L’enfer des prisons tunisiennes

Emprisonnés pendant un mois dans la maison d’arrêt de Mornag pour accusation de possession de cannabis, les deux artistes Alaedine Slim et Atef Matâallah en sont ressortis. Ils racontent les conditions de vie inhumaines dans les prisons tunisiennes.
Par | 21 Janvier 2016 | reading-duration 15 minutes

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Un carré de ciel mais pas un bout de verdure dans une région réputée pour ses champs agricoles et ses vignes, Alaeddine et Atef n’en ont rien vu. De la camionnette qui les transférait de la prison de Nabeul où ils avaient attendu six jours, ils sont passés directement aux murs de béton du centre de détention de Mornag.

Arrêtés le 19 novembre 2015 avec un autre de leur ami Fakhri El Ghezal, après une descente policière pour suspicion d’activités liées au terrorisme, ils sont finalement condamnés à un an de prison ferme sous le prétexte fallacieux de possession de cannabis. Après une mobilisation pour leur cause et un appel du verdict, ils sont finalement acquittés avec un non-lieu le 21 décembre 2015. Un mois et trois jours en prison ont suffi à changer leur vie.

"Debout fils de pute !" Pour Atef, les réveils ont commencé ainsi dès son entrée au centre d’arrêt de Mornag. Il se rappelle des trois étoiles à l’épaule du garde de celui qui lui criait ça tous les matins en guise de réveil. Puis vient le décompte, l’aarsseb, et ensuite, plus rien jusqu’au deuxième décompte de l’après-midi… Les journées passent dans 80 mètres carrés avec 104 autres détenus. Alaeddine et Fakhri eux sont dans d’autres cellules, Alaeddine est avec 110 personnes dans la même superficie.

La Tunisie compte 25 000 personnes incarcérées pour 28 prisons, parmi lesquelles, 19 centres de détention préventive et 8 des prisons d’exécution. Les seules enquêtes concernant les conditions de détention en Tunisie ont été menées par des juristes comme Hela Hammar et un rapport de l’ONU paru en 2014 qui dénonçait déjà : le surpeuplement carcéral, le manque d’hygiène, une situation dangereuse créée par l’absence de séparation entre les catégories de détenus.

Ce n’est pas la première fois que les conditions de détention dans les prisons tunisiennes sont dénoncées, l’ambassadrice de l’Union européenne en Tunisie vient d’ailleurs d’annoncer un partenariat de jumelage avec la Tunisie pour renforcer l’administration pénitentiaire. Le président Béji Caïd Essebssi a également promis une réforme de la loi 52 dans son discours à l’occasion des 5 ans de la révolution tunisienne.

Dans la réalité, ces annonces s’ajoutent à d’autres promesses faites sur le projet de réforme du code de procédure pénale et en pratique, les arrestations abusives continuent, bridant une jeunesse encore en révolte. La majorité des détenus sont des prévenus et non des condamnés, beaucoup sont jeunes et souvent, un passage en prison suffit pour faire tout basculer.

"Ainsi la prison devient exclusivement un établissement pénitentiaire au lieu d’une institution de privation de liberté dotée d’une mission de rééducation et de réhabilitation", rapporte l’ONU dans son rapport.

Beaucoup de jeunes comme Alaeddine, Atef et Fakhri ont expérimenté au moins une fois dans leur vie le système carcéral. Si les premiers motifs d’emprisonnement sont le viol et le cambriolage, qui représentent 31% des inculpations, selon le rapport de l’ONU, les stupéfiants arrivent en deuxième position, représentant 26% des détenus, avant l’homicide ou la violence et possession d’armes. 55% des détenus ont entre 18 et 29 ans.

Durant l’année 2015, de nombreux jeunes ont été emprisonnés en vertu de la loi 52 qui criminalise la consommation et l’usage de stupéfiants. D’autres sont visés pour leur sexualité, d’autres pour atteinte à la pudeur ou à l’ordre public (délit d’ivresse). Alaeddine et Atef ont voulu témoigner de l’intérieur de l’impact de la prison sur la jeunesse tunisienne.

© Augustin Le Gall | Haytham pictures Agency

Premiers pas

Pour se voir ne serait-ce que quinze minutes, les trois amis doivent négocier avec le gardien grâce aux précieux paquets de cigarettes. "Les cigarettes, ça t’ouvre toutes les portes en prison, tu peux avoir quelqu’un qui lave ton linge pour toi, quelqu’un d’autre qui fait ta vaisselle et bien sûr tu monnayes avec les surveillants", témoigne Atef.

Chaque prisonnier a le droit à 100 dinars par semaine donnés par sa famille puis convertis en coupons, comme des billets de Monopoly. Le détenu doit ensuite gérer son argent pour obtenir ce dont il a besoin.

"Ils ne te donnent rien donc tu dois tout acheter: les cigarettes, la nourriture, les médicaments… et faire attention aux arnaques à la boutique de la prison", témoigne Atef. Ce jeune artiste de 34 ans a la maladie de Crohn, une maladie digestive qui donne des douleurs à l’estomac. Il doit aussi prendre de la ventoline pour son asthme. Il lui faudra attendre quatre jours pour parler à un médecin.

"L’infirmier me disait, attends de voir le médecin car il ne connaissait pas la maladie de Crohn et les gardes te disent, le médecin n’est pas là. De toute façon, ils se ressemblent tous. Même l’infirmier se métamorphose en flic, il met les mêmes blousons de cuir, il marche comme eux", commente Atef.

Pendant la journée, les couffins que lui amène sa famille deux fois par semaine servent d’alternative à la soupe servie deux fois par jour: "Une grande marmite avec un peu de tomates et de pâtes, parfois si tu as de la chance, des pois chiches, d’autres fois des cailloux", ajoute Atef.

© Héla Ammar | Corridors, Cérès Editions, 2015.

Emprisonnés pour des joints

Après une semaine en détention à Nabeul, les trois hommes sont expédiés à Mornag via un procès qui dure dix minutes et un verdict glaçant : un an de prison ferme et 1000 dinars d’amende pour détention de stupéfiant sur la base de la fameuse loi 52 dans le code pénal qui punit quotidiennement des jeunes en Tunisie pour avoir fumé ou même été saisis en possession d’un joint.

L’article 2 de la loi stipule que: “Sont absolument interdits la culture, la consommation, la production, la récolte, la détention, la possession, la propriété, l’achat, le transport, la circulation, la cession, l’offre, la livraison, le trafic, la distribution, le courtage, l’importation, l’exportation, la fabrication, l’extraction ou la contrebande des plantes naturelles narcotiques visées à l’article premier de la présente loi.”

"Tu te fais un croquis dans ta tête quand tu passes les premiers jours avec les autres personnes qui attendent le verdict. Nous étions enfermés avec les toilettes au milieu de la cellule, à Nabeul, sans contact avec nos familles. Mais quand tu arrives à Mornag, c’est pire que ce tu avais imaginé", raconte Atef.

A Nabeul ils sont menottés deux par deux et enfermés avec 15 autres personnes dans un espace de cinq mètres sur six puis ils sont emmenés dans une fourgonnette à Mornag au sud-est de Tunis. Quelques jours plus tôt, Atef buvait des bières avec ses amis et discutait avec Ala de son prochain film qu’il devait tourner dans les prochains mois.

Comme d’autres jeunes, les trentenaires s’étaient laissés pousser la barbe par choix esthétique. Ce sont ces "déplacements suspects" de "barbus" dans une maison de Nabeul, avec de "gros sacs" (contenant en fait du matériel pour filmer) qui ont motivé la descente de police.

Ne trouvant rien incriminant les jeunes hommes pour activités liés au terrorisme et devant justifier leur erreur de jugement, la police s’attache à un objet plus intéressant : des joints trouvés dans la maison. Les trois hommes sont donc jugés et condamnés. Alaeddine est co-fondateur de la boîte de production Exit production, Atef est peintre et Fakhri est photographe mais dans les murs de Mornag, ils sont mélangés à des délinquants et criminels notoires.

© Héla Ammar | Corridors, Cérès Editions, 2015.

Torture psychologique

Ils ont été préservés des maltraitances des surveillants ou de la police à cause de leur statut et de la médiatisation de leur cas mais ils ont vu bien pire.

'Ce qui m’a frappé, c’est le degré d’ingéniosité humaine à imaginer des méthodes de destruction non pas de torture physique mais de torture psychologique. La saleté, l’éclairage, les odeurs, tout est fait pour te torturer sur le long terme…",  témoigne Alaeddine.

Lui est affecté à la chambre 6. Là-bas, il est pris en charge par El-Cabran, un détenu désigné comme chef de cellule pour son ancienneté et connue pour "sa bonne conduite par l’administration pénitentiaire", comme le décrit la juriste et artiste Hela Ammar dans son livre Corridors qui décrit les conditions des prisons tunisiennes.

La première chose que demande le Cabran à Alaeddine, c’est son motif d’emprisonnement. Il lui répond que c’est pour la possession de zatla (herbe). "Tu as vendu ton dealer ?", lui demande le Cabran. Alaeddine répond par la négative, on lui assigne alors une place avec ceux qui sont originaires de la région de Sousse comme lui.

Car dans les prisons, les clans s’organisent par "quartiers, régions ou tribus", comme l’explique Hela Ammar dans son livre : "A l’intérieur des chambrées, les clans se forment par affinités mais aussi par appartenance à un quartier, à une tribu et surtout à une région. Ainsi les animosités tribales ou régionales latentes dans le civil sont-elles exacerbées en prison ; et les fréquentes disputes qui en naissent sont souvent", décrit-elle.

© Héla Ammar | Corridors, Cérès Editions, 2015.

Manque d’hygiène et de sommeil

Alaeddine sympathise avec un homme originaire de Sidi Bouzid car il y a plus de place à côté lui. Contrairement à ce qu’il craignait, il y a peu de conflits ou de bagarres.

"Tout est fait pour que ça explose car on est enfermés tous ensemble et on doit tout partager, l’intimité, les couvertures, la télé. Mais Le Cabran est là pour faire régner l’ordre", témoigne Alaeddine. Quant aux surveillants, Atef et Alaeddine entendent tous deux la même phrase :

« Appelez-nous s’il y a du sang ou quelqu’un de très malade, le reste on s’en fout. »

Deux couvertures faute d’un matelas, privilège réservé aux anciens, Atef, originaire de la petite ville d’El Fahs dans le gouvernorat de Zaghouan, est forcé de dormir sur "l’autoroute", l’allée qui mène vers les toilettes car personne n’est de sa région.

"Les premières nuits, j’ai donné des cigarettes à l’un des détenus pour qu’il me donne du temesta (un médicament supposé aider dans les sevrages à la drogue ou dans les troubles anxiogènes), pour m’aider à dormir. Il y a du bruit tout le temps, tu ne peux pas dormir".

Atef dit aussi avoir vu, ironie du sort, de la zatla et autres drogues circuler en toute impunité. Comme l’écrit Hela Ammar, le trafic de sédatifs et autres drogues, découle souvent du système carcéral :

"Afin de supporter leurs conditions d’incarcération, un nombre considérable de détenus disent prendre des sédatifs. Des gardiens avoueront aussi les encourager dans ce sens, afin de calmer les tensions quotidiennes qu’ils sont obligés de gérer. C’est donc à tour de bras que des pilules leur sont fournies, sur ordonnance des rares médecins de prisons, ou en douce".

Les journées se suivent, Atef ne pense qu’à trouver le sommeil et voir ses amis. Alaeddine commence à établir des liens avec certains détenus. "Je suis devenu leur écrivain car beaucoup sont analphabètes, j’ai rédigé aussi bien des lettres pour leurs parents que pour leurs femmes. Un autre détenu décorait les lettres avec des dessins".

© Héla Ammar | Corridors, Cérès Editions, 2015.

Folie, maltraitance

Atef regarde les cafards qui s’entassent sur les murs et tente d’oublier ce qu’il voit. "Tu as ceux qui cherchent un coin pour prier, d’autres, pour se masturber et toi tu ne penses qu’à comment rester vierge jusqu’à la fin de ton emprisonnement", dit Atef. La nuit, ce sont les rats et la peur d’attraper la gale qui rongent Atef. Alaeddine, lui, entend une fois des surveillants torturer un détenu.

"C’était la nuit, je les ai entendus tabasser quelqu’un dans la cour. Il pleurait, il lui demandé de se déshabiller, ils ont insulté sa mère".

Il se remémore aussi un homme condamné à vingt ans de réclusion pour l’homicide involontaire d’un ami. "Il était comme fou. Il ne se lavait pas, il parlait seul, il ne mangeait pas".

Le temps passe sans la moindre activité. Dans son livre Corridors, Hela Ammar parlait pourtant d’une visite guidée dans une salle avec des tables de ping pong et des ordinateurs, à Mornag. Comme lui confirme un surveillant, celle-ci n’est jamais utilisée. Quant à la bibliothèque, il faut dix jours pour obtenir un livre témoigne Alaeddine.

© Augustin Le Gall | Haytham pictures Agency

Le sacre de la télévision

La télévision est le seul lien avec l’extérieur. Dans la cellule d’Atef, les horaires et les changements de chaîne sont réglés pour la journée. Le matin c’est une chaîne qui diffuse le Coran de 8h à 10h, ensuite des clips musicaux de chaînes arabes. "La télévision est allumée en continu", dit Alaeddine , l’après-midi, de nouveau des clips ou des matchs de foot. Et le soir c’est la Grand-Messe du 20h sur la chaîne nationale et puis le feuilleton turc "Wadi al Dhiab-Al Kamin" sur Hannibal TV.

"Tout d’un coup tu n’entends plus personne parler. C’est le silence", témoigne Alaeddine.

Chez Atef, les détenus préfèrent éviter les informations. Cela crée trop de désordres. "Il y a une haine de l’état et du politique, dès qu’il voient Hamma Hammami ou Beji Caï Essebssi, les insultes fusent".

Alors que dans la cellule d’Ala, tout le monde évite les émissions politiques. "Ils ne s’intéressent pas à ça, le seul qui a du succès c’est Marzouki parce qu’il graciait beaucoup. Mais chacun prévoit de partir de la Tunisie. Personne ne veut rester et ils cherchent des contacts en prison pour qu’à leur sortie, ils puissent partir vite", témoigne Alaeddine.

Héla Ammar | Cérès Editions 2015.

Partir de Tunisie

D’ailleurs, parmi les détenus enfermés avec lui, Alaeddine dit avoir vu aussi des passeurs de migrants et des migrants clandestins . Mais selon lui, le plus frappant reste que la majorité des détenus sont issus de classes sociales défavorisées et parfois abandonnés de leurs familles et de la société.

Pour Atef, le plus dur reste la vision de la femme. "Tu découvres une vision de la femme très vulgaire, certains sont des violeurs, d’autres sont fous mais beaucoup sont frustrés sexuellement". Alaeddine survit au quotidien en ne pensant qu’à une chose, retrouver sa femme avant qu’elle n’accouche. Elle vient le voir chaque semaine avec sa mère. Elle a accouché cinq jours après la libération d’Ala. Le premier geste d’Atef une fois le non-lieu prononcé a été de s’éloigner au plus vite et de rouler à n’en plus finir.

"Je peux partir de la Tunisie, j’ai un visa grâce à mon statut d’artiste et parce que j’expose à l’étranger, mais quand je pense à tous ces gens qui n’ont pas eu notre chance à Alaeddine, Fakhri et moi…"

Alaeddine et Atef sont des enfants de la révolution tunisienne et se sentent aujourd’hui trahis par leur propre pays. Pourtant ils connaissent sa violence. Ils ont vécu la cérémonie de remise du prix de Nobel de la paix à la Tunisie via l’écran télévisé de leur prison.

Le 14 janvier 2011, Alaeddine avait été emmené avec sa femme et une quarantaine d’autres personnes dans les sous-sols du Ministère de l’Intérieur, pour lui la police tunisienne reste ce qu’elle a toujours été : "Une bande armée qui se dispute le territoire avec le peuple."

De la prison, il garde le même souvenir qu’Atef, des gens qui n’ont pas eu la même chance qu’eux, ceux qui peuvent attendre un procès encore des mois, voire des années. Ils ont pu prendre les numéros de téléphone des familles de quelques-uns afin de donner des nouvelles de ces détenus que tout le monde a oublié.

Atef se souvient d’ailleurs d’un des détenus qui lui avait raconté qu’il commençait à oublier le visage de ses proches. Après son passage en prison, il a peu d’espoir pour l’avenir des jeunes en Tunisie.

"Quand tu passes un mois à voir la valeur d’une tomate, d’une goutte d’huile d’olive dans ton repas de midi, la loi 52 et le cannabis tu t’en fiches. Le vrai combat c’est les conditions carcérales des détenus en Tunisie. Elles tuent à petit feu, en fait, nous sommes tous en liberté conditionnelle dans ce pays", conclut Atef.