"Savez-vous combien de temps il faut aux Etats-Unis, en France et en Europe pour annoncer les résultats d’une élection ?", demande Mohamed Taher, qui forme quelques observateurs du réseau Mourakiboun. Pas de réponse. "Il faut seulement trois heures. S’ils peuvent le faire, nous pouvons aussi. Nous avons les compétences", poursuit-il.
Mourakiboun mise sur la technologie
Motiver les troupes, rappeler la nécessité de la mission et montrer les techniques de collecte des informations le jour J : en une après-midi, Mohamed Taher forme les derniers observateurs de Mourakiboun. Ils seront 4 000 le 26 octobre, répartis dans les 27 circonscriptions qui couvrent les 264 délégations du pays. Mourakiboun est, numériquement, l’association tunisienne spécialisée dans le domaine de l’observation électorale la plus importante.
Fondée en 2011, elle profite de l’expérience des élections précédentes, notamment pour améliorer sa stratégie de déploiement. “En 2011, nous avons surtout couvert les grandes villes et nos observateurs n’ont pas été répartis de façon équitable. Cette fois, la répartition se fait selon un échantillon statistique représentatif du bureau de vote“, explique le chef de projet, Anis Samaali.
L’observateur est présent le jour du scrutin et au moment du dépouillement. Il collecte les informations relatives à son bureau d’affectation et les transmet au fur à mesure. Il n’est cependant pas autorisé à intervenir en cas de dépassement ou de non respect des lois. Il reste un témoin.
A Mourakiboun, la communication avec les observateurs se fait via SMS codés, envoyés et décryptés par le data center, le jour J. Un système d’organisation pyramidal a été mis en place afin de permettre une plus grande fluidité de communication entre les observateurs sur le terrain, les superviseurs des délégations, les comités de coordination et le bureau central.
Mais surtout la nouveauté, comme l’explique Mohamed Taher, c’est le système de tabulation parallèle des votes (TPV).
“C’est la première fois que ce système va être utilisé en Tunisie ! Il va permettre de visualiser les résultats rapidement avec un taux d’erreur très faible.“
Les observateurs font la saisie à partir des données observées et seraient, potentiellement, en mesure d’annoncer les résultats des votes rapidement. Présents dans 1 000 bureaux de vote sur les 12000 du pays, ils pourront annoncer un résultat avec une marge d’erreur de 0.001%.
Des conférences de presse sont prévues à l’hôtel Africa le 26 octobre à 10h, 13h, 16h et 22h pour partager, au fur et à mesure, sur les données d’observations collectées. Une autre conférence aura également lieu le lendemain du jour de vote.
Cartographie des centres de vote
La transparence doit en premier lieu servir le citoyen, pour qu’il puisse jouir pleinement de son droit de vote. Mourakiboun a crée une cartographie interactive , comme outil électoral, sur laquelle on trouve l’emplacement des 4223 écoles qui serviront de centre de vote à travers tout le pays.
Le jour du scrutin législatif différentes infographies seront mises en ligne sur les réseaux sociaux pour permettre aux citoyens d’avoir accès aux données de l’observation en direct.
Atide en Tunisie et à l’étranger
L’Association Tunisienne pour l’intégrité et la Démocratie des Elections (ATIDE) déploiera, de son côté, un peu plus de 3 000 observateurs dont 400 à l’étranger, contre 2000 environ, lors du précédant scrutin.
Depuis 2011, l’association a appris de son expérience, a consolidé ses acquis et a eu le temps de se préparer, explique Anissa Bouasker, membre du bureau exécutif de l’Atide.
"Contrairement à 2011, où l’observation s’est plutôt faite lors du scrutin, en 2014, nous avons travaillé sur tout le processus électoral", explique-t-elle.
Ainsi l’Atide a accompagné la mise en place de la nouvelle ISIE, “un acquis révolutionnaire qui n’était pas assuré”, explique-t-elle. En effet le processus électoral aurait pu être confié au ministère de l’Intérieur.
L’association a également participé à l’élaboration du processus de choix des membres de l’ISIE et a suivi et accompagné de la mise en place de la loi électorale.
Elle a aussi proposé, en partenariat avec Mourakiboun et la coalition Ofiya, une série d’amendements au projet de loi concernant la création de l’ISIE en 2012, ainsi que des propositions autour de la loi électorale en 2013
Nous avons également observé le processus d’enregistrement des citoyens sur les listes, l’enregistrement des candidatures, la campagne… des étapes importantes qui nous ont permis de nous organiser.
Parmi les observateurs, 300 se focalisent sur la campagne électorale. Leurs premières conclusions font état d’une campagne lancée avant l’heure pour plusieurs partis, de cas de non respect de la neutralité des administrations et même d’enrôlements d’enfants dans le cadre de la campagne.
L’association a renforcé le nombre d’observateurs intervenant à l’étranger. Ils évoquent de “graves défaillances et infractions administratives” dans les circonscriptions étrangères et ont même réussi à faire démettre en France, un président d’IRIE qui n’était pas neutre politiquement.
Par rapport à 2011, Anissa Bouasker explique qu’il y a deux nouveautés. Le jour du scrutin les bureaux régionaux seront plus actifs et traiteront les informations envoyées par les observateurs, avant de les faire remonter jusqu’au bureau central.
Autre point : la mise à disposition de deux numéros de téléphone pour signaler des infractions.
I
l ne s’agit pas d’être 3100 observateurs mais d’être dix millions ! Nous recevrons les informations des citoyens et iront vérifier ce qui est rapporté, au cas où des infractions échapperaient aux observateurs.
L’association devrait publier un rapport préliminaire de sa mission d’observation fin octobre.
L’inquiétude de I Watch : l’argent politique
Au bureau de I Watch, près de 500 accréditations sont arrivées pour être distribuées aux observateurs dans les différentes régions du pays. L’association, qui en déploiera au total 1 200 le jour du scrutin (750 fixes et 450 mobiles), se focalise en particulier sur les régions rurales. Formés par e-learning via une plate-forme, les observateurs échangent par SMS et applications web et mobile.
Si les associations mobilisent beaucoup de moyens pour le jour du scrutin, elles veillent aussi au respect de la loi durant toute la durée de la campagne et du processus électoral. Ainsi, I Watch a désigné plusieurs observateurs chargés de suivre la campagne dans différents gouvernorats et a lancé un guide pour mieux expliquer aux partis la question du financement électoral.
Le budget des partis Ennahda, Nidaa, Front populaire, Ettakatol, Afek et Al Jomhouri ont été examinés par l’association dans le cadre de la campagne dans les circonscriptions de Tunis 1, Tunis 2, Sfax 1, Sfax 2, Sousse et Gafsa. Les observateurs se sont focalisés sur les dépenses des partis, l’achat des voix et la neutralité de l’Etat.
, rapporte Achref Aouadi, fondateur de I-Watch.
"On a pu voir émerger des personnes, capables de mobiliser beaucoup de moyens financiers, lors de ces élections : des hommes politiques impliqués dans un parti ou des candidats, d’anciens membres du RCD, qui disposent d’un cercle de confiance et d’un carnet d’adresses capable de leur garantir d’importants moyens”
Avant d’axer son observation sur cette question, l’association a consulté les citoyens à travers les réseaux sociaux, pour connaître leurs préoccupations. L’inquiétude principale concernait l’argent politique. Étant donné qu’il est impossible de surveiller les ressources des partis à cause du secret bancaire, les observateurs se tournent vers les dépenses.
"Nous avons 50 observateurs qui assistent à tous les évènements des partis et notent tous les moyens utilisés. Puis, leurs dépenses sont évaluées selon la méthode Parallel Expense Tracking (PET) grâce à notre analyste de données et notre analyste financier", explique Yosra Mkadem, coordinatrice du projet des financements politiques.
Après la diffusion des rapports de financements des partis, comme stipulée par la loi, l’association pourra comparer avec ses propres données et estimer les dépassements, dans les mois qui suivent les élections. “ Un des volets de cette observation concerne également l’achat des voix, mais il nous est très difficile de le prouver, même si on entend beaucoup de rumeurs ”, regrette Yosra Mkadem.
Participation citoyenne
Bill’ Kamcha , ( En flagrant délit) le site participatif de I Watch, permet de signaler les cas de corruption. Le citoyen peut dénoncer, dater et géolocaliser n’importe quel cas de corruption quotidien ou lié aux élections : achat des voix, utilisation des ressources du gouvernement, violence électorale, promotion électorale au sein d’une administration, d’une mosquée…
Focus sur les médias
De son côté, le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) se concentre sur le monitoring des médias : presse papier et électronique. Il supervise un observatoire médiatique et complète le travail de la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) chargée de la surveillance des médias audiovisuels.
Neuf journaux papiers et quatre titres électroniques sont scrutés par une vingtaine d’observateurs : La Presse, Assahafa, Al Maghreb, Assarih, Al-Dhamir, Le Temps, Assabah, Achourouk, Attounissia, ainsi que Kapitalis, Businessnews, Assada, Babnet et pour la première fois l’agence nationale TAP (Tunis Afrique Presse).
"Nous calculons le temps d’apparition globale en cm2 d’un candidat et son espace d’interview dans la presse écrite. Un peu comme le ferait la HAICA en ce qui concerne l’audiovisuel", explique Amirouche Nedjaa en charge du media monitoring.
La loi électorale consacre, comme principe fondamental de la campagne, l’impartialité des médias nationaux. Pourtant de nombreux dépassements ont été relevés par le groupe de travail, dont les plus graves sont l’appel à la haine et à la violence. L’actuel cadre législatif est pourtant plus restrictif qu’en 2011. Il est régi par la loi électorale et les arrêtés n° 25 et 26 de l’ISIE du 8 septembre 2014, le premier pour l’audiovisuel et le second pour la presse.
Le rapport des travaux menés en 2011 faisait surtout état de disparités flagrantes entre les différents partis. La couverture médiatique favorisait, et ce de manière très déséquilibrée, les grands partis.
"Si le groupe de travail utilise la même méthodologie qu’en 2011, il mène cette année une observation en se basant sur un cadre juridique précis, qui permet d’évaluer les dépassements grâce à l’interprétation de la loi", précise Amirouche Nedjaa.
A l’issue de cette enquête sur les médias, le syndicat espère sensibiliser, puis proposer à la profession, journalistes et patrons de presse, des formations et ateliers autour de la déontologie. Une finalité qui a manqué en 2011, où seul une journée de dialogue a été organisée sans un réel investissement sur la durée.
“Il me semble que la couverture médiatique des élections est plus mesurée que celle de 2011. Notre travail sensibilise les médias tunisiens. Nous n’avons pas de pouvoir, mais par la suite, les titres font leur auto-critique”, déclare Imen, observatrice médiatique depuis cinq ans auprès du MENA media monitoring.
La mission d’observation est la première expérience professionnelle de Hend, jeune diplômée en journalisme. “C’est pour moi une façon de couvrir les élections. Cela me sert en tant que citoyenne pour voter utile et de manière consciente. En tant que journaliste, c’est utile pour savoir quelles erreurs ne pas commettre.”
Agir pour la transparence
Pourquoi observer ? Pour ensuite proposer, recommander, plaider. « Nous cherchons à évaluer le processus électoral pour améliorer le cadre légal et faire en sorte qu’il soit plus réaliste. De cette façon, cela permet de lutter contre le manque de culture électorale », affirme Anis Samaali, membre de Mourakiboun.
A partir de l’échantillon représentatif tiré de l’observation, les différentes organisations pourront avancer des chiffres, puis des recommandations. Dans son précédant rapport des élections de l’Assemblée Nationale Constituante, Mourakiboun avait fait le bilan d’élections “ sans incidents majeurs, marquées par un grand nombre d’irrégularités ”.
Certaines des propositions des associations observatrices ont été prises en compte dans l’élaboration de la loi électorale du 1er mai 2014, comme la réduction du nombre de votants par bureau, qui a été abaissé à 600 électeurs, en raison de l’encombrement constaté lors du précédant scrutin.
Les différents associations peuvent désormais faire valoir leur expérience du terrain. “Nous avons gagné en crédibilité depuis les dernières élections”, estime Anis Samaali de Mourakiboun. De son côté, l’association I Watch, au delà des législatives, s’est forgée une expérience dans le cadre des élections universitaires. L’association de jeunes y a testé sa méthodologie d’observation en situation réelle.
Des ONG et des fondations internationales soutiennent ces organisations en ce qui concerne leur financement. Mais à la différence de 2011, ils ont gagné en autonomie et en expertise et ce changement est palpable aux yeux des membres de l’Atide, I Watch et Mourakiboun.
Parmi les organisations internationales qui les soutiennent on trouve le centre Carter, Democracy International, le PNUD (Programme des Nations Unis pour le développement). Les observateurs sont appelés à effectuer des formations à l’étranger ou à assister à des missions d’observation pour renforcer leurs compétences.
L’ISIE dans le viseur
"La société civile est plus mature. Nous ne pouvons plus tolérer de dysfonctionnements", lance Achref Aouadi, président d’I Watch.
Les organisations observatrices reprochent d’ores et déjà à l’ISIE, son laxisme. Les infractions commises jusque-là sont nombreuses: affichage interdit, publicité déguisée, diffamations, abus médiatiques…
Leila Charaibi, membre de l’Atide cite l’exemple du CPR qui a affiché une banderole sur la clôture du palais de justice de la ville de Sbeitla, et Amirouche Nedjaa celui de la publicité déguisée pour Slim Riahi, à la tête de l’Union Patriotique Libre. Un journal papier lui a consacré une page de publicité, sous son étiquette de président du club africain de football. Le président d’I-Watch, Achref Aouadi pointe surtout le manque d’harmonie entre le bureau national et les bureaux régionaux de l’ISIE. “ Les dépassements sont tolérés, l’ISIE n’est pas ferme. Un parti voyou commence à commettre des infractions et les autres entrent dans le même jeu.”
L’ONG estime que 60% de la campagne électorale a commencé avant son lancement.
"Nous avons rendu public nos observations de la campagne électorale, ponctuée de plusieurs infractions, notamment en ce qui concerne l’affichage. Nous n’avons pas eu de retour et l’ISIE n’a pas pris de décisions pour pallier à ce problème" , affirme Anis Samaali de Mourakiboun.
Outre les défaillances liées à l’instance pour les élections, il déplore l’absence de coordination entre les différentes associations observatrices. Travailler main dans la main aurait pu leur permettre de mieux déployer les observateurs, afin de couvrir de façon plus équitable les bureaux de vote.
Les différentes associations publieront leurs rapports après les élections, pour sensibiliser les citoyens et aider l’ISIE dans ses démarches. “C’est de cette manière que l’on pourra éradiquer la culture de l’impunité”
, insiste Achref Aouadi.