Inauguration du forum Silent Warrior 2024, le 9 décembre à Tunis. De gauche à droite, l’ambassadeur des États-Unis Joey R. Hood, le général Michael Langley commandant l’AFRICOM, le ministre de la Défense Khaled Sehili, le général Mohamed Ghoul chef d’Etat major de l’Armée de Terre, et le rear admiral Ronald Foy dirigeant le commandement des forces spéciales américaines en Afrique.
Ce congrès réunit régulièrement des partenaires des États-Unis et vise à promouvoir la coopération des forces spéciales de leurs armées respectives. L’événement avait lieu pour la première fois en Afrique, le commandement des forces spéciales américaines saluant au passage “le leadership constant de la Tunisie” . Depuis 2021, le ministère de la Défense a en effet pris part à l’organisation partielle ou totale de presque tous les exercices et manœuvres lancés par le Commandement des États-Unis pour l'Afrique (AFRICOM)*.
“Il était très important d’organiser cette conférence ici en Tunisie, cela démontre la confiance que nous partageons avec les États-Unis”, explique le major tunisien Maher Mnassri lors du forum , ajoutant qu’il s’agit “d’une opportunité pour la Tunisie de briller en tant que hub d’entraînement, que nous voulons devenir pour le continent.”
Certes, la coopération militaire avec les États-Unis n’a rien de nouveau : elle remonte aux années 1960 et s’est approfondie après la révolution, notamment via l’accession de la Tunisie au statut “d’allié majeur non-membre de l'OTAN” en 2015. Entre 2023 et 2024, l’administration Biden a réduit l’aide à la Tunisie de 197 à 90 millions de dollars, sur fonds de condamnations de “l’autoritarisme” du régime mis en place par Kaïs Saïed. Cependant, les fonds alloués aux financements militaires étrangers (Foreign Military Financing, FMF) ont été peu touchés par ces coupes. L’objectif : préserver les capacités de l’armée tunisienne à s’entraîner et s’équiper auprès de Washington, pour en faire l’un des principaux alliés régionaux des forces américaines.
Pour moderniser l’équipement, une dépendance croissante aux armes américaines
Au fil des décennies, les États-Unis ont pris une place centrale en tant que fournisseurs d’équipement militaire en Tunisie, notamment grâce aux ventes du département de la Défense (Foreign Military Sales, FMS). À cause du secret défense, il est difficile d’estimer avec précision les volumes d’importations d’équipement militaire réalisées par la Tunisie ces dernières années. Un représentant de l’Observatoire de la complexité économique (OEC)* confirme cependant que le profil d’approvisionnement tunisien est “extrêmement concentré” et que “en termes de parts de marché, le principal fournisseur reste de loin les États-Unis”, selon les données à disposition de l’OEC, c’est-à-dire de 2011 à 2022.
D’autant plus que sur la période, les dépenses militaires engagées par le gouvernement tunisien ont été multipliées par deux, en partie pour acquérir de l’équipement américain – mais pas uniquement. Mourad Chabbi, enseignant-chercheur à la Grenoble École de Management et spécialiste des questions de sécurité défense, explique que l’augmentation des dépenses ces dernières années s’explique par une volonté de “rattrapage en direction d’une armée sous-équipée, surtout après l’ère Ben Ali”, notamment face à la multiplication des attaques jihadistes durant la dernière décennie.
“C’est aussi lié à la nécessité de moderniser les composantes de lutte contre le terrorisme par l’équipement et l’entraînement de personnels pour le combat asymétrique”, explique Mourad Chabbi, “par exemple avec des hélicoptères de transport et de combat modernes, des véhicules blindés, de nouvelles tenues, ou des jumelles de vision nocturne.”
Dans ce contexte, les FMS servent d’ailleurs à doter l’armée tunisienne en équipement stratégiquement important : en décembre 2024, quelques jours avant le lancement du forum Silent Warrior, le département d’État américain a par exemple annoncé autoriser la vente de missiles antichar portables Javelin à la Tunisie, qui deviendrait avec le Maroc le seul pays africain à avoir acquis ce type d’armement depuis 2017. “Ce système permet d’arrêter tous types de blindés, et modernise donc l’arsenal vieillissant de missiles antichars acquis il y a presque une quarantaine d’années”, explique Mourad Chabbi.
Le chercheur souligne aussi le fait que ces ventes permettent à l’armée tunisienne de se “familiariser” avec un équipement qui pourrait, à l’avenir, faire l’objet de dons issus des surplus des forces américaines : les Excess Defense Articles (EDA). Le 18 novembre, l’armée de l’air tunisienne a par exemple réceptionné un avion de transport C-130 issu des stocks de l’US Air Force, le troisième de ce type à être livré depuis 2021.
Au total, plus de 75% des 130 hélicoptères et avions opérés par l’armée de l’air tunisienne ont été livrés ou vendus par les États-Unis – sans compter les appareils d’entraînement*. “C’est en réalité compliqué de parler de pourcentage, car il ne faut pas faire abstraction de l’origine des pièces sur certains véhicules”, rappelle par ailleurs Mourad Chabbi. Comme pour les avions italiens SF-260, ou les véhicules blindés turcs BMC, des modèles équipés de moteurs de conception américaine.
“Il est assez clair qu’une réduction de l’assistance américaine serait dévastatrice pour l’armée tunisienne”, souligne de son côté Sabina Henneberg, chercheuse en relations internationales au Washington Institute*. Interrogée sur le niveau de “dépendance” des forces tunisiennes vis-à-vis des États-Unis, l’AFRICOM explique de son côté que “l’objectif est d’aider les pays à être capable de gérer leurs propres défis sécuritaires régionaux” et de développer “des partenariats basés sur l’intérêt mutuel”. Les C-130 américains livrés à la Tunisie ces dernières années ont effectué plusieurs missions en République Centrafricaine et au Mali, dans le cadre de missions des Nations Unies dans ces pays.
Couplés aux FMS, les EDAs permettent de moderniser l’arsenal tunisien “à prix moindre” selon Mourad Chabbi, qui rappelle que si le choix de se tourner vers les États-Unis s'inscrit dans la “continuité”, il est aussi contraint par le fait que les autres fournisseurs potentiels “ont soit des équipements de qualité, d’origine française, mais onéreux pour les finances tunisiennes, car fabriqués en moindre quantité, soit indisponibles en raison des embargos et des limites techniques, comme pour la Russie”. Signe de la volonté de se fournir en équipement américain sur le long terme : début janvier 2025, l’US Army annonçait l’arrivée du premier officier de liaison d’assistance sécuritaire (SALO) tunisien. Ce dernier sera chargé de coordonner directement les demandes de l’armée tunisienne et les potentielles FMS auprès des forces américaines.
Faire de la Tunisie un “hub régional” de formation
Le forum Silent Warrior était également l’occasion pour le ministère de la Défense d’annoncer la création imminente d’un centre d’excellence OTAN, dédié aux forces spéciales. Il s’agirait du troisième centre de ce type à voir le jour sur le sol tunisien. “Rarement des pays ont pu être confrontés, malheureusement, à autant d’attaques jihadistes en si peu de temps”, rappelle Mourad Chabbi, “et des unités comme l’USGN ou la BAT ont développé une réelle expertise qui permet à la Tunisie de se positionner comme hub régional de formation”. En septembre 2024, le département de la Défense américain avait aussi annoncé vouloir construire un centre régional de formation maritime à Bizerte, confortant le projet de faire de la Tunisie une véritable plateforme africaine d’entraînement.
D’ailleurs, les exercices organisés par les États-Unis en Tunisie ces quatre dernières années font aussi de l’armée tunisienne un maillon central du dispositif régional américain. Début novembre 2024, la Tunisie organisait par exemple la 19ᵉ édition de l’exercice naval “Phoenix Express”, qui réunit chaque année les marines de différents pays méditerranéens pour des manœuvres conjointes. Il s’agissait de la quatrième édition consécutive à prendre place dans les eaux tunisiennes, avec la participation de 12 pays dont le Sénégal, la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie et la Libye. L’exercice a notamment réuni pour la première fois des unités appartenant aux forces de l’ouest et de l’est libyen*, et l’ambassade des États-Unis à Tripoli a d’ailleurs officiellement “remercié” la marine libyenne pour sa participation aux manœuvres en Tunisie.
Des membres de deux factions rivales, l’armée libyenne (photo 1) et l’armée nationale libyenne (photo 2), participent à des exercices lors de “Phoenix Express 2024” en Tunisie.
L’exercice “African Lion 2025”, décrit comme “le plus grand exercice conjoint de l’AFRICOM” par l’état-major américain, prendra également en partie place sur le sol tunisien en avril prochain. Il s’agit de la huitième édition consécutive de ce format à être organisée en Tunisie. Selon l’AFRICOM, les manœuvres conjointes prendront notamment place à Tunis, Bizerte, et la base de Ben Ghilouf (gouvernorat de Gabès). Cette dernière venait d’ailleurs de bénéficier de “ travaux de rénovation” avec l’appui de soldats américains, en juillet 2024. Dans cette zone, l’armée américaine prévoit notamment d’entraîner ses alliés à l’utilisation de HIMARS, de puissants systèmes d’artillerie mobile que les États-Unis ont par exemple fournis à l’armée ukrainienne pour frapper le territoire russe.
“Ce sera l’exercice le plus important que nous avons accueilli, et nous sommes impatients de travailler avec nos partenaires américains et nos alliés”, s’enthousiasme le colonel tunisien Majid Mguidich, directeur de cette édition.
Signe de la confiance placée dans l’armée tunisienne, les exercices organisés par les États-Unis donnent aussi à Carthage une place de plus en plus importante dans leur dispositif d’alliance régional, voire continental. “La Tunisie est considérée comme ‘exportatrice de sécurité’ par les États-Unis, ce qui la rend aussi importante pour promouvoir la sécurité sur le continent africain”, explique ainsi Sabina Henneberg.
“La Tunisie, en jouant un rôle central dans l’organisation d’African Lion 2025, exerce son leadership régional”, assure un porte-parole de l’AFRICOM, ajoutant que cette posture permet de “promouvoir la sécurité et la stabilité dans le pays et dans la région.”
Des perspectives incertaines
En 2024, les Tunisien·nes comme les Américain·nes se sont rendu·es aux urnes : de part et d'autre, les résultats des élections soulèvent des questions quant à la pérennité de l’alliance militaire entre les deux pays. “Il est difficile de prédire ce à quoi les choses ressembleront sous ce nouveau mandat de Trump”, estime Sabina Henneberg, tout en rappelant que “la première administration Trump avait proposé de réduire l’aide financière à la Tunisie, qui avait été protégée par le Congrès*”. Mourad Chabbi estime quant à lui que “l’impact pourrait avoir lieu sur le montant des aides”, mais estime que “les exercices et programmes engagés sous la présidence Biden comme la création de centre d’entraînements vont être menés à terme.”
Le maintien de Kaïs Saïed à la présidence de la République pourrait aussi renforcer les critiques américaines lui reprochant son autoritarisme. Il reste difficile d’estimer si le mouvement de réductions des aides financières, entamées sous Biden, pourrait se poursuivre. La future administration ne s’est pas exprimée sur le sujet, l’assistance militaire portée à Israël ou à l’Ukraine focalisant l’attention de l’opinion publique américaine. Mourad Chabbi rappelle surtout que “l’ensemble des efforts que la Tunisie aurait pu obtenir, comme les livraisons d’armes, ont été préemptés par le champ de bataille ukrainien”. Interrogée à plusieurs reprises sur les perspectives de financements pour les prochaines années, l’ambassade des États-Unis à Tunis n’a quant à elle apporté aucune réponse à nos questions.
“Il est probable que peu d’attention soit accordée à l’aide à la Tunisie”, estime Sabina Henneberg, puisque “le soutien à la démocratie risque d’être relégué par second plan par Donald Trump, ne serait-ce que pour se démarquer de son prédécesseur.”
Le porte-parole de l’AFRICOM rappelle quant à lui que “nos deux nations collaborent étroitement pour nos intérêts mutuels dans le cadre de la feuille de route pour la coopération militaire”. Le document, signé en octobre 2020, échelonne des cycles de financement – dont le montant est inconnu – jusqu’en 2030. Du côté tunisien, Sabina Henneberg souligne aussi que l’exécutif, malgré ses velléités affichées de distanciation vis-à-vis de l’Occident, ne dispose que d’une marge de manœuvre limitée : “l’armée tunisienne accorde une grande valeur à l’assistance américaine, et serait certainement contrariée en cas de réduction”.
Si les militaires tunisiens devraient donc continuer à être armés et entraînés par les États-Unis, ces derniers doivent aussi faire face à une opinion publique locale relativement défavorable, surtout depuis le 7 octobre 2023. Difficile par exemple d’envisager un renforcement de la présence physique de militaires américains. “Des soldats américains sont parfois déployés dans les bases militaires tunisiennes, pour assister les opérations en cours”, se contente de commenter l’AFRICOM. Depuis 2021, la présence de militaires américains a ainsi été documentée sur les bases de Ben Ghilouf, mais aussi Sidi Ahmed (gouvernorat de Bizerte).
L’AFRICOM tient à préciser que “il n’y a aucune base militaire américaine en Tunisie, et les États-Unis n'ont actuellement aucun projet en ce sens.”
Entre 2016 et 2020, le déploiement de pilotes de drones américains et la participation de marines à des opérations antiterroristes avait relancé la polémique sur le respect de la “souveraineté tunisienne” , au Parlement et dans l’opinion publique. Depuis, Mourad Chabbi souligne le fait que l’armée tunisienne “a commandé des drones de fabrication turque, qui répondent parfaitement aux besoins de surveillance”. Le chercheur rappelle aussi que “la situation sécuritaire en Tunisie s’est vraiment stabilisée, tout comme en Libye voisine”. Dans ce contexte, et alors que l’opinion publique tunisienne a exprimé à plusieurs reprises son hostilité vis-à-vis des États-Unis depuis le début de la guerre à Gaza, il est probable que le déploiement de soldats américains en Tunisie reste bien moins important qu’auparavant.