Face aux arrestations de militant·es tunisien·nes à l’étranger, le silence de la diplomatie tunisienne

Pour alerter sur la situation à Gaza, des centaines de Tunisien·nes ont participé en juin à la caravane humanitaire Soumoud et à la “marche mondiale”. Arrêté·es en Égypte et en Libye, certain·es disent avoir été menacé·es, détenu·es illégalement ou agressé·es par les forces locales, le tout sans assistance ni réaction de l’État tunisien. Un épisode révélateur d’une diplomatie tunisienne encline à communiquer sur Gaza, mais pas à agir concrètement.
Par | 02 Juillet 2025
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Comme pour son départ dix jours plus tôt, la caravane S oumoud a été accueillie en fanfare sur l’avenue Habib Bourguiba, tard dans la soirée du 19 juin. Drapeaux palestiniens, hymnes tunisiens et slogans antisionistes : exténué·es par dix jours de voyage en Libye, les participant·es du convoi humanitaire ont été célébré·es en héros. La caravane devait aussi rallier la “marche mondiale pour Gaza”, un événement réunissant des manifestant·es de plusieurs pays arrivé·es par avion au Caire entre le 9 et le 12 juin. Dans les deux cas, les initiatives ont été vivement réprimées.

La caravane Soumoud a vécu un périple éprouvant. Après un passage mouvementé dans la Tripolitaine, en pleine crise politique depuis la mi-mai, le convoi a été fermement bloqué par les soldats de l’Est libyen à l’entrée de la ville de Syrte, le 12 juin. 

“Nous étions motivés et le moral était bon, mais les conditions de vie dans le désert étaient horribles, sans toilettes ni ravitaillement”, se souvient Rahma*, une participante de la caravane, qui restera bloquée trois jours sur place. Rapidement, la situation se tend et des membres du convoi sont arrêté·es et détenu·es plusieurs jours. Au Caire, la police réprime aussi les manifestant·es en procédant à des interpellations et des expulsions rapides. Dans les deux cas, la diplomatie tunisienne reste totalement silencieuse.

“L’absence de réaction du gouvernement tunisien n’est pas étonnante, étant donné sa lâcheté. C’est plutôt le contraire qui m’aurait étonné”, réagit à chaud Rahma, qui vient de rentrer de Libye comme le reste du convoi.

Au total, une dizaine de citoyen·nes tunisien·nes auraient fait l’objet de détentions arbitraires en Libye et en Égypte. Contacté, le ministère des Affaires étrangères se refuse encore à commenter officiellement ces événements. Surtout, la position vigoureusement pro-palestinienne exprimée à plusieurs reprises par les autorités tunisiennes, en particulier depuis le 7 octobre, contraste avec le refus de soutenir des initiatives populaires visant à alerter sur le blocus humanitaire qui vise la bande de Gaza. Un paradoxe qui touche en réalité la plupart des pays d’Afrique du Nord.

En Libye, aucun soutien officiel à la caravane Soumoud

La caravane Soumoud avait pourtant démarré en fanfare le 9 juin, en parcourant toute la Tunisie ville par ville, et avec une escorte policière. La traversée du poste-frontière de Ras Jedir se fait également dans le calme, le lendemain, puis le convoi met trois jours pour rejoindre la ville de Misrata. Le 12 juin au soir, Soumoud est cependant stoppée à l’entrée de la Cyrénaïque, à 20 km à l’ouest de Syrte. “Les policiers sont venus et ont demandé à vérifier les papiers de tous les participants”, se souvient Rahma, ajoutant que “certains d’entre eux commençaient déjà à dire qu’on ne passerait pas, avant de changer de version”.

“Ils nous ont dit de nous garer et qu’on pourrait entrer, on ne savait pas vraiment quoi faire donc on s’est mis sur le bas-côté pour ne pas gêner la circulation”, explique Rahma. “On attendait, mais on ne savait pas vraiment quoi.”

Les participant·es de la caravane Soumoud étaient pour la plupart des citoyen·nes tunisien·nes (environ 1500) et algérien·nes (200). Pour les ressortissant·es de ces deux pays, il n’est pas nécessaire d’obtenir de visa afin d’entrer en Libye. Mais les soldats qui arrêtent le convoi Soumoud sont membres de l’armée nationale libyenne (LNA), les forces du maréchal Khalifa Haftar, installées à Benghazi et qui contrôlent l’est et le sud du pays*. À rebours de la politique de visa libyenne, ces autorités demandent en général à tous les visiteurs étrangers d’obtenir une “habilitation de sécurité” pour pénétrer en Cyrénaïque. Contactée, la Coordination de l’action commune pour la Palestine, qui organise le convoi, n’a pas précisé si ces autorisations avaient effectivement été obtenues ou exigées par la LNA.

Face à cet imbroglio administratif, l’État tunisien ne semble avoir apporté aucune forme de soutien officiel. En plus de son ambassade à Tripoli, la Tunisie avait pourtant rouvert quelques jours plus tôt son consulat à Benghazi, le 25 mai, pour renforcer le dialogue avec les autorités de l’Est. Les autorités tunisiennes ne se seraient pas montrées plus réactives lorsque la situation de la caravane S oumoud s’est dégradée : privés d’accès à internet par la LNA, certain·es membres du convoi auraient été pointé·es par les canons des fusils des soldats, tandis que des participant·es ont été interpellé·es et sont resté·es plusieurs jours en détention : trois Tunisien·es, trois Algérien·nes et un Soudanais, ainsi que des citoyen·nes libyen·nes.

Même si une source proche de la Coordination de l’action commune pour la Palestine ayant participé au convoi assure que “le ministère des Affaires étrangères est intervenu à partir du moment où des Tunisiens ont été arrêtés”, les organisateur·ices du convoi n’ont pas confirmé ou infirmé ces informations. L’influenceur tunisien Ala Ben Amara, qui a participé à la caravane Soumoud, a aussi affirmé que “l’Etat tunisien ne nous a pas abandonné”, évoquant une intervention du consul de Tunisie. Là encore, ces informations ne nous ont été confirmées ni par la Coordination, ni par la diplomatie tunisienne. Finalement, les trois Tunisien·nes de la caravane Soumoud détenu·es par les soldats de la LNA sont libéré·es quatre jours plus tard, le 17 juin, aux côtés d’Algérien·nes et de Libyen·nes qui avaient été arrêtés avec eux.

Officiellement en tout cas, le gouvernement tunisien n’a pas réagi à cet incident. Et officieusement, aucun canal diplomatique tunisien n’est intervenu pour permettre leur libération, selon les organisateur·ices du convoi. Même si le 14 juin, plusieurs manifestations avaient éclaté à Tunis, Sousse ou encore Sfax pour exiger la remise en liberté de ces détenu·es ainsi que le déblocage de la caravane Soumoud.

De leur côté, les autorités de Benghazi tentent de calmer le jeu : “les Tunisiens sont tous les bienvenus en Libye et dans l’Est, mais il faut respecter les procédures”, assure une source diplomatique du GNS.

En Égypte, la proximité avec le gouvernement de Al-Sissi

Les participant·es à la “marche mondiale vers Gaza” qui étaient arrivé·es par avion au Caire n’ont pas eu plus de succès dans leur initiative, même s’ils avaient pris leurs dispositions. Pour rester discrets et éviter des arrestations dès l’aéroport, “certains étaient arrivés à différents jours, à partir du 9 juin”, explique Khalil*, un militant qui faisait partie d’un groupe d’une soixantaine de Tunisien·nes. Le 12 juin, les participant·es de différents pays se sont donnés rendez-vous à Ismaïlia, à l’entrée du Sinaï, pour espérer ensuite converger vers Gaza. Mais les forces de sécurité bloquent là aussi les manifestant·es, qui improvisent donc une manifestation pacifique sur place.

Rapidement, les policiers procèdent à des arrestations. “Nous étions un grand groupe, d’environ 130 personnes, on a pris nos passeports et ont nous a dit que nous serions renvoyés dans nos pays”, raconte Khalil, ajoutant qu'un “autre groupe a fait l’objet d’une répression encore plus violente de la police, qui les a attaqués”. Les témoignages de participant·es de différents pays décrivent en effet une intervention particulièrement brutale des policiers égyptiens sur place, qui auraient frappé des manifestant·es avant de les placer dans des bus à destination du Caire. Au total, approximativement 40 Tunisien·nes auraient ainsi été transféré·es vers des centres de détentions, près de l’aéroport, où ils et elles seront retenu·es plusieurs heures avant leur expulsion le lendemain.

“La décision de nous arrêter dès Ismaïlia et de nous renvoyer n’était pas légale, puisque les visas d’entrée spéciaux ne sont nécessaires que pour pénétrer dans la zone de Rafah”, assure Khalil, démentant la justification invoquée par les autorités égyptiennes.

Comme pour la caravane Soumoud, la diplomatie tunisienne ne s’est pas exprimée sur la situation des citoyen·nes arrêté·es en Égypte et ne leur aurait apporté aucun soutien. Contrairement à d’autres ministères des Affaires étrangères et ambassades de pays dont les ressortissant·es ont connu des difficultés sur place : la Suisse, la Norvège ou encore l’Irlande. “Nous avons été déçus par la diplomatie tunisienne, qui n’a pas de position claire et n’a pas été en mesure de protéger ses citoyens”, déplore Khalil, qui aurait souhaité que les autorités de son pays fassent pression “pour que nous soyons arrêtés et détenus uniquement dans les régions où nous n’avions pas le droit d’entrer sans autorisation”.

Hanene*, une autre participante tunisienne à la “marche mondiale vers Gaza”, assure quant à elle que des policiers égyptiens lui ont dit que “l’ambassadeur de Tunisie en Égypte était au courant de notre détention et qu’il l'accepte”. Sans qu’il soit possible de vérifier cette information, il faut noter que les échanges diplomatiques entre la Tunisie et l’Égypte ne montrent aucun signe de faiblesse. Les chefs d’État, Kaïs Saïed et Abdel Fattah Al-Sissi se sont d’ailleurs entretenus par téléphone le 4 juin, puis leurs ministres des Affaires étrangères le 16 juin. Les communiqués officiels qui rendent comptent de ces échanges ne précisent pas s’ils ont concerné les événements de la “marche mondiale vers Gaza” ou pas.

Comme le reste des pays arabes, une Tunisie plus prompte aux mots qu’aux actes

Le silence des autorités tunisiennes contraste pourtant avec la perception de ces initiatives citoyennes dans l’opinion publique : la caravane Soumoud a été accueillie par des foules enthousiastes dans plusieurs villes de Tunisie à son départ et son retour. Les manifestations du 14 juin pour le déblocage du convoi n’ont pas non plus provoqué de réaction des autorités tunisiennes. Depuis 2023, le chef de l’État a cependant manifesté son soutien à la cause palestinienne à plusieurs reprises. En mars puis en avril 2025, Kaïs Saïed avait par exemple alerté sur la situation à Gaza lors d’échanges avec Emmanuel Macron, puis le secrétaire général de la ligue des États arabes, Ahmed Aboul Gheit.

Le 9 octobre 2023, au début de la guerre à Gaza, le président tunisien avait aussi expliqué que le soutien aux Palestiniens ne devrait pas se limiter aux déclarations.

Le soutien concret à la Palestine reste cependant parcellaire. À ce jour, l’essentiel de l’assistance apportée aux habitant·es de Gaza par la Tunisie s’est matérialisé par l’envoi de 1609 tonnes d’aide humanitaire par le croissant rouge tunisien, en juillet 2024, dont des ambulances. Mais sans briser le blocus israélien sur Gaza, l’acheminement de l’aide humanitaire continue à se faire, au mieux, au compte-goutte. La Tunisie a aussi accueilli plusieurs centaines de blessé·es et réfugié·es palestinien·nes depuis le 7 octobre 2023, mais ces derniers se plaignent aujourd’hui d’un accueil complexe et d’une bureaucratie loin d’être clémente.

De ce point de vue, la diplomatie tunisienne s’aligne néanmoins sur la posture de la plupart des pays arabes, dont certains ressortissant·es ont d’ailleurs aussi participé aux initiatives populaires du mois de juin pour Gaza. L’Algérie est par exemple, elle aussi, restée officiellement muette sur le sort de ses militants à Syrte et au Caire. Les gouvernements égyptiens et libyens de Benghazi adoptent d’ailleurs eux-mêmes une communication fermement pro-palestinienne dans leurs déclarations publiques.

 Le communiqué du 11 juin de la diplomatie égyptienne assure que le pays “poursuit ses efforts à tous les niveaux pour mettre fin à l’agression contre Gaza et à la catastrophe humanitaire” , tandis que la déclaration publiée le même jour à Benghazi tenait à rappeler “la nécessité [...] de prendre des mesures pour soutenir le droit du peuple palestinien à établir son État indépendant.”

La seule ligne de démarcation claire de Kaïs Saïed avec le reste de ses homologues ne concerne pas la situation à Gaza, mais sa posture vis-à-vis de l’Iran. Suite aux attaques israéliennes du mois de juin, la diplomatie tunisienne a publié deux déclarations particulièrement véhémentes “condamnant fermement l’agression sioniste perfide [...] et la violation flagrante de la souveraineté et de la sécurité” iranienne. Quant aux bombardements iraniens visant les bases américaines au Qatar, la Tunisie a condamné fermement ces frappes, aux côtés de plusieurs États du Golfe, dénonçant une injustice visant la " souveraineté qatarienne".  Tunis ne s’est cependant pas joint au communiqué collectif publié par 20 pays arabes et musulmans appelant à la création d’une zone sans armes nucléaires au Moyen-Orient. Mais encore une fois, de ce point de vue, le soutien de la Tunisie à Téhéran ne semble être que symbolique.

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