Or, quand les tunisiens choisiront, pour la première fois, le 23 novembre prochain, un président au suffrage universel direct et libre, leur choix sera peut-être entaché par des dépassements constatés lors du processus de dépôt et de validation des candidatures. Des dépassements permis du fait des lacunes dans la loi électorale, du mauvais encadrement du processus de parrainage et de dépôt des dossiers par les candidats à la présidentielle..
En effet des défaillances ont été constatées par des acteurs de la société civile, comme par l’ISIE elle-même. Des défaillances dont on trouve trace à travers des témoignages, des documents et des événements.
Les parrainages ou la faille qui aurait pu être évitée
Pour se porter candidat aux présidentielles il faut remplir différentes conditions. Une d’entre elles consiste à rassembler 10 signatures de députés de l’ANC ou un minimum de 10 000 signatures d’électeurs inscrits.
Art. 38 Loi électorale
Le fait de devoir rassembler 10 signatures de députés favorise d’emblée les candidats des grands partis politiques, appuyés par des blocs parlementaires comptant au moins dix députés à l’ANC.
La majorité des candidats n’ayant pas l’appui d’un groupe parlementaire, ont dû collecter les parrainages de citoyens.
Certains candidats, disposant des parrainages parlementaires, ont préféré démontrer leurs forces et tâter le pouls de la rue, en collectant un maximum de signatures populaires.
Cette course à la collecte de signatures a débuté avec une série de dépassements. Certains candidats, ou les personnes supervisant leur campagne de parrainage, ont opté pour le chemin le plus court.
Ainsi des informations liées à l’identité de citoyens ont été usurpées, des bases de données personnelles de citoyens ont été détournées, des signatures ont été altérées et l’identité de personnes décédées, de Tunisiens résidant à l’étranger ou de personnes non éligibles au parrainage, a été utilisée. Une série flagrante de violations de la loi.
Une base de données qui vaut des milliers de parrainages
Durant deux mois, l’opinion publique tunisienne n’a pas cessé d’évoquer des suspicions de fraude dans le collecte de parrainages, suite à des incidents survenus dans certains régions du pays.
Des proches de certains candidats aux présidentielles ont tenté d’impliquer dans la collecte de signatures de centaines de citoyens, des supporteurs de clubs de foot, les délégués de préfecture, ainsi que certains responsables partisans (la machine du RCD dissout).
Sous prétexte de préparer des listes d’aides en nature (fourniture scolaire, couffin et mouton de l’Aïd…) ou en espèce, sous forme de dons de sommes d’argent, des copies de cartes d’identité ont été récupérées. En réalité, il n’était pas nécessaire de ce donner le mal d’essayer d’intéresser les citoyens par des promesses de dons puisqu’il était possible de s’approprier la base de données de milliers, voire des millions de citoyens et, par ce biais d’exploiter les informations pour remplir le formulaire de parrainage.
Inutile donc de se déplacer sur terrain, d’aller à la rencontre directe des gens et de solliciter leur parrainage.
L’ISIE a officiellement déclaré qu’il existait des noms de parrains qui apparaissent plusieurs fois dans les listes. Ce fait a été détecté par le système informatique de l’ISIE, qui analyse les noms des parrains. Ce problème a été également notifié par la société civile, dans différents rapports et dans des comptes rendus de huissiers de justice. Voilà ce qui a été relevé :
– Usurpation d’une base de données officielle contenant les informations de dix millions de tunisiens ;
– Usurpation d’une base de données officielle des Tunisiens inscrits comme candidats pour les élections du bureau de l’ISIE ;
– Usurpation des numéros de cartes d’identité de centaines de citoyens, par des partis politiques et associations virtuelles sous prétexte de leurs fournir des aides à l’occasion de l’Aïd ou pour les inscrire directement dans les bureaux de vote, notamment ceux qui habitent dans les campagnes. Ces données ont été illégalement exploitées dans les listes de parrainage par le bais de fausses signatures ;
– Un centre d’appel est impliqué dans la vente de données personnelles à des candidats, le dossier est devant les tribunaux ;
– Il y a également eu usurpation de la base de données de milliers d’ouvriers dans les usines, des lycées, de grandes entreprises, des ministères et des institutions universitaires. Ainsi, on trouve par exemple, un grand nombre d’étudiants et une dizaine de journalistes parrainant à leur insu, l’homme d’affaire, Mohamed Frikha. C’est également le cas d’étudiants de l’école supérieur « ESPRIT » ou celui des employés de La CNSS, où l’administration a ouvert une enquête interne pour connaître l’origine de la fuite de sa base de données.
L’équipe Inkyfada a obtenu la base de données usurpée
Depuis la polémique déclenchée par la découverte des irrégularités dans les listes de parrainages, plusieurs organisations de la société civile ainsi que l’ISIE, ont évoqué la possibilité de fuites massives de données personnelles des bases de données de certains ministères et d’administrations publiques et privées pour le compte d’intermédiaires ou d’équipes de campagnes de certains candidats.
En menant son enquête l’équipe de Inkyfada a réussi à se procurer quatre bases de données qui ont circulé. Certaines de ces bases, notamment celle des cartes d’identité nationale, contiennent des informations personnelles complètes de millions de Tunisiens.
– Une base de donnée des cartes d’identité nationale mise à jour pour la dernière fois le 25 mai 2011 contenant les données personnelles de 8 345 495 citoyens tunisiens ;
– La liste de 3 910 959 Tunisiens inscrits automatiquement sur les listes électorales de 2011 ;
– La liste de 4 098 914 Tunisiens inscrit volontairement sur les listes électorales de 2011 ;
– La liste complète des Tunisiens qui ont voté aux élections du 23 octobre 2011.
L’ensemble de ces dépassements a été signalé par des citoyens ou des associations en présence d’un huissier.
Des témoignages consignés par un huissier de justice, au profit de l’association ATIDE, rapportent que les noms de certains habitants de la région de Sidi Daoud, à la Marsa, ont été utilisés pour parrainer la candidature du président du parti UPL Slim Riahi. Ces citoyens n’ont jamais étaient consultés et ne savaient pas que leur identité avait été utilisée. Selon le rapport de l’huissier, la liste des signataires contient des noms de personnes décédées et de personnes non inscrites dans les listes électorales.
Ces dépassements ne se limitent pas au seul candidat Slim Riahi. Neuf autres candidats, au moins, auraient eu les mêmes pratiques : Mustapha Kamel Nabil, Mohamed Frikha, Abderahim Zouari, Béji Caid Essebssi, Hechmi Hamdi, Noureddine Hached, Fares Mabrouk, Ali Chourabi et Safi Saîd.
Parallèlement aux mesures prises par l’ISIE, qui a transféré les dossiers aux tribunaux, certaines organisations de la société civile, dont le SNJT, ont entamé un diagnostic en présence d’un huissier de justice.
Le but est de faire le point sur les atteintes aux données personnelles de leur personnel, de déposer plainte et de poursuivre les candidats qui sont impliqués dans l’usurpation d’identité et la falsification de signature.
Une partie des victimes de fraude, soutenue part des organisations de la société civile, ne semble pas vouloir se contenter de poursuites et va jusqu’à demander la dissolution immédiate des listes impliquées dans les fraudes, afin de sécuriser le processus électoral et la transparence des résultats.
Comment un candidat à la Présidence peut-il accéder à la base de données des parrainages de l’ISIE ?
En composant le numéro mis à disposition par l’ISIE (*195*cin#) permettant au citoyens de vérifier s’ils parrainent un candidat à la Présidence, le journaliste Mohamed Islam Hakiri a découvert avec étonnement, le 2 octobre dernier, qu’il avait donné son parrainage au candidat du parti Al Aman, Lazhar Bali. Le journaliste contacte alors le candidat pour protester. M Bali s’excuse et lui promet de se renseigner et de revenir vers lui.
Sans réponse, le journaliste rappelle le numéro spécial et découvert stupéfait qu’il ne parraine plus aucun candidat. Il contacte alors l’organisation IWatch en lui fournissant une impression d’écran des deux SMS reçus. Il l’a également chargé l’association de porte plainte contre le candidat pour falsification de signature et contre l’ISIE pour modification frauduleuse de la base de donnée des parrainages.
Des failles dans la loi électorale
L’ISIE, instance constitutionnelle, garante de l’organisation des élections, a dû couvrir des dépassements que le législateur n’avait pas explicitement prévu. Cela l’a poussé à se désister de ses responsabilités.
Les victimes se sont alors trouvées dans l’obligation d’assumer une partie de l’observation des délits. Ils étaient appelés, via le site internet de l’ISIE à déposer une plainte contre ceux qui ont détourné leurs données personnelles et leurs signatures.
L’ISIE s’est donc contentée de renvoyer les dossiers au parquet sans prendre les mesures nécessaires à la sécurité des élections, bien que la Constitution lui attribue un pouvoir réglementaire dans le domaine de sa spécialité, pour garantir la transparence et la crédibilité du processus électoral.
L’article 126 de la Constitution tunisienne prévoit :
Art. 126
Abdeljawad Alharazi, expert international dans l’administration des élections et ex-président de l’Instance Régionale pour les Elections de Tunis 1, déclare que :
Le recours à la justice, uniquement dans le traitement des fraudes de parrainages, pourrait contribuer à la poursuite de ceux qui sont impliqués. Toutefois, cela ne peut garantir la sécurité des élections puisque cette tâche est dédiée à l’ISIE, qui est l’institution constitutionnelle qui en a la charge.
Il ajoute que l’Instance aurait dû exercer ses prérogatives déléguées par la loi. Une fois en possession des preuves, l’ISIE devrait rejeter les candidatures tout en laissant la porte ouverte aux candidats, pour déposer une plainte auprès du tribunal administratif.
Ces candidats ont intentionnellement usé des identités de personnes sans leur permission. L’ISIE a raté une occasion de garantir la transparence et l’intégrité du processus électoral. Elle s’est abstenue d’écarter quiconque qui a commis des actes d’inconduite ou de transgression à l’égard de la loi.
Cette position a été pointée du doigt par une grande partie des avocats et des juristes interviewés. Globalement ils pensent que le législateur n’a pas prévu la possibilité de fraude lors des parrainages. Il a autorisé à l’ISIE a avoir un pouvoir de réglementation, en vertu de l’article 126 de la Constitution. Dans la forme elle est en mesure de prendre les décisions nécessaires qui sont compatibles avec l’esprit de la Constitution, en vue d’assurer la sécurité, l’intégrité et la transparence du processus électoral.
Mais elle n’aurait pas pris la bonne appréciation, en se contentant de renvoyer le dossier à la justice sans prendre des mesures procédurales en écartant les fraudeurs de la course pour assurer l’intégrité des élections.
Est-ce que la légalisation des signatures est la solution ?
En avril 1989, la Tunisie a organisé les premières élections législatives pluralistes auxquelles ont participé les anciens prisonniers de gauche et de droite. Leur participation était préalablement conditionnée par des parrainages légalisés. A l’époque, la légalisation était suffisante pour assurer un minimum de transparence des parrainages. Mais cette procédure a été considérée par les opposants de Ben Ali comme une manière de réprimer ses adversaires politiques en les fichant.
Aujourd’hui, une fois la réalité des fraudes aux parrainages démasquée, un certain nombre de politiciens et de militants de la société civile se demandent pourquoi l’ISIE, qui était en mesure d’éviter les fraudes et les falsifications, n’a pas agit.
Un militant de la société civile Adnène El Hadj Omar a publié, sur sa page Facebook, en septembre dernier, un billet qui a eu un grand écho (en arabe). Il y alertait les Tunisiens sur de possibles violations, abus et fraudes dans les listes de parrainage.
“Comment l’ISIE a-t-elle pu manquer d’attention sur un point aussi sensible? Je défie le Président et les membres de l’ISIE de répondre à cette question."
“Quels outils ont été mis en place pour vérifier l’intégrité des parrainages et éviter tout plagiat, tricherie ou fraude… Rien, bien évidemment… ”
“Attendez- vous à une belle part de listes contrefaites. Rien ne pourra réparer ce que vous avez détruit.”
“Vous auriez pu imposer la légalisation de tous les parrainages. Mais vous préférez des solutions simplistes..."
Etait-il possible de demander la légalisation des parrainages?
L’ISIE pense qu’il est difficile d’imposer concrètement la légalisation des parrainages. Les municipalités tunisiennes sont dans l’incapacité de répondre aux centaines de milliers de demandes en même temps. L’ancien Président de l’ISIE, Kamel Jendoubi, pense le contraire :
Ceux qui prétendent qu’il est impossible ou compliqué d’imposer la légalisation des parrainages ont tort… Au contraire il aurait pu être fait usage des municipalités et des administrations express, des commissions régionales des élections et des huissiers. Ce problème vient de l’exclusion politique des membres de la précédente ISIE et du manque d’expérience et de compétences de la nouvelle ISIE pour superviser les élections.
Lors d’une interview, l’ancien Président de l’ISIE a exprimé son mécontentement suite au changement de personnel au sein de l’ISIE et, de ce fait, à la perte de compétences, dont notamment “l’abandon de l’ancien directeur exécutif. Selon lui, Cela a crée une sorte de vide et d’anarchie et a redistribué les cartes au sein de la commission.”
Que risque le futur Président ?
L’article 158 de la loi électorale précise que quiconque produit de fausses données lors de sa demande de candidature, comme c’est le cas pour les parrainages, encours une peine de 6 mois d’emprisonnement.
Art. 158 Loi électorale
Dans le cas où le futur président élu a fraudé, malgré la clarté du texte, il semble peut probable qu’il y ait des poursuites judiciaires, pour de nombreuses raisons, explique Charfeddine Kallil.
Malheureusement, la majorité de ceux qui ont recouru à la justice ont négligé l’article 158. Ils se sont basés sur des articles pénaux liés à la falsification, la fraude et le maintien de la fraude. Le plus dangereux de tous réside dans le fait que Nabil Baffoun, le porte parole de l’ISIE, a déclaré que les violations liées aux parrainages sont une forme de fraude. Le porte-parole a également appelé ceux qui se considèrent victimes à recourir à la justice. Par ce fait, il a, lui-même, ignoré l’article 158 dédié à ce genre de violation.
Maitre Kellil, a indiqué, dans le même contexte, que le Procureur général a ouvert une enquête pénale, sur la base de l’article 31 du Code des procédures pénales, qui ne définit pas d’une façon claire le délit de fraude (contre X). Maitre Kellil a ajouté que ces affaires seront rejetées de toute façon. Il a ainsi cité l’exemple des plaintes déposées par le groupe des 25 après la révolution contre les ministres de l’Intérieur de Ben Ali, l’observatoire des élections, les gouverneurs et tous les responsables de la falsifications des élections pendant l’aire de Ben Ali. Ces affaires ont été rejetées, selon lui, à cause de l’article 31.
Il poursuit:
En fait il s’agit de poudre aux yeux. Tout ce débat sera ignoré. Une plainte déposée au sens de l’article 158 ne servira à rien. Une fois élu, le candidat, immunisé, sera déchargé de toutes les poursuites. Il était plus juste de penser à tous ces données avant d’impliquer les Tunisiens dans des élections dont la crédibilité est contestée d’avance, à cause du lancement du processus par des faits de falsifications et de fraudes et qui se finiront par l’impunité.
Il est important de garder à l’esprit que l’ISIE a officiellement validé 27 candidatures, en a rejeté 41 et que le tribunal administratif a refusé toutes les demandes de recours.