Auditeur junior dans un cabinet d’expertise comptable, Zied est chargé de contrôler la fiabilité des états financiers des entreprises clientes. Avec sa voiture ou celle de son patron, il est tous les jours en déplacement. Il rayonne généralement dans le grand Tunis, pour des missions de deux à trois semaines au sein de sociétés industrielles et commerciales.
Zied effectue les contrôles chez le ou la client·e qui lui met un espace de travail à disposition. Sur place, derrière son ordinateur portable et une pile de classeurs, il vérifie une centaine de pièces comptables par jour, à l’affût de fraudes, de manipulations ou d’irrégularités.
“C’est par hasard que je me suis engagé dans cette voie”, commence-t-il. “Avec une moyenne de 10/20 au bac, mes choix d’orientation étaient limités. En plus, je ne savais pas du tout ce que je voulais faire dans la vie… Alors, sur ma fiche d’orientation, j’ai coché ‘commerce’ au hasard”.
Zied n’est pas le seul à s’être lancé dans un domaine sans conviction. “La plupart de mes amis ont eu le même problème, du coup c’est leurs parents qui ont décidé pour eux”, se souvient-il.
Aujourd’hui, à 26 ans, Zied se réjouit de son parcours. Grâce à son master ‘Contrôle, Comptabilité et Audit’, il n’a pas eu de difficulté à trouver un premier emploi :
“Au bout d‘un mois de recherches à peine, j’étais déjà embauché ! Tout le monde ne peut pas en dire autant. C’est un métier demandé”.
Bénéficiaire d’un Contrat d’initiation à la vie professionnelle (CIVP) de deux ans, Zied gagne 750 dinars par mois. 550 dinars sont payés par l’employeur, 200 dinars par l’État. Il travaille du lundi au vendredi, 40 heures par semaine. “Théoriquement”, insiste-t-il, “parce ce que dans notre branche, on ne compte pas les heures supplémentaires.”
Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent :
Zied ne compte pas non plus les heures qu’il passe au volant et qui varient beaucoup en fonction de ses client·es. “À Tunis, on est tous logés à la même enseigne. La majeure partie du temps, on est coincés dans les embouteillages. La conduite est un facteur de stress important”, ajoute-t-il.
Petit dernier de la famille, Zied vit seul avec sa mère, pharmacienne à la retraite, dans un appartement à Menzah. Son père est décédé juste après la Révolution et ses sœurs aînées vivent en France depuis une dizaine d’années.
Logé, nourri, blanchi, le jeune homme ne paie en effet ni loyer, ni factures. Il ne débourse rien non plus pour les courses : “C’est moi qui vais au supermarché mais c’est ma mère qui paie. De temps en temps, il m’arrive de participer aux frais, mais c’est rare donc ça ne compte pas”.
“J’ai la chance de vivre chez ma mère, sinon j’aurais une vie très difficile”, reconnaît-il.
Quand il travaille, ses pauses-déjeuners se résument à un sandwich pris sur le pouce et lui coûtent en moyenne 35 dinars par semaine.
Pour se rendre au bureau et effectuer ses déplacements professionnels, il utilise sa voiture et parfois celle de son patron. Il dépense environ 225 dinars d’essence par mois. “La société me rembourse uniquement les déplacements longue distance, c’est-à-dire au-delà d’un rayon de 20 kilomètres”, indique-t-il.
Sa voiture, il l’a héritée de l’une de ses sœurs partie s’installer en France. Elle est au nom de sa mère et c’est cette dernière aussi qui règle les frais d’assurance.
“Et voilà ma plus grosse dépense”, soupire Zied en saisissant son paquet de cigarettes. “Avec ma mère, on a voulu profiter du confinement pour tenter d’arrêter mais… impossible ! J’ai essayé plusieurs fois mais sans jamais réussir à tenir plus de deux jours ! D’ailleurs, c’est moi qui ai craqué le premier, puis ma mère. Et ainsi de suite pendant plusieurs semaines…”
Si sa consommation a effectivement baissé durant le confinement et le Ramadan, Zied constate qu’il fume à nouveau comme avant et qu’un paquet lui dure à peine une journée. Il réalise que ses cigarettes lui coûtent environ 240 dinars par mois, soit un tiers de son salaire.
“Grosso modo, les dix premiers jours du mois, je travaille uniquement pour me payer ma nicotine !” conclut-il, dépité.
Qui dit cigarette, dit petit café. Matin, midi et soir, Zied ne manque pas une occasion d’aller boire un expresso. Ce plaisir quotidien lui revient à environ 3 dinars par jour. Zied profite de ses sorties au café pour se connecter à internet à travers le wifi et échanger avec ses amis sur messenger. Il consomme rarement plus de 20 dinars par mois de cartes téléphoniques.
Pour ses vêtements, Zied ne dépense absolument rien. “Je suis habillé par mes sœurs de la tête au pied !” raconte-t-il en riant. “Vêtements, chaussures et accessoires, dès qu’elles trouvent quelque chose d’intéressant, elles m’envoient une photo par messenger avant de l’acheter et me l’apportent au prochain voyage. Elles font la même chose pour ma mère”. Sinon, tous les deux mois environ, Il débourse 10 dinars chez le coiffeur.
Deux fois par mois, Zied fait du sport avec ses amis d’enfance et de voisinage. Ensemble, ils louent un terrain de foot et se partagent les frais qui oscillent entre 5 et 10 dinars par personne suivant l’endroit.
Deux à trois samedis par mois maximum, il retrouve ses ami·es dans des bars. Il estime que cela lui revient à environ 90 dinars mensuels. Mais il adapte ces sorties nocturnes en fonction de son budget et il lui arrive de ne pas sortir plusieurs week-ends d’affilée. Parfois, sa mère lui glisse un billet, parfois il sollicite ses sœurs qui lui envoient de l’argent. “Ma mère ne connaît pas bien les prix alors quand c’est elle qui m’en donne, je vais à Tunis, quand c’est mes sœurs, je sors à Gammarth !”, plaisante-t-il.
Privé de ces sorties pendant le confinement sanitaire, le jeune homme, amateur de jeux en ligne et de football, a passé tout son temps sur internet à jouer avec ses amis et visionner d’anciens matchs. Également adeptes de série étrangères, Zied et sa mère profitent gratuitement de l’abonnement Netflix d’un ami de la famille. “Autant dire qu’on ne s’est pas privé pour enchaîner les épisodes et nous changer les idées !”
Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :
La zone grise
Même s’il est satisfait de sa situation, Zied déplore que le contact avec les client·es ne soit pas très chaleureux. “Généralement quand un auditeur débarque, les clients ont peur. Personne ne te sourit, on te parle à peine. C’est frustrant à force...” regrette-t-il.
Avec tous ses déplacements, quand les premiers cas de Covid-19 ont été détectés, Zied s’est rapidement inquiété. Alors que la Tunisie ne comptait que cinq cas déclarés, le jeune homme se rappelle avoir insisté auprès de son patron pour pouvoir faire du télétravail. “Avec mes différentes missions et le nombres de personnes que je côtoie chaque jour, j’avais vraiment peur d’être un porteur sain et de propager le virus.” Son patron, ainsi que ses collègues, lui avaient alors ri au nez. Quinze jours plus tard, le confinement était déclaré et le cabinet devait cesser temporairement son activité.
À la crainte de la maladie s’est alors ajoutée une nouvelle peur : “Comme on avait arrêté de travailler et qu’on n’avait pas d’information de la part de notre patron, je pensais qu’on n’allait pas toucher de salaire du tout.” C’est seulement après la reprise de l’activité que Zied a appris qu’il serait payé normalement.
Soulagé, Zied n’en déplore pas moins le salaire qu’il gagne et l’absence de prime.
“On doit souvent mener plusieurs missions en même temps, avec des échéances serrées, notamment au premier semestre. On est mal payés, on ne peut pas récupérer les heures supplémentaires… on n’ose même pas prononcer le mot d’ailleurs !”, se désole-t-il.
Aujourd’hui, pour la première fois depuis longtemps, son compte est dans le positif. En effet, pendant le confinement, cigarettes et frais téléphoniques mis à part, Zied n’a rien dépensé. Mais il sait que ce ne sera que de courte durée : “Avec le coût de la vie qui ne fait qu’augmenter, l’argent que j’ai économisé sera très vite dépensé”, avance-t-il.
Il discute beaucoup avec sa mère qui aimerait qu’il rejoigne ses sœurs en France, qu’il soit mieux payé et qu’il ait une vie meilleure. “Bien sûr que c’est tentant, mais je ne vais pas laisser ma mère seule ici ! Si elle veut partir en France, j’y vais. Si elle ne veut pas, je resterai avec elle en Tunisie. Ce n’est pas grave”, conclut-il.
Futur
Zied échange également beaucoup avec un de ses collègues du cabinet. Par messages instantanés, ils discutent de leurs perspectives d’avenir, des moyens de gravir les échelons, d’être mieux rémunérés… Ils se demandent s’ils devraient quitter leur cabinet actuel pour une société plus importante.
Ils se motivent aussi mutuellement pour passer le concours d’expert-comptable en France, en automne prochain, et ne pas baisser les bras devant le lourd programme de révision qui les attend cet été. À leurs doutes personnels se greffent maintenant les incertitudes liées à la conjoncture globale. Le concours aura-t-il lieu comme prévu ? Pourra-t-on voyager facilement d’ici là ? Le prix des billets ne va-t-il pas augmenter ?
Malgré tout, Zied entend faire preuve de détermination : “Mon principal objectif, c’est d’avancer dans ma vie professionnelle. Avec ce concours, je pourrai être mieux considéré en Tunisie, alors : je veux réussir !”