Ibtihel Abdelatif, Présidente de la commission femmes à l'IVD

La présidente de la commission femmes, au sein de l’IVD, explique le difficile travail de collecte de témoignage des femmes victimes durant la dictature.
Par | 10 Juillet 2015 | reading-duration 5 minutes

Les femmes ne se sont pas déplacées en masse pour venir déposer des dossiers devant l’IVD. Ibtihel Abdelatif, présidente de la commission femmes au sein de l’Instance Vérité et Dignité, explique pourquoi et parle des violences subies par les femmes.

Inkyfada : Très peu de femmes sont venues déposer un dossier à l’IVD. Les femmes ont-elles été moins victimes de la répression ?

Ibtihel Abdelatif : Sur les 13.278 premiers dossiers, on ne compte que 1626 femmes, dont environ 400 ex-prisonnières. Ce n’est pas à l’image de la réalité. La seule exception est Bizerte, où plus de femmes que d’hommes sont venues. Probablement en raison de l’existence d’une association plus active qu’ailleurs. L’éloignement, la difficulté à venir jusqu’à Tunis n’expliquent pas tout. Beaucoup de femmes ont besoin de l’autorisation leur mari pour sortir et pour elles, il est compliqué de se déplacer jusqu’à l’Instance.

Je pense aussi que beaucoup n’ont pas conscience d’être des victimes, alors qu’elles l’ont été indirectement : quand un homme était arrêté, toutes les femmes autour en subissaient les conséquences, des épouses ont été obligées de divorcer, des sœurs n’ont pas pu se marier en raison des pressions de la police sur les familles, d’autres n’ont pas pu finir leurs études.

D’autres sont réticentes à confier ce qu’elles ont subi. D’après mon estimation personnelle, 90% des femmes ont été victimes d’une forme plus ou moins poussée de harcèlement sexuel de la part des agents des forces de l’ordre. Que ce soit lors d’une perquisition, d’une arrestation, d’un interrogatoire, lors d’un séjour en prison, les femmes ont fait les frais d’ insultes dégradantes, d’attouchements, de nudité forcée, jusqu’au viol, parfois avec des objets.

Inkyfada : Les violences sexuelles sont-elles fréquemment évoquées lors du dépôt des dossiers?

Ibtihel Abdelatif : Non. Seules deux femmes ont, jusqu’à présent, mentionné explicitement le viol. Les autres évoquent vaguement des "problèmes".

Nous essayons de les repérer dès le dépôt du dossier. Chaque fois que l’une des secrétaires chargées de l’accueil perçoit qu’il peut s’agir d’un cas sensible, elle m’appelle et je viens pour accompagner la victime. Mais au stade des auditions privées, il faudra plus d’une seule séance pour ce genre de situation, le temps que la confiance se construise.

Inkyfada : Quelles dispositions pouvez-vous prendre pour la prise en compte de situations particulières ?

Ibtihel Abdelatif : Beaucoup de femmes nous appellent. Nous allons mettre en place un numéro vert spécifique, avec des écoutantes spécialisées. Pour toucher plus facilement les femmes, nous allons disposer des unités mobiles qui pourront rencontrer les femmes à l’endroit de leur choix. Chez elle, chez une amie…

Pour les victimes indirectes, nous essayons de sensibiliser. Nous nous rendons dans les régions tous les week-end pour rencontrer des associations. Chaque jour, je viens à l’accueil et je demande aux ex-prisonniers, d’expliquer ce qu’a été la situation de son épouse, de ses filles…

Pour les auditions, nous avons prévu des écoutantes, psychologues et sociologues, femmes. Mais il y a aussi des cas où des femmes en prison ont été victimes de violences sexuelles et de mauvais traitements de la part de femmes, certaines préfèrent être entendues par des hommes.

Inkyfada : Vous avez entendu beaucoup de témoignages durant l’accueil des femmes à l’IVD. Quelle impression en retirez-vous ?

Ibtihel Abdelatif : Je me sens toute petite devant ces femmes, quand je vois comment elles se sont battues contre la dictature, comment elles ont dit non au régime de Ben Ali, alors que certains hommes n’ont rien fait ou ont fini par céder. Certaines ont fait des fausses couches après avoir été battues, certaines sont mortes sous la torture, d’autres sont restées paralysées. Et certains, après la Révolution osent leur dire de rentrer chez elles, parce que leur place est à la maison ?

Bien avant l’indépendance, des femmes de tous bords, musulmanes ou communistes, se sont battues pour leurs droits dans ce pays. Je veux que ces militantes oubliées de la Tunisie soient connues, que nos enfants apprennent leur histoire à école, dans les manuels d’école primaire, pas seulement dans des ouvrages lus par des spécialistes. C’est aussi cela le rôle de la justice transitionnelle.