China Cables : Qui sont les Ouïghour·es et pourquoi cette détention massive ?

Pour mieux comprendre les agissements de la Chine et les conclusions de “China Cables”, ICIJ répond à quelques questions clés sur les personnes impliquées, les origines de la répression et l’importance de ces documents confidentiels. China Cables est la nouvelle enquête de ICIJ, traduite par inkyfada.
Par | 27 Novembre 2019 | reading-duration 6 minutes

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Crédits : ICIJ/Ricardo Weibezahn
La détention massive de Ouïghour·es ainsi que d’autres minorités ethniques vivant dans la région occidentale du Xinjiang en Chine a suscité une vive inquiétude et de nombreuses condamnations au niveau international. Aujourd’hui, pour la première fois, l’enquête “China Cables” du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) révèle des directives confidentielles du gouvernement chinois. Celles-ci prévoient des plans opérationnels pour la mise en place de camps d’internement ainsi que l’ordre de procéder à des détentions massives grâce à la collecte de données personnelles et le recours à une intelligence artificielle. 

Pour mieux comprendre les agissements de la Chine et les conclusions de “China Cables”, il sera question ici du contexte. Qui sont les personnes impliquées, quelles sont les origines de la répression et pourquoi ces documents secrets ou confidentiels sont-ils importants ?

Qui sont les Ouïghour·es ?

Les Ouïghour·es sont un groupe ethnique turc dont les membres sont majoritairement musulman·es. Les Ouïghour·es ont une culture et une histoire spécifiques, comprenant la proclamation de deux Républiques indépendantes de courte durée pendant la première moitié du 20e siècle, toutes deux connues sous le nom de Turkestan oriental.

Le Xinjiang est situé à l’extrême Nord-Ouest de la Chine.

Près de 11 millions de Ouïghour·es vivent dans le Xinjiang, à l'extrême Nord-Ouest de la Chine, une région aride composée de montagnes et de vastes steppes. De plus petits groupes se trouvent dans toute l'Asie centrale. Pour les chercheur·euses, l’identité ouïghoure s'est développée au fil des siècles autour des villes oasis.

Qu’arrive-t-il aux Ouïghour·es ?

Ces dernières années, le gouvernement chinois a pris des mesures répressives contre les Ouïghour·es ainsi que d'autres minorités ethniques présentes dans le Xinjiang. Ces mesures passent notamment par une surveillance générale, des détentions massives et l'assimilation forcée.

Un système de vidéosurveillance et des postes de contrôle de la police surveillent constamment les citoyen·nes. Le gouvernement des États-Unis a estimé que plus d'un million de Ouïghour·es - représentant près de 10 % de la population ouïghoure du Xinjiang - ont été emprisonné·es par les autorités chinoises.

Le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a dénoncé le traitement réservé par la Chine aux Ouïghour·es, le qualifiant de "tache du siècle".

Pourquoi le gouvernement chinois persécute-t-il les Ouïghour·es ?

La Chine affirme que la répression est nécessaire pour prévenir le terrorisme et éradiquer l'extrémisme islamiste. Cela s'inscrit dans le cadre d'une campagne plus vaste menée par le dirigeant chinois Xi Jinping dont le but est de promouvoir le nationalisme Han en tant que force unificatrice - les Han étant la majorité ethnique de la Chine - et pour supprimer toute identité ethnique, culturelle ou religieuse qui pourrait concurrencer la loyauté populaire accordée au Parti communiste chinois.

En 2009, les tensions alimentées par des décennies de discrimination institutionnalisée et de marginalisation contre les Ouïghour·es dans leur propre pays ont dégénéré en violence dans les rues d'Urumqi, la capitale du Xinjiang. Les affrontements entre Ouïghour·es et les Han chinois ont tué près de 200 personnes, dont la plupart, selon les autorités, étaient des Han. La Chine a condamné les séparatistes ouïghour·es et s'est engagée à éliminer l'idéologie islamiste séparatiste et militante de la population ouïghoure.

Affrontements entre des policier·es chinois·es et des femmes ouïghoures dans une rue de Urumqi, capitale du Xinjiang, en juillet 2009. Crédits : ICIJ/GettyImages

que sont les camps de rééducation du gouvernement chinois ? 

À partir de 2017, de nombreux·ses détenu·es ouïghour·es ont été envoyé·es dans des camps appelés "Centres d'enseignement et de formation professionnelle" par le gouvernement. Là-bas, les détenu·es sont contraint·es d'apprendre le Mandarin, de renoncer aux pensées "extrémistes" et sont quotidiennement endoctriné·es par la propagandedu Parti communiste chinois. Certain·es ancien·es détenu·es disent avoir subi des tortures et des abus sexuels.

Les détenu·es reçoivent également une formation professionnelle. Après avoir suivi le programme d'endoctrinement, ils et elles sont affecté·es dans des usines pour travailler dans des conditions généralement considérées comme du travail forcé.

Comment le reste du monde a réagi ?

Les États-Unis ont réagi avec la plus grande fermeté en annonçant en octobre des sanctions contre des entités et des responsables chinois·es lié·es à la répression dans le Xinjiang. Parmi les 28 entités inscrites sur la liste noire figuraient les géants chinois de la vidéosurveillance Hikvision et Dahua, ainsi que de nombreux bureaux d'État chinois. Les fonctionnaires visé·es par les restrictions de visas n'ont pas été publiquement identifié·es.

Dans une lettre adressée au Haut Commissaire du Conseil des droits Humains des Nations-Unies en juillet dernier, près d'une vingtaine de pays industrialisés ont demandé à la Chine de mettre fin à son programme de détention massive.

La Suède a annoncé qu'elle accorderait le statut de réfugié·e aux Ouïghours chinois en 2019.

Toutefois, un certain nombre de multinationales occidentales, dont le géant allemand Siemens AG, ont maintenu des liens commerciaux avec des organisations chinoises liées à la répression du Xinjiang. Dans une déclaration aux partenaires de ICIJ sur la chaîne publique allemande NDR, Siemens a déclaré que sa coopération avec l’entreprise militaire publique China Electronics Technology Group Corporation se concentraitsur les "solutions d’industries intelligentes" et qu'elle "ne fournit aucun produit qui soit utilisé dans les produits assemblés de notre client".

Un bâtiment qui pourrait être un centre de rééducation, où des Ouïghour·es sont détenu·es, dans le Xinjiang. Crédits : ICIJ/GettyImages

Que dit la Chine au sujet des camps ?

Dans une déclaration à The Guardian, partenaire de ICIJ, la Chine a déclaré que les camps sont un moyen efficace de lutter contre le terrorisme et qu’ils ne portent pas atteinte à la liberté religieuse.

"Depuis que ces mesures ont été prises, il n'y a pas eu un seul incident terroriste au cours des trois dernières années. Le Xinjiang est redevenu une région prospère, belle et paisible", déclare le bureau de presse de l'ambassade de Chine au Royaume-Uni. "Les mesures préventives n'ont rien à voir avec l'éradication des groupes religieux. La liberté religieuse est pleinement respectée dans le Xinjiang."

La Chine a également contesté l'authenticité des documents divulgués, les qualifiant de "pures inventions et d’intox". Les autorités font référence à un Livre blanc officiel dans lequel le gouvernement chinois décrit que l'objectif des camps est de fournir de l’aide et de réhabiliter les personnes impliquées dans des activités terroristes ou extrémistes.

Quels documents ont été obtenus pour l'enquête China Files ?

Le Consortium international des journalistes d'investigation a obtenu des documents hautement confidentiels du gouvernement chinois détaillant les politiques officielles derrière les camps du Xinjiang.

Les documents du “China Cables” comprennent un manuel détaillé daté de 2017. Il énonce les lignes directrices à l'intention du personnel gérant les camps, y compris les protocoles de sécurité, les méthodes de surveillance et de contrôle des détenu·es, le programme d'études des camps et les critères de libération. Les documents comprennent également quatre comptes-rendus de réunions d’information, connues sous le nom de "bulletins", qui énoncent les politiques d'identification et d'arrestation des citoyen·nes du Xinjiang concerné·es par une détention.

Le manuel a été publié par la Commission des affaires politiques et juridiques du Xinjiang, organe du Parti communiste chinois en charge de l'appareil sécuritaire de la région. Les "bulletins" ont quant à eux été publiés par le Comité "Forward Command for the Strike Hard Assault Battle” (Commandement avancé pour la bataille d’assaut) du Parti communiste du Xinjiang, qui a aidé à instaurer la répression sécuritaire. Tous les documents sont signés par Zhu Hailun, qui était à l'époque le plus haut responsable de la sécurité du Xinjiang et le chef-adjoint du Parti communiste.

Les documents comprennent également la décision de justice d'une affaire du Xinjiang dans laquelle un musulman a été condamné à dix ans de prison pour avoir préconisé des pratiques religieuses islamistes. Il a notamment été puni pour avoir dit à ses collègues de ne pas blasphémer ou de regarder de la pornographie.

Les linguistes et les expert·es qui ont examiné les documents ont certifié leur authenticité. D'ancien·nes détenu·es ont également confirmé leur contenu.

Comment ICIJ a-t-il obtenu les “China Cables” ?

Les documents confidentiels sont arrivés à ICIJ par un groupe d’exilé·es ouïghour·es.

Quelles sont les nouvelles informations de “China Cables” ?

L'enquête de “China Cables” confirme, avec les documents et les propos du gouvernement chinois, l’existence de plans opérationnels organisant les centres d'internement du Xinjiang et les mécanismes du système orwellien de surveillance massive et de " police préventive" dans la région.

Les documents fournissent de nombreux détails pour comprendre le système de contrôle social dans les camps qui incluent notamment des mesures strictes pour empêcher les évasions, tout en prétendant officiellement qu'il s'agit d'établissements permettant l’enseignement “d’une bonne éducation”.

Les documents révèlent également le fonctionnement d'un programme chinois de surveillance des citoyen·nes et de collecte d'informations dans une base de données appelée “Integrated Joint Operations Platform” (Plateforme opérationnelle interarmées intégrée). Ils montrent également que la police chinoise procède à des arrestations massives sur ordre sur la base de ce gigantesque système de collecte et d'analyse de données qui utilise l'intelligence artificielle pour sélectionner d'énormes pans de la communauté du Xinjiang comme candidat·es à la détention.

Les "bulletins" révèlent pour la première fois que les autorités signalent les citoyen·nes comme suspect·es uniquement parce qu'ils et elles utilisent une application de communication populaire connue sous le nom de ‘Zapya’. L'application permet aux utilisateurs·trices de partager du contenu hors ligne.

Les autorités considèrent que cette fonctionnalité pourrait être utilisée pour diffuser des informations présentant des “ caractéristiques terroristes violentes". Selon l'un des "bulletins", plus de 1,8 million de Ouïghour·es du Xinjiang utilisaient Zapya en juin 2017.

Certains médias ont déjà rapporté que des ressortissant·es étranger·es faisaient partie des détenu·es dans les camps. Les "bulletins" révèlent désormais que leur présence dans les camps n'est pas accidentelle et qu’elle comporte un objectif politique explicite. Les "bulletins" confirment également officiellement que des milliers d'autres personnes sont ciblées uniquement parce qu'elles ont voyagé à l'étranger. Les personnes qui tombent sous le coup de soupçons peuvent être détenues sans ordonnance judiciaire ni procès.