Au Bureau des mœurs, la prostitution légale en voie de disparition

Assise derrière son bureau, Raoudha Bayoudh énumère les différentes notions de loi sur la prostitution. La cheffe du service de Prévention sociale auprès du ministère de l’Intérieur coordonne les actions du “Bureau des mœurs”* et s’occupe des affaires de traite des êtres humains. Elle tente de prévenir le phénomène de mendicité infantile, ainsi que celui de la prostitution.
Par | 23 Février 2018 | reading-duration 7 minutes

Au cœur de la municipalité de Tunis, à deux pas de la Kasbah, se situe le Service de prévention des mœurs et de la moralité publique, plus communément appelé “Bureau des mœurs”. C’est ici qu’est régie la prostitution, sur la base d’une loi instaurée pendant le protectorat français le 30 avril 1942.

Le Bureau des mœurs agit à la fois sur le plan administratif et sur le plan judiciaire. D’une part, il gère la situation des prostituées et d’autre part, il s’occupe des affaires d’adultères, d’agressions sexuelles ou de viols.

L’inscription

C’est dans ce bureau que les registres des femmes inscrites en tant que prostituées sont tenus. Raoudha Bayoudh énumère plusieurs critères auxquels elles doivent répondre, définis par un document interne distribué aux administrations, comme avoir entre 20 et 50 ans, ne pas être mariée, prouver que l’on n’a ni cancer, maladie mentale ou nerveuse, ni maladies transmissibles.

Comme pour chaque démarche administrative, la future prostituée doit justifier sa demande par la validation de certains documents. Elle doit déposer une demande écrite adressée au service de la prévention des mœurs, ou à la police judiciaire du territoire dans lequel elle se trouve. En plus de cela, elle doit fournir une copie de sa carte d’identité, 4 photos d’identité, l’extrait de casier judiciaire B3 ainsi qu’un extrait d’acte de naissance et un certificat de résidence.

Un certificat médical fourni par les hôpitaux publics est aussi demandé, pour prouver qu’elle n’est pas atteinte du sida, de l’hépatite B, de la syphilis, ou toute maladie pouvant affecter ses capacités mentales. Si la future prostituée a été mariée, elle doit également fournir une copie de son acte de divorce. Selon la loi, les femmes travaillant dans les maisons closes doivent être célibataires.

La maison close

Une fois toutes ces conditions remplies, la femme peut commencer à exercer au sein d’un établissement prévu à cet effet. Le vendredi est le jour de fermeture hebdomadaire et jour de congé des travailleuses du sexe. Sur une “passe”, dont le prix est fixé aux alentours de 8,500 dinars, la prostituée gagnerait 3 dinars selon Hamrouni**. Les revenus mensuels de chacune varient, étant uniquement basés sur le nombre de passes effectuées. “Il y a des rentrées d’argent intéressantes en tant que prostituée”, assure la directrice du service de la Prévention Sociale Raoudha Bayoudh.

Une fois établie dans une maison close, la prostituée doit se soumettre à diverses règles. Au niveau sanitaire, un·e médecin agréé·e vient examiner les travailleuses du sexe deux fois par semaine. En plus de cela, elles doivent procéder tous les deux mois à des analyses médicales pour vérifier qu’elles n’ont pas contracté le sida, l’hépatite B ou la syphilis. Selon la loi, si une femme est touchée par l’une de ces infections sexuellement transmissibles (IST) , elle est suspendue de son travail le temps de procéder aux soins nécessaires.

Si elles souhaitent prendre des jours de congé supplémentaires, les travailleuses du sexe doivent demander une autorisation préalable. Elles n’ont pas le droit de déserter leur poste, des policier·es surveillent leurs déplacements pour vérifier qu’elles ne se prostituent pas hors du cadre légal.

“C’est plus un contrôle sanitaire pour qu’elle n’ait pas de maladie transmissible. Le système doit être organisé”, assure Raoudha Bayoudh.

Si elles refusent de se soumettre aux examens et analyses médicales, si elles boivent de l’alcool ou prennent de la drogue sur leur lieu de travail, si elles se tiennent à la porte de leur lieu de travail ou à l’extérieur de celui-ci, les travailleuses du sexe s’exposent théoriquement à un avertissement écrit, une mutation disciplinaire dans une autre maison close, l’ouverture d’une enquête par le dressement d’un PV ou risquent même d’être définitivement rayées du registre du contrôle des mœurs. Selon la loi, toutes ces infractions sont inscrites dans un registre tenu par les tenancières des maisons closes. Elles aussi doivent correspondre à certains critères établis par le Bureau des mœurs.

Les tenancières

Ce sont uniquement d’anciennes travailleuses du sexes qui peuvent devenir tenancières. Pour exercer ce métier, elles doivent fournir une nouvelle fois les précédents documents demandés pour les prostituées, mais également répondre à certaines demandes supplémentaires. Elles doivent ainsi avoir entre 35 ans et 60 ans, fournir le plan de l’appartement ou studio dans lequel elles souhaitent établir leur maison close ainsi qu’une copie du contrat de location ou l’acte de propriété du lieu.

Dans les faits, plus aucune autorisation n’est octroyée pour l’ouverture d’une nouvelle maison close. Selon Raoudha Bayoudh, la politique de l’Etat tend à faire disparaître la prostitution légale afin de se conformer aux nouvelles législations en vigueur, notamment celle sur la traite des êtres humains.

Par ailleurs, elles ne doivent pas inciter les prostituées à quitter leur lieu de travail sans autorisation ou taire leurs sorties interdites, et ne pas mettre d’alcool ou de drogue à leur disposition. Si elles enfreignent ces règles, elles s’exposent aux mêmes sanctions que les prostituées en plus de risquer l’annulation de leur “licence” de tenancière.

Dans la pratique, une femme ne peut pas tenir de maison close seule : elles se partagent la gestion des chambres situées dans plusieurs appartements. Ce sont elles qui gèrent les transactions avec les clients : elles perçoivent un peu plus de la moitié de la passe, dont le prix est fixé par l’État à 8,500 dinars. Elles doivent également organiser les visites du ou de la médecin, dont les tenancières paient une partie des honoraires. Elles prennent en charge l’achat des préservatifs pour les travailleuses du sexe. Selon Raoudha Bayoudh, elles paieraient des impôts, des frais de location ainsi que les frais liés à l’entretien du lieu.

La prostitution légale en voie de disparition

L’État veut endiguer le phénomène de la prostitution. Depuis l’adoption de la loi en 2016 sur la traite des êtres humains, l’arrêté régissant la prostitution pose question. La cheffe du service de Protection sociale avance que l’on pourrait considérer la tenancière comme une exploitante et les prostituées comme des victimes d’un réseau de traite.

"S’il y a une loi pour lutter contre la traite et l'exploitation sexuelle et que ce genre de phénomène existe, il y a une certaine contradiction”, avoue Raoudha Bayoudh. “C'est comme si l'État soutenait la traite. Il doit y avoir une adéquation entre le texte et les faits. Le pouvoir colonial a déjà abrogé ces dispositions, pourquoi les garder ?”

Avant 2011, la plupart des grands gouvernorats possédaient au moins une maison close, en plus des studios meublés connus pour être destinés aux femmes se prostituant seules. Après la révolution, plusieurs maisons ont été fermées, brûlées ou bien leurs occupantes ont été chassées.

Désormais, seuls deux espaces de prostitution existent dans tout le pays : à Tunis et à Sfax. Selon Raoudha Bayoudh, il ne resterait pas plus de 70 prostituées recensées dans les deux villes. “Leur nombre diminue”, affirme la directrice.

“À priori, on n’accepte plus d’enregistrement de prostituées, parce qu’on veut éradiquer cette activité.”

“Il y en a qui viennent toutes seules demander à être radiées”, explique la cheffe, “elles disent qu’elles ne veulent plus travailler. D’autres se sont rendues coupables d’infractions et ont été effacées (du registre).” La politique de l’État va dans le sens de ces demandes de radiation volontaires.

Raoudha Bayoudh affirme que le Bureau des mœurs soutient celles qui décident de changer de vie. Pour les aider dans leurs recherches, “on se coordonne avec différentes organisations d’aide aux femmes pour permettre leur réinsertion”, commente-t-elle.

Certaines prostituées ne souhaitent pas changer de métier pour autant. À Sousse, les travailleuses du sexe protestent contre la fermeture de l’établissement depuis la révolution de 2011. Elles "ont porté l'affaire devant le tribunal administratif : elles ont porté plainte contre le ministère de l'Intérieur”, explique la directrice de la prévention sociale. Loin de les critiquer, la responsable semble amusée du fait que ces femmes aient décidé de défendre leurs droits contre sa propre administration.

L'affaire "est en cours, le tribunal administratif a demandé les documents (administratifs). À la base, il y avait eu une pétition de citoyens, plus de 300 signatures, pour demander la fermeture de la maison close.” Lorsque l’affaire sera terminée, "ce sera un précédent juridique qui fera jurisprudence”, estime Raoudha Bayoudh, ne cachant pas son espoir de voir, à terme, la fermeture de toutes les maisons closes et l’abrogation d’un arrêté qui date de plus de 75 ans.

La cheffe du service a entendu de nombreuses histoires de prostituées. Un grand nombre d’entre elles seraient affectées par l’exercice de ce métier. Raoudha Bayoudh se souvient de l’une d’entre elles qui faisait régulièrement des crises de nerfs. Elle avait des relations conflictuelles avec ses filles. Les adolescentes se retournaient contre leur mère en dénigrant sa profession, lui disant qu’elles avaient honte d'elle et qu’elles ne souhaitaient pas lui ressembler. À force d’entendre ces paroles, la prostituée en serait devenue malade. Depuis, la mère de famille aurait réussi à se réinsérer dans la société.

Hormis la prostitution, les activités du Bureau des mœurs au niveau judiciaire se concentrent sur les affaires d’adultère, de diffamation, d’atteinte à la dignité ou à la réputation en ligne, par divulgation de photos contraires aux mœurs par exemple. Il s’occupe également de suivre les affaires d’agressions sexuelles et de viols.

Si la prostitution légale diminue selon Raoudha Bayoudh, les affaires de tourisme sexuel et de prostitution illégale restent nombreuses. Le Bureau des mœurs cherche à lutter contre l’expansion des “hôtels populaires” (hôtels de passe) et les studios meublés connus pour être des lieux de prostitution illégale. La cheffe ne cache pas avoir entendu parler de plusieurs policier·es impliqués dans l’ouverture de ce type de nouveaux lieux. “Tous les policiers ne sont pas des anges ...”, conclut-elle.