Un jeune technicien agricole, Atef Jemli, qui a supervisé l'expérience, partage lui aussi son optimisme sur sa page, posant tout sourire devant ce même champ : “à tous ceux qui doutaient du succès de l’expérience [...] les résultats sont fantastiques”.
La nouvelle fait rapidement des émules sur les réseaux sociaux. Pendant plusieurs mois, la tendance prend et les cercles agricoles en ligne semblent s’arracher ces nouvelles semences. La raison invoquée par les promoteur·ices de cette nouvelle culture : répondre à la crise des ressources fourragères, servant à nourrir le bétail, qui frappe le monde agricole depuis plusieurs années.
“Le message que l’on veut envoyer est qu’il est possible de cultiver localement, en Tunisie, du soja à bas coût [...] on appelle l’État tunisien à investir dans cette filière”, lance le représentant de l’Union régionale de l’Agriculture et de la Pêche (URAP) de Zaghouan dans une interview filmée.
“Nous utilisons la technique du goutte-à-goutte, la culture du soja a nécessité très peu d’eau”, assure-t-il dans la foulée. La promotion de cette culture pleine de promesses est même relayée par la télévision publique.
Ce que tous omettent pourtant de dire est que ces semences sont en réalité génétiquement modifiées (OGM), tel que l'ont révélé les analyses menées en laboratoire par inkyfada, en partenariat avec le média Inf’OGM, spécialisé sur les OGM et les semences. Cultivées depuis la fin des années 1990, les cultures transgéniques (OGM) sont un nouvel outil au service d’une agriculture intensive. Cantonnées à quelques espèces (maïs, soja, coton, colza), elles sont principalement cultivées en Amérique du Nord et du Sud, et interdites dans la plupart des pays européens, en raison de leurs impacts négatifs avérés.
Soja OGM en Tunisie : silence ça pousse
L’expérience de Zaghouan n’est pas un cas isolé. Un peu partout dans le pays, notamment dans les régions fertiles de Béja et Jendouba, les initiatives visant à introduire la culture du soja se sont multipliées entre 2023 et 2024. Sur les étalages des marchés, ces semences étrangères se trouvent sans difficultés et sans qu’aucun contrôle ne soit réalisé.
Des réunions d’information et des conférences de presse sont également organisées par l’URAP dans plusieurs régions, telles qu’à Sidi Bouzid, dans l’optique d’inciter les agriculteur·ices à cultiver le soja pour combattre “les fluctuations difficiles [...] et atteindre l’autosuffisance en alimentation pour le bétail”. Dans sa réponse aux sollicitations d’ inkyfada, le bureau national de l’UTAP, par la voix de Mnawar Sghairi, directeur de l'Unité de production animale, se désolidarise néanmoins de cette pratique émergente : “Il s’agit d’initiatives isolées et amatrices”. Mohamed Ben Khalifa, de l’URAP Zaghouan, n’a quant à lui pas souhaité répondre aux sollicitations d’inkyfada.
Par le biais d’analyses en laboratoire réalisées en Tunisie puis en France à partir de trois échantillons de semences de soja prélevés dans les régions de Boussalem (Jendouba), Zaghouan (Bir Mcherga) et Sfax, notre enquête révèle la nature OGM de ces semences distribuées aux agriculteur·ices tunisien·nes rencontré·es.


Les cultures transgéniques actuellement cultivées dans le monde sont de deux ordres : elles sont génétiquement modifiées pour soit tolérer des pulvérisations d’herbicide (RounpUp, par exemple), soit pour produire un insecticide (les plantes Bt).
La première analyse, réalisée en Tunisie, permet de confirmer la nature transgénique de ces lots. La deuxième, réalisée en France, permet d’identifier plus précisément les modifications à l’œuvre et de déterminer que les échantillons de soja récoltés sont tolérants à plusieurs herbicides : glyphosate, glufosinate-ammonium, 2,4-D et dicamba et produisent plusieurs insecticides contre des lépidoptères (papillons). Ces transgènes appartiennent à plusieurs multinationales des biotechnologies : Monsanto (Bayer), BASF, Dow AgroSciences.


La culture des OGM s’accompagne systématiquement d’une augmentation des pulvérisations de pesticides et notamment des herbicides. Ces derniers ont des impacts négatifs tant sur la santé humaine, que sur la qualité des sols et de l’eau.
La France a par exemple interdit la culture du maïs OGM Bt, justifiant qu’il avait une action insecticide trop large, puisque des insectes non-cibles étaient malgré tout tués. Sur la santé humaine, spécifiquement, il est actuellement impossible de conclure, les protocoles d’évaluation n’étant pas de nature à déterminer une innocuité ou une nocivité. Les ministères de l’Environnement et de l’Agriculture n’ont pas donné suite aux sollicitations d’ inkyfada et d' Inf’OGM.


Les apprentis sorciers de la culture de soja OGM
Parmi les distributeurs de ces semences OGM en Tunisie, une “ entreprise” en particulier fait l’objet de toutes les louanges des apprenti·es cultivateur·ices de soja : WA Soja Tunisie, fournisseur de “semences brésiliennes originales”, telle que se décrivait la structure.
Établie dans le gouvernorat de Jendouba, elle promeut via sa page Facebook – aujourd’hui supprimée – ses semences de soja transgénique Intacta RR2 Pro, importées du Brésil.
Cette marque a été mise au point par Monsanto – depuis rachetée par la multinationale agrochimique Bayer – et contient deux des transgènes détectés dans nos analyses.
Intacta RR2 Pro est un OGM qui permet de “tolérer” le glyphosate, l'agent actif du RoundUp, et de produire un insecticide contre les lépidoptères, principaux papillons ravageurs d’Amérique du Sud. La culture des semences Intacta RR2 Pro est uniquement autorisée en Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Argentine, Paraguay et Uruguay). Au Brésil, elle représente aujourd’hui environ deux tiers des cultures de soja génétiquement modifié du pays.

Semences de soja récupérées par inkyfada et Inf’OGM dans le nord-ouest tunisien.
À la gestion de WA Soja Tunisie, Amal Sallami, une jeune femme originaire de Jendouba, au profil académique affiché sur son compte Facebook peu commun pour une agricultrice : diplômée en changement climatique de la Earth University au Costa Rica et de la Georgetown University au Qatar, adjudicatrice au Centre international pour le règlement des différends (CIRD) et juge de catégorie A au sein de la Cour internationale de justice.
La jeune agricultrice avait publié un certificat de formation à la culture de soja délivré par la FEMARH (Fondation pour l'environnement et les ressources hydriques de l'État de Roraima), au Brésil – un document à l’authenticité douteuse, car le tampon diffère de celui figurant sur l’exemplaire officiel, accessible en ligne.
En 2020, elle a participé à un colloque organisé en 2020 par le “Comité Stratégique du Soja au Brésil” et a aussi été invitée à intervenir à distance à un colloque organisé au Paraguay et financé par des entreprises multinationales agro-industrielles telles que Corteva, un géant de la production de produits phytopharmaceutiques et de semences agricoles.
Courant 2023-2024, elle a par ailleurs animé certains événements organisés par les branches régionales de l’UTAP, pour sensibiliser et encourager les agriculteurs à la culture du soja, avant de disparaître des réseaux et de cesser toute activité de promotion.
Rencontrée par inkyfada et Inf’OGM, elle n’a jamais souhaité indiquer la provenance précise des semences distribuées aux agriculteur·ices, ni l’identité de son “patron”.


Toute aussi opaque que sa gérante, l’entreprise WA Soja Tunisie a, elle aussi, brutalement disparu des réseaux au cours de l’année 2024, après y avoir été très active. Son existence est désormais introuvable en ligne, ne dispose d’aucun local officiel, et ne figure pas au Registre national des entreprises.
Le flou institutionnel sur les OGM : porte ouverte au fait accompli
En Tunisie, aucun cadre légal n’existe à ce jour pour encadrer l’usage des OGM et les quelques tentatives de réglementer l’importation et l’usage de ces semences transgéniques ont toutes échoué. Un projet de loi sur la biosécurité a été proposé en 2014, issu d’un programme conjoint du Programme des Nations Unies pour l’Environnement et du Fonds pour l’Environnement Mondial, pour lequel le pays avait reçu près d’un million de dollars. Malgré ces moyens importants, aucune loi n’a formellement été adoptée.
La Tunisie a toutefois ratifié le protocole de Cartagena sur la prévention des risques biotechnologiques en 2002, et est de ce fait tenue de contrôler l’usage des OGM et de réduire les risques présentés par les biotechnologies sur la biodiversité.
Mais en l’absence de cadre réglementaire, un flou juridique persiste et pose la question de la légalité des importations d’OGM, qui, dans l’Union européenne et de nombreux autres pays, doivent être évaluées et autorisées avant importation.
“En l’absence de réglementation, rien n’oblige de tels contrôles ni de dispositifs de prévention des risques que peuvent engendrer les OGM”, commente Rim Mathlouthi, militante pour une agriculture durable et responsable, et ex-présidente de l’Association tunisienne de permaculture.
La Banque nationale des gènes, dont l’une des missions principales est la préservation du patrimoine biologique, a été sollicitée à plusieurs reprises. Bien qu’elle ait reçu, à titre volontaire, des échantillons de soja OGM collectés par les équipes d’ inkyfada et Inf’OGM, elle n’a donné aucune suite ni communiqué d’éventuels résultats d’analyse.
Le soja conventionnel est quant à lui formellement interdit à la culture, n’étant pas inscrit au catalogue officiel des semences. “Il n’est donc pas censé être cultivé en Tunisie”, affirme Fethi Ben Khelifa, porte-parole de l’UTAP, un·e agriculteur·ice ne pouvant cultiver que des variétés ayant préalablement été analysées par les services de l’État.
La Tunisie importe par ailleurs déjà de grandes quantités de soja – près de 400 000 tonnes en 2024 – principalement du Brésil, des États-Unis et d’Argentine, où plus de 95% du soja cultivé est génétiquement modifié, rendant plus que probable le fait que le soja importé soit OGM.
Ces fèves sont destinées à être transformées en tourteaux (pour l’alimentation animale) et en huile alimentaire par Carthage Grains, l’unique société en capacité de les transformer.


Le soja a la particularité d’être à la fois la semence et le produit final. Les semences retrouvées dans les champs du nord-ouest tunisien sont-elles issues d’un détournement des fèves importées ? Relèvent-elles d’un autre réseau d’importation ?
Dans l’histoire récente des OGM, plusieurs pays se sont vus autoriser leur culture du fait d’une présence massive de ces variétés transgéniques, introduites illégalement, telles que le coton OGM en Inde ou le soja OGM au Brésil. Après des années de cultures illégales, le Brésil est devenu le deuxième producteur d’OGM au monde.
En Tunisie, le silence des institutions persiste : "nous avons la preuve de la présence d'OGM dans nos champs depuis plusieurs années, mais la question est très sensible et nous préférons la traiter dans la discrétion", confiait un ancien responsable de la Banque des gènes.
De son côté, Leith Ben Becheur, agriculteur et ex-président du Syndicat des agriculteurs de Tunisie (SYNAGRI), est catégorique : “qu’elle soit OGM ou non, la culture du soja n’est pas adaptée à notre climat, est trop exigeante en eau et n’est pas rentable économiquement. Elle n’a aucun avenir en Tunisie”.