 26 Novembre 2020 | reading-duration 10 minutes

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Dans une cave humide proche du vieux port de Lampedusa, la retraite n’empêche pas Giovanni de continuer à coudre ses filets de pêche. “Mes parents déménageaient à Sousse pendant l’été pour la pêche du poisson bleu. En hiver, ils revenaient sur l’île”, raconte-t-il. Comme Giovanni, les familles partagées entre Lampedusa et les villes de la côte tunisienne étaient nombreuses. “Puis, ils ont tracé les frontières”, tranche l’ancien pêcheur, “et aujourd’hui ces mers sont devenues impraticables”.   

Plus proche de la Tunisie que de la Sicile, l’île de Lampedusa, 135 kilomètres à peine de la ville de Mahdia, est l’un des points les plus au sud de l’Europe, là où échouent les rêves à peine réalisés des migrant·es tunisien·nes. En vertu d’un accord bilatéral entre l’Italie et la Tunisie, Rome rapatrie systématiquement les ressortissant·es tunisien·nes arrivé·es par la mer. Chaque semaine, au moins deux vols charter transportant chacun une trentaine de migrant·es décollent de plusieurs villes italiennes – Rome, Milan, Palerme – pour atterrir discrètement à l’aéroport d'Enfidha-Hammamet. 

À la suite de la première vague de Covid-19, avec l’exacerbation de la crise sociale et économique, l’Italie a connu une nouvelle augmentation d'arrivées de Tunisien·nes : entre les mois de janvier et octobre, 11.212 harraga* ont franchi la frontière de l’Europe, avec l’espoir d’y rester. Alors que la presse italienne fait état d’un “nouvel afflux” de migrant·es, ils et elles sont invisibles à Lampedusa. Les opérations de débarquement menées par les garde-côtes, en présence des opérateur·trices de l’UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), se déroulent en toute discrétion sur le quai du port, une zone militaire inaccessible, loin des regards des touristes qui affluent dans le centre-ville.

Avec le beau temps, la plupart des Tunisien·nes n’ont pas besoin d’appeler les secours, car ils et elles réussissent à atteindre les plages de façon autonome. Au petit matin, un van de la police fait le tour de cette île d’à peine vingt kilomètres carrés pour les récupérer. Coincés entre des rochers, leurs bateaux abandonnés sont retrouvés sur les plages au sud de Lampedusa, à proximité des touristes saisonniers, avant d’être récupérés et accumulés dans un “cimetière” d’embarcations.

À Lampedusa, les embarcations abandonnées par les migrant·es sont placés dans des "cimetières des bateaux". En juin 2020, un incendie volontaire a détruit un dépôt à quelques kilomètres de la ville : ce bateau est le seul ayant survécu.

À Lampedusa, la longue attente

“Après le débarquement, les Tunisiens sont identifiés et reçoivent un formulaire ayant valeur de mention légale. C’est en ce moment qu’ils ont le droit de demander l’asile, sauf que personne ne leur explique quelle est l’utilité du document. On leur montre l’espace pour la signature, et c’est tout. C’est ainsi que la plupart des Tunisiens sont enregistrés comme migrants économiques à leur insu”, explique Sami Aidoudi, assistant juridique et médiateur pour l’Association pour les études juridiques sur l’immigration (ASGI) et qui a assisté beaucoup de nouveaux et nouvelles arrivé·es. Depuis des années, l’organisation dénonce le traitement discriminatoire vis-à-vis des migrant·es tunisien·nes, au nom d’une procédure d’expulsion simplifiée, bien rodée et peu transparente.

L’ASGI a déposé plusieurs recours à la Cour européenne des droits de l’Homme pour violations des droits dans les procédures d’expulsion des Tunisien·nes. 

Ayoub* est l’un d’entre eux. Originaire du sud tunisien, arrivé fin septembre par la mer, il vit dans l’incertitude et dans l’attente, assis dans la cour du hotspot avec ses compagnons de voyage. Sur son profil Facebook, une photo du Colisée et un drapeau italien. Les ami·es se félicitent avec lui. Pour ce jeune de vingt ans, ce n’est pas sa première fois en Italie. Expulsé au début de l’été, il est de retour quelques mois plus tard, et s’interroge sur les raisons de son rapatriement : “je n’avais aucun précédent, je n’ai rien fait. Pourquoi ai-je été expulsé ?” À aucun moment, personne ne lui a expliqué ses droits ou les procédures.

Mais l’expulsion ne l’a pas empêché de repartir. Ayoub connaît bien les conditions de vie du hotspot de l’île : “Ici l’eau est coupée et la lumière est éteinte. Parfois ils les allument. Nous subissons un très mauvais traitement, nous ne savons pas quel sera notre destin dans les jours à venir”.

Les objets abandonnés après le voyage : une botte, un drap, une bouteille de lait vide. Une fois débarqué·es, les harraga quittent rapidement le bateau. Un van de la police fait le tour de l’île pour les récupérer.

"Une fois rentrés dans le hotspot, on ne les verra plus ", commente Claudia Vitali, opératrice de Mediterranean Hope, la seule association présente lors des opérations de débarquement. Inaccessible aux humanitaires et aux journalistes, contrôlée par les militaires, gérée par une coopérative privée sous l’œil attentif du ministère de l’Intérieur, l’ancienne caserne transformée en centre d’accueil est constamment surpeuplée.

En théorie, les migrant·es n’ont pas le droit de quitter cette structure, cachée entre deux collines aux abords de la ville. “C’est une manière d’éviter tout contact entre les locaux et les migrants !", s’exclame Antonino Taranto, habitant de Lampedusa et fondateur de l’Archive historique de l’île, qui veut soutenir des initiatives allant dans le sens opposé. Dans la pratique, quelques migrant·es arrivaient quand même à sortir par la clôture et marchaient jusqu’au centre-ville pour s’acheter un paquet de cigarettes et des provisions au supermarché. Mais avec la situation sanitaire liée au Covid-19, les contrôles ont été renforcés. 

Caché entre deux collines, l’ancienne caserne de Contrada Imbriacola sert de hotspot. Contrôlé par des militaires, le centre peut héberger jusqu’à 328 personnes mais est régulièrement surpeuplé.

La quarantaine, un nouvel obstacle

Plusieurs Tunisien·nes se rendaient au siège de Mediterranean Hope pour profiter de la connexion internet, ou tout simplement pour parler avec les opérateur·trices. "Pour eux, cette période est psychologiquement très dure car ils savent qu’ils seront très probablement rapatriés", témoigne Claudia Vitali. Le sentiment d’incertitude a augmenté depuis l’instauration en avril d’une période de quarantaine, censée durer deux semaines mais qui souvent dépasse ce délai. La nuit, des ferries loués par l’État italien à des compagnies navales privées arriment au quai de Cala Pisana, à l’extérieur de la ville de Lampedusa. Ils n’accostent pas plus que le temps nécessaire pour faire monter les migrant·es, avant de repartir pour s’arrêter au large des ports du Sud italien. Comme le rapporte un avis du Ministère des transports, Rome dépense 4.037.000 euros pour chaque navire-quarantaine.

"Je pense toujours à mon destin, je crains que l’expulsion se reproduise. Je ne sais pas si je serai libéré après la quarantaine. Je suis épuisé psychologiquement, mais ils ne nous laissent pas descendre", fait savoir Ayoub, qui poursuit son voyage sur un ferry-quarantaine depuis lequel, au loin, il aperçoit Palerme.

Le trajet d'Ayoub montre les différentes étapes des migrant·es tunisien·nes en Italie. Parti depuis Gabes, Ayoub est enfermé dans un hotspot à Lampedusa et placé dans un navire de quarantaine. Il est ensuite emmené vers un centre de rapatriement avant d'être expulsé vers la Tunisie en avion. 

En mai, le séjour dans ces non-lieux a coûté la vie à Bilal Ben Messaoud, un jeune Tunisien de 22 ans, qui s’est jeté du navire Moby Zazà pour essayer de rejoindre la Sicile à la nage. Quelques mois plus tard, un mineur ivoirien de 15 ans, Abou Dakite, a également péri pour ne pas avoir reçu à temps l’aide médicale dont il avait besoin.

Des nombreuses vidéos partagées par les harraga illustrent leurs conditions de vie précaires sur ces navires, où l’évacuation des positifs au Covid-19 ne se fait qu’en cas de malaise. Début octobre, un groupe de Tunisiens retenus pendant plus d’un mois sur le navire Augusta malgré deux tests PCR négatifs, a entamé une grève de la faim pour demander à être libéré. Imed Soltani, président de l’association Terre pour tous qui représente les familles des disparu·es en mer, recueille et partage les photos et les vidéos des violations subies par les migrant·es. En août, son association a organisé un sit-in devant l’ambassade d’Italie en Tunisie.  "Nous demandons tout simplement de respecter le droit international, qui ne permet pas les expulsions collectives. Les demandes d’asile des Tunisiens doivent être prises en compte", affirme-t-il. 

Le "Garant italien des personnes détenues", Mauro Palma, a également pointé du doigt ce manquement juridique : "Les personnes à bord ne peuvent pas demander l’asile, et les victimes de traite ou les mineurs non accompagnés ne sont pas protégés", dénonce-t-il dans un communiqué

Si la plupart des Tunisien·nes se retrouvent à nouveau au milieu de la mer, en quarantaine cette fois, ce n’est pas le cas de tou·tes. Expulsé en août, Ahmed revient sur les étapes d’un voyage ayant terminé dans le même salon de coiffure qu’il avait quitté, en quête d’un meilleur travail. "Au moment de la quarantaine, les Tunisiens ont été séparés des autres. Nous avons voyagé vingt-six heures sur un bus, de la Sicile jusqu’au nord de l’Italie, pour être enfermés dans un centre d’accueil près de Turin", raconte-t-il. Pour comprendre où il se trouvait, Ahmed a pris plusieurs captures d’écran de Google Maps. "Personne ne nous a expliqué ce qu’il allait se passer ensuite. Nous avons signé plusieurs documents, mais nous n’avions pas le choix. Je ne savais pas de quoi il s’agissait". En fin de quarantaine, on demande aux Tunisiens de signer la décision d’éloignement qui les conduira au rapatriement, confirme l'assistant juridique d'ASGI, Sami Aidoudi.

Au port de Lampedusa, les bateaux confisqués par les autorités venant de la Libye ou de la Tunisie attendent, se rouillent, et leurs histoires se confondent les unes aux autres. Ce bateau a transporté plus de 300 personnes jusqu’aux côtes siciliennes.

L’avis d’expulsion, meilleur scénario

Dernière étape précédant l’expulsion : les Centres pour les rapatriements (CPR), lieu d’attente du départ. Passé par le CPR de Turin, Ahmed le considère comme "une véritable prison, où la violence est à l’ordre du jour". Au moment de l’institution de ces centres en 2017, l’ancien ministre de l’Intérieur Marco Minniti comptait 715 places disponibles, portées à 1.085 en 2019.  

Trois ans plus tard, le problème de la surpopulation des CPR est loin d’être résolu. Comme le rapporte une étude de Openpolis et ActionAid, l’Italie ne rapatrie que 20% des personnes ayant reçu un ordre d’expulsion, entre engorgement des centres et difficultés bureaucratiques et structurelles. Pour cette raison, une minorité des Tunisien·nes reçoivent un avis d’expulsion de sept jours : ils et elles retournent ainsi en liberté, mais avec l’obligation de quitter le pays de manière indépendante.

En l’absence d’une demande d’asile, l’avis d’expulsion représente le seul moyen de rester en Europe. Ce papier – " le laissez-passer", comme l’appelle Ahmed – les condamne à une vie en cachette, en situation d’irrégularité, de crainte d’être renvoyé·es en Tunisie. Cette possibilité, qui ne concerne qu’une minorité, alimente pourtant l’espoir de la majorité. "J’ai des amis qui sont à Paris, alors que moi je suis de retour au bled. Pourquoi ? Dès que j’aurai de l’argent, je repartirai", promet Ahmed, qui rêve de rejoindre un cousin en France en passant par Lampedusa, car "la traversée est moins risquée", mais surtout "moins chère" (environ 4.000 dinars selon plusieurs témoignages). Pour accélérer les départs vers la Tunisie, "ceux qui ont déjà été expulsés auparavant ne passent même plus par les CPR, mais peuvent être directement rapatriés après la quarantaine", confirme l’assistant juridique Sami Aidoudi. 

Pour ce médiateur de ASGI, "à partir de l’arrivée jusqu’au départ, les migrant·es tunisien·nes ne connaissent ni leur situation ni leurs droits. Tout est fait dans l’opacité, avec le but de les pousser vers le rapatriement. Quand un migrant présente une demande de protection internationale, souvent il ne reçoit aucun papier prouvant qu’elle a été effectivement prise en compte. Il peut ainsi se retrouver dans un CPR et être expulsé".

En l’absence d’une procédure claire et unifiée, même les associations peinent à suivre le processus du début à la fin. "C’est pour cette raison que, amenés devant un juge de paix, la plupart d’entre eux ne demandent pas l’asile politique ou la protection humanitaire ", souligne encore Aidoudi. 

Député du bloc démocratique, élu au Parlement tunisien dans la circonscription d’Italie, Majdi Karbai suit lui aussi de près le dossier migratoire : "Récemment, deux mineurs se sont retrouvés dans un centre pour les rapatriements, ce qui est illégal. Le 20 octobre, un jeune a été expulsé avant le résultat de son test PCR. Il était positif au Covid-19", rappelle-t-il.

Une petite embarcation de Tunisien·nes est récupérée par la police des finances italienne pour être inspectée. Cette île qui compte à peine 5.000 habitant·es est patrouillée jour et nuit par des centaines de policier·es envoyés à Lampedusa par le Ministère de l’Intérieur.

Retour à tout prix

Malgré ces difficultés, les expulsions des Tunisien·nes se poursuivent assez rapidement par rapport à d’autres nationalités et le ministère de l’Intérieur italien vient d’annoncer le doublement du nombre des rapatrié·es. Aux vols classiques du lundi et du jeudi, s’en ajoutent désormais de nouveaux. Cette décision s’appuie sur un accord bilatéral tuniso-italien conclu en avril 2011 entre le gouvernement de Béji Caïd Essebsi et son équivalent italien Silvio Berlusconi, signé par les ministres de l’Intérieur de l’époque Habib Essid et Roberto Maroni.

Il y a neuf ans, 55.000 Tunisien·nes avaient rejoint les côtes italiennes après la révolution de 2011. "À l’époque, alors que les arrivées des Tunisiens augmentaient, les migrants n’étaient pas évacués de l’île. En avril, Berlusconi s’est rendu sur l’île et nous a présenté la solution aux problèmes de Lampedusa : l’accord d’expulsion", rappelle Antonino de l’Archive historique de l’île, où il conserve la vidéo de ce jour-là et quelques photos de la colline où plusieurs migrant·es avaient installés des tentes. 

Depuis, l’accord est constamment reconduit en dépit des problèmes qu’il pose d’un point de vue juridique, notamment parce qu’il autorise les expulsions collectives contredisant les conventions internationales relatives au statut de réfugié·e. 

Comme l’explique le directeur régional d’Avocats sans frontières, Antonio Manganella, "cet accord représente une anomalie. Plusieurs conventions bilatérales de ce genre ont été conclues, mais elles sont passées d’abord par les mains du Parlement ". Ce qui n’a pas été le cas de cette entente, en Tunisie comme en Italie. "En l’absence d’une publication au Journal Officiel de la République Tunisienne, le contenu d’un tel accord reste opaque. Il est ainsi difficile de pouvoir estimer le parcours de ratification approprié qu’il aurait dû suivre. Il n’en reste pas moins que, s’agissant d’un accord pouvant affecter le respect des droits des tunisiens, il aurait dû faire l’objet d’un débat parlementaire", continue-t-il. 

À la suite de la visite d’une partie du gouvernement italien en Tunisie et la décision d’augmenter le nombre d’expulsé·es, les associations Avocats Sans Frontières, l’ASGI et le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) ont effectué des demandes d’accès aux dossiers aux gouvernements italien et tunisien. Objectif : la publication du contenu de l’entente conclue ce 17 août 2020, peut-on lire dans un communiqué conjoint

La ville de Lampedusa derrière le barbelé entourant l’aéroport.

Cette dernière prévoit un soutien économique de 11 millions d’euros pour le renforcement des contrôles aux frontières. "Encore une fois, cet argent ne contribuera pas au développement de projets utiles à la collectivité, ou à la création d’emplois dans les régions marginalisées", commente le député Majdi Karbai. 

Ahmed le sait bien. De retour au point de départ, la maison de ses parents, il travaille à la journée. Sinon, il attend. De son voyage en Europe, il ne lui reste qu’une pile de papiers froissés. Le jour de son expulsion, escorté par deux agents de police et menotté, comme tous ses compagnons de route, il a parcouru la péninsule dans le sens inverse, de Turin jusqu’à Palerme. En Sicile, il a rencontré les fonctionnaires du consulat tunisien pour une identification rapide, avant de décoller : " ils m’ont demandé si j’étais tunisien, j’ai dit oui".

Deux heures après, il sortait de l’aéroport d'Enfidha-Hammamet. "J’ai signé un document qui m’empêcherait de franchir les frontières de l’Union européenne pendant cinq ans. Mais je vais repartir le plus tôt possible", affirme-t-il. Pour lui, l’expulsion n’est qu’une étape d’un voyage qui se répètera en boucle deux, trois, quatre fois, jusqu’au moment où il pourra rester en Europe, peu importe le prix.