Après vingt ans d’activités, le propriétaire de l’entreprise Mamotex a décidé de mettre la clé sous la porte, menaçant les emplois déjà précaires de ses ouvrières dont les salaires n’auraient pas été versés depuis le début de l’année. Mais au fil de leurs mésaventures, ces travailleuses en sursis ont appris à s’unir et à se mobiliser pour finalement obtenir au moins provisoirement l’autogestion de leur entreprise, en mars 2016. Une première en Tunisie.
Des années d’humiliation
“Ça fait vingt ans qu’on exerce des pressions sur nous, qu’on nous terrorise”. Leila Dayyek travaille dans l’usine depuis sa création. Elle en a vu de toutes les couleurs. Aux conditions de travail précaires, s’ajoutait une humiliation quasi quotidienne.
“Au moindre écart, ils venaient voir les femmes et leurs disaient de se mettre près de la porte, debout, contre le mur”, témoigne cette mère de trois enfants aujourd’hui étudiants. “Ils nous surveillaient et dès qu’une femme bavardait, ils commençaient à crier. Ils pouvaient même lui jeter la marchandise à la figure”.
Avec ses années d’expérience, Leila est devenue “chef de contrôle export”. “Et malgré ça, il lui arrivait de me crier dessus, à mon âge”, déplore-t-elle.
«Parfois ils nous enfermaient dans l’usine».
Aux violences physiques et verbales, se sont ajoutées de longues périodes de précarité et d’instabilité. “Tout était sous-évalué: les primes, les salaires, les heures supplémentaires, la titularisation des filles…”. Les ouvrières devaient parfois attendre plusieurs mois pour toucher leur salaire. Quant à la sécurité sociale (CNSS), elle était versée “une fois sur deux”.
Houda Charfeddine raconte aussi ces années de calvaire. “Parfois ils nous enfermaient dans l’usine les samedis après-midi pour qu’on termine une commande. Ils ne nous laissaient pas sortir. Et bien sûr, on ne nous payait pas d’heures supplémentaires”. “Il pratiquait les mêmes méthodes de Ben Ali”, renchérit Leila.
Combat pour la dignité
Fin 2013, les ouvrières décident de se défendre contre leur patron en créant leur syndicat, affilié à l’UGTT. “Depuis, nos conditions de travail se sont nettement améliorées et nous avons surtout retrouvé notre dignité. La dignité c’est ce qui importe le plus. La dignité avant le pain”, se félicite Leila.
Leur employeur aurait bien tenté de les en dissuader, en exerçant des pressions sur certaines d’entre elles, parfois par le biais de leur père ou de leur frère. Mais elles tiennent bon. Au départ, elles n’étaient qu’une poignée à oser s’engager dans une activité syndicale, de peur de représailles. “Petit à petit”, les plus sceptiques ont fini par se faire à l’idée que l’union ferait leur force. “Maintenant plus personne ne nous crie dessus. Dès que quelqu’un le fait, on s’arrête de travailler”.
Leila s’estime chanceuse, elle a évolué dans une famille de syndicalistes. Pour d’autres, le travail syndical a été un réel apprentissage du droit du travail.
«Ce n’est qu’avec le syndicat qu’on a compris comment ça fonctionnait».
Depuis la création du syndicat, les travailleuses de l’usine ont enfin pu respirer. Leurs salaires ont été versés (malgré quelques retards) et plusieurs d’entre elles ont été titularisées. Si des dépassements sont toujours enregistrés, au moins elles savent à quoi s’en tenir. “Avant on ne savait même pas comment vérifier le versement de la CNSS. Ce n’est qu’avec le syndicat qu’on a compris comment ça fonctionnait”, avoue Houda.
“Maintenant on dialogue entre nous, on parle de nos salaires, de nos conditions de travail. On fait entendre notre voix pour réclamer ce qui nous est dû. Personnellement j’ai appris beaucoup de choses, j’ai appris que je devais militer pour mes droits”, assure-t-elle.
Où sont les hommes?
Dans cette aventure inédite, le secteur du textile employant essentiellement des femmes ouvrières, les hommes sont relégués au second plan. Si Leila et Houda sont mariées avec des enfants, ce n’est pas le cas de la jeune Imen Fartoul, 24 ans.
“Trouver un mari ce n’est pas un problème. Mon problème aujourd’hui c’est le travail”. Avec cette expérience, Imen a aussi “appris à ne pas (se) taire pour (ses) droits”. La jeune fille, qui a décidé de quitter l’école et de subvenir à ses besoins, ne s’imaginait pas vivre cette expérience, elle n’avait jamais entendu parler de la possibilité pour les employés de gérer eux-mêmes leur entreprise. “Ma priorité est de défendre mon travail et mon entreprise, pour que les activités reprennent”.
Avec un mari lui-même syndicaliste, Leila estime quant à elle que son compagnon de vie a eu une influence positive. “Avant je rentrais à la maison en pleurant, mon mari me critiquait. Il me disait qu’on ferait mieux de créer notre syndicat au lieu de se plaindre. Il m’a encouragée dans cette voie”, dit-elle. “Les femmes ici sont beaucoup plus libres qu’avant et maintenant elles sont soutenues par les hommes”. Mais ça n’a pas toujours été le cas. “Quand on a créé le syndicat, certaines filles étaient découragées par leur père, leur mari ou leur frère. Ils leur disaient: ‘laisse tomber, ça ne sert à rien’. Aujourd’hui, ils se sont rendus compte que ça servait à quelque chose!”, insiste Leila, montrant près de l’entrée de l’usine un homme venu soutenir sa femme.
Concernant les employés, seul le chef de salle travaille quotidiennement avec les ouvrières. “Avant il criait et nous humiliait, maintenant il est avec nous, c’est dans son intérêt”, explique Leila.
L’entreprise Mamotex est une usine de sous-traitance spécialisée dans la confection de produits destinés à l’export, pour de grandes marques de vêtements essentiellement européennes.
L’industrie du textile emploie en Tunisie plus de 179.000 (selon un rapport de l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation en 2014).
Malgré son importance, le secteur connaît une crise structurelle avec la fermeture de 300 entreprises et la perte de 40.000 emplois, selon les statistiques de la Fédération nationale du textile (Fenatex), relevant de l’Utica.
Dans une étude datée de 2013, le Forum social tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a révélé les conditions de travail très précaires des femmes ouvrières dans le secteur du textile à Monastir avec des salaires très faibles, un rythme de travail soutenu et inadéquat, et parfois l’absence de couverture sociale. Le FTDES avait notamment pointé du doigt les exactions des chefs d’entreprise (contrats précaires, sous-évaluation du temps de travail, non paiement des heures supplémentaires, etc.) et la complicité de l’Etat. L’étude montrait également le faible taux de travailleuses syndiquées, s’élevant à 10% des personnes ayant participé à l’enquête.
Lorsque le propriétaire, Mounir Driss, a affirmé être dans l’incapacité de payer les salaires de ses employées et fait part de sa volonté de fermer l’usine, plusieurs réunions se sont tenues au siège du gouvernorat de Mahdia. Les négociations ont eu lieu notamment avec les représentants de l’Etat, du syndicat et de la CNSS et ont débouché sur un accord permettant aux ouvrières de poursuivre les activités de l’usine sans leur patron.
“La secrétaire va gérer les comptes avec les membres du syndicat. Le patron ne faisait rien de toutes façons. On veut juste recevoir nos salaires et récupérer l’argent qu’il nous doit, s’il y a des bénéfices”, affirme Leila. “On est prêtes à faire beaucoup d’effort et à se sacrifier quelque temps pourvu qu’on sauve notre entreprise et qu’on garde notre travail”, conclut Houda.