Il est 15h, le soleil brûle encore. Les rues au sol caillouteux sont vides. Comme de nombreuses habitations de Nasrallah, celles du quartier d’El Azaâza sont à moitié construites, faute de moyens. Adel* n’est pas là. Son frère chevauche sa mobylette pour aller le chercher au café. Lorsqu’il arrive, entouré de ses ami·es, il a un air rigolard. Seul·es son bras replié, couvert, ainsi que les tâches sur son visage et ses oreilles témoignent du drame familial.
Au début du mois de juillet dernier, Adel, 29 ans, a voulu mettre fin à ses jours, par le feu. “J’en avais marre de tout, je ne voyais pas le bout de cette situation”. Cette situation dont il parle, c’était sa vie quotidienne. Il vendait de l’alcool illégalement aux habitant·es de son quartier. Une activité intolérable pour son père qui a fini par lui confisquer son scooter.
“Vendre du shit ou de l’alcool, c’est une des seules solutions qu'on a ici pour avoir de l’argent. Alors dans un moment de rage je me suis brûlé”. Un silence. “…mais bien sûr que j’aimerais faire autre chose”.
Vue sur Nasrallah depuis la montagne Jebel Cherahil. Crédit photo : Lou Bes
Le taux de chômage est de 22% à Nasrallah, contre 15,3% au niveau national. Adel n’est ni furieux, ni désolé lorsqu’il relate les faits, comme si sa vie sans issue l’avait rendu amorphe. Si son geste de désespoir l’a épargné, sa tante, elle, est morte en le sauvant, piégée par une flamme qui a pénétré sa gorge lorsqu’elle s’est jetée sur lui. Elle était seule à travailler pour faire vivre cinq enfants.
Des écoles mais pas de travail
Une ruelle du centre-ville qui mène à la montagne. Crédit photo : Lou Bes
Adel était bon à l’école mais il a vite abandonné. “Tu vas au collège, au lycée, ok. Mais après ? Il n’y aucune formation à Nasrallah. Ensuite pour trouver un vrai travail, tu es obligé d’aller jusqu’à Sousse ou Tunis pour gagner 700 dinars par mois. Les déplacements coûtent cher, je ne peux pas vivre avec ce salaire”.
Une quinzaine de minutes à pieds séparent la cité El Azaâza du centre-ville de Nasrallah, encore vide et chaud à 16h. Quelques hommes partagent une chicha dans les cafés, seuls réels lieux publics aménagés.
Oussama est un des trois médecins généralistes en libéral de la ville qui compte 21.000 habitant·es au total et 5000 pour le centre. Il suit les blessures d'Adel et estime à environ 1200 dinars les soins nécessaires pour soigner ses brûlures. Une somme difficile à obtenir pour la famille dont seul le père travaille dans une entreprise publique pour un salaire de 600 dinars environ.
“J’ai peur que d’autres jeunes agissent comme lui ou qu’il répète son geste”.
Il regrette de voir les suicides se multiplier et les jeunes perdre toute aspiration mais il reconnaît le cercle vicieux dans lequel ces dernier·es sont empêtré·es.
“L’abandon scolaire est un fléau. Il y a vingt ans, on savait qu'on allait trouver du travail après les études. La situation économique était moins désespérée. Nos parents avaient des raisons de nous soutenir”. Le taux de scolarisation est de 64% dans le gouvernorat de Kairouan, pour les jeunes âgé·es de 13 à 19 ans.
Si selon le portail de l’industrie tunisienne, le gouvernorat de Kairouan dispose de 171 entreprises industrielles, ce qui est visible à Nasrallah, ce sont surtout des épiceries, des vendeurs de fruits et légumes à l’arrière de petits camions et des emplois publics dans les écoles, à l’hôpital ou dans les maisons de culture.
Selon la mairie de Nasrallah, la localité compte 37% de diplômé·es au chômage. “Je suis comptable de formation mais je vis en peignant les maisons et en cumulant d’autres petits boulots”, confirme Ghassen, bientôt 35 ans.
L’agriculture aussi est rendue difficile par les conditions de sécheresse. La pauvreté grignote toujours plus les villes et les villages alentours, les conditions de vie se détériorent. “Dans la région, on voit ressurgir des cas de tuberculose et d’autres maladies du passé”, alerte le médecin.
Partir pour réussir
Un conducteur de "louage" (type de véhicule qui assure des transports inter-gouvernorats) rentre chez lui. Crédit photo : Lou Bes
Le lendemain matin, le centre-ville est bien plus animé. De nombreuses personnes se sont levées tôt pour aller au marché avant que le soleil de plomb ne couvre cette ville construite au pied Mont Cherahil. Commerçant·es et passant·es déplorent la qualité des fruits et des légumes, les prix qui ne cessent de grimper.
Toujours en centre-ville, non loin de "l'Aïn", la source d'eau très connue à Nasrallah, vit Myriam, 21 ans, avec ses deux parents. Elle profite de ses derniers jours de repos avant de retourner à Médenine, à cinq heures de trajet en bus, où elle suit une formation pour devenir maîtresse d’école.
Myriam est fille unique. “Une fille c’est suffisant !”, plaisante son père. Mais en réalité, avec les petits boulots qu’il obtient de temps à autre et sa femme qui ne travaille pas, il ne pourrait pas nourrir de bouche supplémentaire. “Mes parents veulent que je me concentre sur mes études. Je voudrais les aider mais mon père refuse”, regrette la jeune femme.
Myriam fait partie des jeunes qui ont pu poursuivre leur scolarité dans le secondaire. Si elle n’a pas la même vie qu'Adel et ses amis d’ El Azaâza, son constat est pourtant le même. “Le problème ici c’est le chômage. J’ai beaucoup d’amis qui quittent l’école pour aller travailler. Ce n’est pas facile aujourd’hui, il faut s’accrocher”. Pour atteindre son but, Myriam vit dans un foyer de jeunes filles, dans des conditions plus ou moins difficiles, où la vie est rythmée par des coupures d'électricité ou le manque d'eau chaude.
Elle voudrait bien rester vivre et travailler à Nasrallah pour être proche de sa famille mais considère que l’avenir est meilleur ailleurs. Car à Nasrallah, en plus du chômage et de la précarité, la ville n'offre pas beaucoup de loisirs... pas de jardins publics, pas de cinéma. Pour les filles qui ne vont pas au café, c’est encore plus difficile de trouver une occupation. À l'image de l'absence d'infrastructures dédiées aux loisirs, la piscine municipale est vide, laissée à l’abandon par manque de moyens.
Piscine municipale de Nasrallah, désaffectée depuis de nombreuses années. Crédit photo : Lou Bes
Il y a bien une maison de la culture qui organise des manifestations et initient les adhérent·es aux différents métiers liés. “Nous avons un patrimoine culturel riche dans la région : l’Aïn , la montagne, de belles mosquées et des musées autour de la ville”, détaille Souad Farhani directrice de l’établissement public. “Mais nous manquons de budget pour développer davantage d’activités et attirer du monde grâce à de la communication par exemple.”
Pour cela, il faudrait que le budget alloué à la culture augmente au niveau national. Il est s'élève 0,73% du budget de l’État pour le moment. Mais ce n’est pas la priorité. D’après le maire Hédi Mahfoudh, tête d'une liste électorale à Kairouan pour les législatives du 6 octobre, “il faut exploiter les richesses naturelles du gouvernorat de Kairouan. Notamment le sable pour créer les vitres d’avions que l’on exporte en Italie, par exemple. Nous avons beaucoup à faire sur la transformation industrielle.”
La tentative de suicide d'Adel et les habitant·es désespéré·es par l’absence de travail et de formation, le maire en a conscience. Mais il assure que c’est par le développement de l’industrie que la région sortira du marasme.
En attendant, selon un rapport du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) d’août 2019, le gouvernorat de Kairouan est celui qui enregistre le plus de mouvements de protestations sociales et de suicides. Il fait également partie des gouvernorats les plus pauvres avec un taux de pauvreté extrême de 10,3%, selon l’Institut national des statistiques (INS).
Transpirant, l'élu en campagne revient de sa tournée matinale à Kairouan où il s’est confronté à ses adversaires. De retour au QG, il est galvanisé mais admet que lorsqu’on fait les comptes, la situation est grave.
Loin des élections
Les élections, à part le maire, personne n’en parle. Adel et Myriam n’ont pas voté au premier tour de la présidentielle et n’imaginent pas ce que cela pourrait changer à leur vie ou à celle de leur famille. Le soir, après dîner, Rached et Mohamed discutent autour d’un peu de raisin et de figues de Barbarie. Le sujet des conditions de vie s’invite toujours au débat.
“C’est de pire en pire”, observe amèrement Rached, 55 ans, qui ne travaille plus depuis quelques années. “La ville se vide parce que les jeunes n’ont plus d’avenir ici. Une usine de textile vient d’ouvrir il y a quelques mois mais ils proposent un salaire de 300 dinars aux femmes. 10 dinars par jour. Est-ce que c’est digne pour un travail ?”.
Mohamed, lui, a 31 ans. Il est infirmier à l’hôpital de Nasrallah qui a été déplacé du centre-ville depuis plus de dix ans. L’hôpital est grand et dispose d’une bonne maternité mais Mohamed regrette le manque de personnel, d’équipement et surtout de médicaments.
“C’est très bien d’avoir cet hôpital mais beaucoup d’habitants n’ont pas de voiture pour y aller. Et dès qu’il faut aller à Kairouan pour des cas plus graves, cela devient encore plus compliqué”, ajoute Rached. Les deux amis observent les élections de loin, eux aussi. L’un n’a pas voté, l’autre a voté blanc. “Plus de confiance.”
Partie de l'hôpital régional de Nasrallah. Crédit photo : Lou Bes
En fond sonore de cette soirée de septembre, une voiture de campagne déambule dans le centre-ville. Le mégaphone crache des slogans pré-enregistrés. “…aujourd’hui, le changement est possible…”. Les messages résonnent dans les rues désertes. Les conversations continuent autour des nouvelles du jour. Ce matin, la cargaison d’un camion venant de Kairouan a brûlé. Il contenait les médicaments à destination de l’hôpital et des dispensaires alentours. Certains parlent d’accident, d’autres de trafic. Nasrallah attend encore des jours meilleurs.