Au coeur du trafic des aides ménagères mineures en Tunisie

À Fernana, dans le gouvernorat de Jendouba, Moez* sert d’intermédiaire. Il envoie des jeunes filles des zones rurales vers les grandes villes pour les faire travailler en tant qu’aides ménagères. Les adultes en profitent, la police et la justice s’en accommodent, tandis que beaucoup de jeunes filles vivent un cauchemar. Enquête.
Par | 27 Décembre 2018 | reading-duration 20 minutes

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À 170 kilomètres à l’ouest de Tunis, près de la frontière algérienne. La région de Jendouba offre des paysages idylliques. Les zones montagneuses surplombent des vallées verdoyantes qui regorgent de sources d’eau et de lacs artificiels formés par les barrages. En hiver, le village perché de Aïn Draham accueille de nombreux·ses visiteur·ses. Mais dans les zones rurales alentours, loin des regards, la pauvreté extrême impose un contraste saisissant. Le paradis terrestre devient un enfer.  

À une demi-heure de route de Aïn Draham, la petite ville de Fernana est tristement connue pour un phénomène encore répandu, celui du trafic de femmes et d’enfants réduites à la servitude domestique.

Haythem* habite au centre-ville. Des jeunes filles originaires de la région et envoyées à Tunis ou ailleurs pour devenir aides ménagères, il en a évidemment entendu parler, mais il n’en connaît pas. “Elles ne viennent pas de la ville, ils vont les chercher à la campagne”, dit-il. Ces zones clairsemées d’habitations précaires s’étendent sur un territoire bien plus vaste que celui de la ville et sont difficiles d’accès.

Des marchands d’êtres humains

Avant, des hommes faisant office d’intermédiaires entre les familles de ces jeunes filles et les employeur·ses étaient attablés dans les cafés ou visibles le jour du marché hebdomadaire, attendant que des client·es n’arrivent pour leur demander une fille en échange d’une commission. Mais les choses ont changé. Depuis l’adoption de la loi contre la traite des personnes et la médiatisation croissante de ce type d’exploitation, ils se font plus discrets. Pour autant, le bouche-à-oreille fonctionne toujours et, finalement, le contact est établi avec Moez. Profession : intermédiaire.

“Tu en veux une de quel âge ? J’en ai plusieurs sous la main”.

Le lendemain, dans un café nouvellement construit à l’extrémité de la ville, Moez décrit un large éventail de choix, avec pour principal critère, l’âge de la victime. Dans un premier temps, ce sont toutes des jeunes femmes majeures, entre 18 et 22 ans, “propres”, “sages”, “travailleuses”, “sans problèmes”. “J’ai fait travailler plus de 450 filles”, se félicite-t-il. Il sait de quoi il parle et distille ses recommandations. “Je te donne un conseil en tant qu’intermédiaire : si la fille te dit qu’elle veut sortir ou voir son fiancé, ne la prend pas”.

Pour éviter les mauvaises surprises, Moez conseille aussi de confisquer la carte d’identité de la jeune fille, elle risquerait de dérober des affaires et de s’enfuir. Lui ne veut surtout pas de problèmes. “J’ai peur pour moi, j’ai trois enfants. Je ne voudrais pas aller en prison pour une fille, j’ai des responsabilités”, insiste-t-il. Une réticence qu’il réitère lorsqu’il est question d’enfants mineures. “C’est interdit par la loi”.

Mais les craintes de Moez sont vite dissipées. “Tu en veux une de 16 ans, je te la ramène. (...) Tu pourrais prendre une orpheline de 13 ou 14 ans aussi”, propose-t-il. “Je peux te l’arracher pour 200 dinars”.

À Fernana, Moez sert d'intermédiaire. Il envoie des jeunes filles des zones rurales vers les grandes villes pour les faire travailler en tant qu'aides ménagères. Il a été filmé en caméra cachée en novembre 2018.

L’intermédiaire rassure sur la qualité du “produit”, “soit j’en donne une bonne, soit je ne vends pas” et cherche à fidéliser sa clientèle : “à tout moment tu peux m’appeler si tu as besoin d’une fille pour ton amie ou ta cousine, je te la ramène”.

Pour lui, ce sera 300 dinars de commission, “pour qu’on soit clair”. Il propose alors de conclure le marché avec l’oncle d’une adolescente de 16 ans qui aurait travaillé pendant quatre ans à Sfax et dont les parents sont décédé·es. Direction Aïn Charchar, près de la frontière algérienne.

Sur le chemin escarpé qui serpente le flanc de montagne, Moez décrit la situation misérable dans laquelle vivent les habitant·es de la région. Certaines personnes le reconnaissent et le saluent, mais l’homme est nostalgique. “Il est fini le temps où la fille était à 100 dinars. Je la prenais même pour 80”, se souvient-il. Aujourd’hui, elles seraient moins conciliantes, refusant d’accomplir certaines tâches, ce qui lui déplaît fortement.

Les téléphones sont à présent reliés au réseau algérien. Hmed habite une petite maison isolée en contrebas. Sans autre moyen de communication, Moez l’appelle en criant et lui demande de le rejoindre.

Hmed est un homme âgé. Il se déplace péniblement à l’aide de sa canne. Moez lui explique la situation pendant qu’il reprend son souffle. Il l’assure, ce n’est pas l’argent qui l’intéresse. “Elle ne sera plus sous ma responsabilité”, prévient le vieil homme, insistant lui aussi sur le fait qu’elle ne doit pas sortir. Et si elle fait quoi que ce soit, “frappez-là avec un bâton”, ajoute-t-il en remuant sa canne. Enfin, il n’est pas question qu’elle lui rende visite plus d’une fois par an, seulement pour l’Aïd.

Contacté par un intermédiaire, Hmed veut se débarrasser de sa nièce et la donner pour servir d'aide ménagère. Il a été filmé en caméra cachée en novembre 2018.  

Des parents vendent leurs filles

Pour Moncef* par contre, il n’a jamais été question de renier ses filles. Ce père de quatre enfants veut absolument témoigner des violences dont sont victimes de nombreuses aides ménagères envoyées chez des employeur·ses souvent malveillant·es. Agressions sexuelles, humiliations, violences, il énumère les dangers auxquels s’exposent les enfants et jeunes femmes réduites à la servitude domestique.

Ce constat n’a pourtant pas empêché le père de famille d’envoyer ses deux filles travailler à partir de l’âge de 10 ans. “On était obligés, je ne suis pas le seul, tout le monde fait ça”, justifie-t-il. Moncef et sa femme sont malades et ne peuvent pas travailler. Leurs deux fils sont, quant à eux, au chômage, le travail d’aides ménagères étant spécifiquement réservé aux filles.

“Elles dépensent pour toute la famille. C’est elles qui ont construit la maison”

Moncef a envoyé ses filles travailler en tant qu'aide ménagère à l'âge de 10 ans. Il raconte comment elles subviennent aux besoins de toute la famille et justifie son choix par des conditions économiques difficiles.

Moncef a eu la même expérience que beaucoup d’habitant·es de la région. L’intermédiaire apprend qu’il a des filles et lui propose de les faire travailler. Il accepte. Depuis, tous les mois, il se rend à La Poste pour récupérer l’argent qu’elles lui envoient. “Celui qui a des filles, elles travaillent pour lui et subviennent à ses besoins, sinon que Dieu lui vienne en aide”, avoue-t-il.

Si les enfants de Moncef sont aujourd’hui majeur·es, ce dernier n’ignore pas qu’il lui était interdit de les exploiter. “Quand on vit dans des conditions aussi difficiles, on se moque de la loi”, rétorque-t-il, “même les autorités se montrent compréhensives”. L’injustice, le père la considère dans les deux sens.

“La société rurale est en même temps victime et coupable”.

Sa femme, Aïcha*, est du même avis. “Il n’y a rien ici, pas de travail ni de transports, tout est mort”. Pendant longtemps, cette mère n’a aucun moyen de contacter ses filles. De temps en temps, elle interroge l’intermédiaire qui la rassure, mais elle ne sait ni où elles se trouvent, ni comment elles sont traitées. “Je ne savais rien de leur vie”, dit-elle.

Aïcha explique comment elle a envoyé ses filles travailler en tant qu'aides ménagères alors qu'elles étaient mineures. Sans moyens de les contacter, elle ne sait pas dans quelles conditions elle vivent mais assure ne pas avoir eu le choix, dans une région "morte" délaissée par les autorités.

Des enfants paient le prix

Khaoula* a 21 ans. Elle travaille en tant qu’aide ménagère depuis plus de 10 ans. À l’époque, ses parents lui expliquent qu’elle doit séjourner chez une autre famille pour une courte période. “Je pensais y aller et ne rien faire, je ne savais rien à cet âge-là”.

La jeune fille se souvient encore du jour où elle a quitté sa famille. “La première nuit, c’était horrible”, dit-elle. Très attachée à ses parents, elle ne parvient pas à s’habituer à son nouvel environnement, même si elle ne se plaint pas de mauvais traitements, du moins pour cette première expérience.

“Je pleurais tout le temps, je ne mangeais pas”

Khaoula affirme ne pas avoir subi de violences physiques lors de ses séjours chez différent·es employeur·ses. Mais les humiliations répétées, le mépris et surtout l’éloignement de son foyer l’ont profondément traumatisée. Elle évoque aussi la loi du silence. Des filles subissent toutes sortes d’agressions mais ont peur d’en parler à leurs parents, “à cause de la mentalité”. Elle ne parle pas d’elle, évidemment.

D’ailleurs son frère s’impatiente. “Pourquoi vous parlez de ça, ma soeur n’a rien subi du tout”. “Qu’est-ce que tu en sais ? Ce n’est pas toi qui va travailler dans ces maisons”, rétorque le père, agacé.

Malgré cela, Khaoula dit pardonner à ses parents car il et elle n’ont pas les moyens de subvenir aux besoins de la famille. “Si mon père nous avait laissés à la maison, avec quoi il nous aurait fait vivre ? On serait morts de faim”.

Pour autant la jeune fille aurait aimé poursuivre sa scolarité et regrette de n’avoir pas vécu son enfance. “Il n’y a que la femme (employeuse) et l’intermédiaire qui profitent de cette situation. Nous nous sommes des victimes”.

Khaoula a commencé à travailler en tant qu'aide ménagère à l'âge de 10 ans. Elle raconte son expérience traumatisante, les humiliations, le mépris. Elle regrette et aurait préféré poursuivre sa scolarité.

Khouloud n’est pas aussi compréhensive avec sa famille. Elle est en quatrième année primaire lorsque son père lui impose de partir travailler. “Au début je m’y suis opposée mais après j’y suis allée. J’étais obligée”. Son petit frère, quant à lui, pourra poursuivre sa scolarité.

Son salaire, Khouloud n’y a jamais touché, “évidemment, on l’envoyait à mon père” mais contrairement à Khaoula, elle n’a pas supporté longtemps cette situation et est très vite retournée auprès de sa mère, après avoir travaillé dans trois maisons différentes.

“J’ai senti que j’étais exploitée, parce qu’un enfant doit être à l’école, pas travailler dans une maison”. 

L'expérience de Khouloud en tant qu'aide ménagère n'a pas duré longtemps mais a suffi à tracer son destin. Déscolarisée très jeune alors que son petit frère a pu rester à l'école, elle s'est sentie exploitée. Aujourd'hui elle est retournée vivre auprès de sa famille.  

Un lanceur d’alerte condamné

Début juillet 2017, Walid Ghazouani, un promoteur immobilier vivant à Fernana, assiste à une scène qui ne lui est pas étrangère : une voiture “luxueuse”, deux hommes et deux petites filles qui s’apprêtent à embarquer. Accompagné de ses amis, il décide d’intervenir, d’empêcher les filles de monter dans la voiture et de contraindre le père de l’une d’elles à le suivre au commissariat.

Là, un des policiers aurait demandé à Walid de ne pas se mêler d’une histoire qui ne le concerne pas. “Il m’a dit : De quoi tu te mêles ? C’est son père”, rapporte le jeune homme. Quelques médias se font l’écho de cette affaire, la déléguée à la Protection de l’enfance promet de mener son enquête, Walid est auditionné deux jours plus tard au commissariat, puis plus rien.

“Un an plus tard, j’apprends que j’ai été condamné à quatre mois de prison par contumace”

Le père a effectivement décidé de porter plainte contre Walid, l’accusant d’avoir usé de violences physiques et verbales à son encontre. Pour le jeune homme, les motifs de la plainte sont clairs et la police a sa part de responsabilité. Ils visent à l’intimider et lui faire regretter son intervention. “Les intermédiaires vont être très contents d’apprendre que j’ai été condamné alors que j’ai tenté de m’opposer à eux, ça va les encourager”, regrette-t-il.

“Certains policiers ne veulent pas qu’on intervienne ou qu’on leur dise quoi faire, ils le ressentent comme un affront”

Walid Ghazouani est actif dans la société civile de Fernana. En été 2017, il tente d'empêcher deux petites filles d'être emmenées pour servir d'aides ménagères. Il se retrouve accusé de violences à l'encontre du père d'une des filles et est condamné à 4 mois de prison par contumace.

Walid craint à présent que sa condamnation n’envoie un mauvais signal permettant d’alimenter le sentiment d’impunité des personnes qui exploitent ces enfants. “Ce phénomène est très répandu, mais personne n’est sanctionné”.

Des policiers du moindre effort

A Fernana, la police n’est pas du même avis. Selon un responsable sécuritaire qui a requis l’anonymat, la version du père leur semble plausible. L’homme arrivé en voiture serait une connaissance. Il allait emmener la petite fille à Tunis voir une proche qui travaille chez la voisine. Là-bas, la petite fille parviendrait à se débrouiller un peu d’argent poche, des vêtements et des livres achetés par la famille qui l’héberge.

“Nous ne pensons pas qu’elle y allait pour travailler. Elle a 11 ans, elle est trop petite, elle ne pourrait rien faire. En plus elle est bonne élève, très mignonne, dynamique, on ne peut que l’aimer”, affirme le responsable.

Les autorités citent souvent Fernana et ses environs comme une région d’où sont originaires un grand nombre de jeunes filles réduites à la servitude domestique. Une donnée que confirme l’ensemble des témoignages recueillis. Mais au commissariat de Fernana, aucun signalement, aucune affaire n’aurait été enregistrée en l’espace de deux ans. La traite des personnes ? “Quelque chose qui concerne surtout les trafics entre les pays, on n’a pas vraiment ça en Tunisie”, se hasarde le responsable, même s’il convient que l’emploi des mineures en tant qu’aides ménagères est illégal.

Pour lui, les enquêtes ne doivent pas partir de l’origine des victimes mais de celle des exploitant·es, dans les “quartiers huppés” de la capitale et des grandes villes. “Il faut opérer des perquisitions dans ces maisons et les prendre en flagrant délit, sinon ils vont toujours nier et on n’aurait aucune preuve”, assure-t-il. Aucune vérification, aucune coordination entre les différents services, la police à Fernana semble résignée et la misère présentée comme une circonstance atténuante.

“Tout le monde doit être sensibilisé, y compris les policiers. Celui qui ne connaît pas la loi, va chercher à minimiser les actes, il faut changer les mentalités”, confirme Raoudha Bayoudh, cheffe du service de protection au ministère de l’Intérieur.

Des esclavagistes entre quatre murs

Cloîtrées à l’intérieur des maisons, les aides ménagères mineures échappent effectivement à la surveillance des autorités. Les employeur·ses, troisième et principal pilier de ce trafic, sont rarement inquiété·es. Les différents témoignages se recoupent et les violations commises au sein de ces foyers sont multiples. Harcèlement psychologique, mauvais traitements, conditions de vie et de travail extrêmes, les jeunes filles sont souvent seules, dans un milieu hostile, à tenter de résister aux oppressions qu’elles subissent.

Les employeur·ses peuvent “lui mettre une chaise au niveau du lavabo, lui jeter un drap dans la baignoire pour dormir...”, rapporte Raoudha Laâbidi, présidente de l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes. “Des filles sont agressées sexuellement, d’autres ont des traces de violence sur leurs corps (...) Ce n’est pas vrai qu’elles veulent quitter la misère et venir à Tunis, loin de là”.

La présidente de l'Instance nationale de lutte contre la traite des personnes en Tunisie parle du phénomène des aides ménagères mineures, accusant les intermédiaires, les employeur·ses, ainsi que les familles de victimes de les réduire à une forme de servitude.

Entre 2017 et 2018, le ministère de l’Intérieur n’a enregistré que sept cas de victimes de servitude domestique des mineures, souvent liés à d’autres affaires (agressions, vol, etc.). Parmi les 18 dossiers judiciaires enregistrés, aucune condamnation n’a été prononcée sur ce type d’exploitation. Pour Raoudha Laâbidi, le travail de sensibilisation reste central. “Il suffit de montrer ces situations aux gens pour qu’ils se regardent dans le miroir”.