Casemates situées à la sortie de Mareth, en face de la route N1.
Sur près de 45 kilomètres, de la mer jusqu’aux monts Matmata, des structures similaires s’élèvent de part et d'autre des routes et des oliveraies. En tout, on compte environ 80 casemates de ce type dans la région, en plus de quelques bunkers creusés dans les montagnes. Réunis, ces ouvrages constituent un important réseau de fortifications, édifié par la France pour défendre ses colonies et protectorats* en Afrique du Nord : la ligne Mareth.
“L’ennemi progressant vers le nord devait être bloqué devant Mareth, par une ligne de casemates, de postes de commandement et de cuves pour canons antichars répartis en points d’appui”, explique Michel Truttmann, historien et spécialiste de la ligne Mareth. À l’entrée de la ville, les casemates qui font face à la route constituent ainsi en réalité le “point d’appui* 3 - route Médenine” de la “ligne principale”.
Plan détaillant le dispositif de défense sur le “secteur Est” de la ligne Mareth, communiqué par l’état-major du commandement supérieur des troupes de Tunisie au Général Bessière, le commandant du front sud tunisien, le 17 mars 1939. Centre historique des archives de Vincennes.
Conçue et construite par l’armée française dans l’entre-deux guerres, la ligne Mareth joue un rôle crucial dans la campagne de Tunisie, au printemps 1943, avant de tomber progressivement dans l’oubli collectif. Une histoire à la similitude frappante avec celle de la ligne Maginot, un autre réseau de fortifications construit par la France au même moment en métropole.
“La ‘ligne Maginot du désert’, c’était l’appellation donnée par les Marethois que nous avons rencontrés sur le terrain, il y a déjà très longtemps…”, explique Michel Truttmann, qui a consacré un ouvrage à l’histoire de la ligne Mareth*.
Face aux invasions, protéger la France et ses colonies
Pour comprendre l’origine de la ligne Mareth, il faut se replonger dans le contexte de sa création. Après la Première Guerre mondiale et la percée allemande de 1914, la France cherche à protéger son territoire face au risque de nouvelles offensives. En janvier 1930, le ministre de la Guerre André Maginot fait voter une loi visant à financer “l’organisation défensive des frontières”. L’essentiel des crédits est ainsi alloué à l’édification d’un réseau de forts et de bunkers aux frontières avec l’Allemagne : la ligne Maginot.
Une partie du budget est également consacrée à la construction de fortifications à la frontière avec l’Italie, dans les Alpes. Au début des années 1930 en effet, Adolf Hitler n’a pas encore pris le pouvoir en Allemagne, alors que Benito Mussolini inquiète bien plus ses voisins en poussant un irrédentisme sur le continent et dans ses colonies. Présente depuis 1911 en Libye, l’Italie fasciste ne cache ainsi pas ses intentions expansionnistes au Maghreb.
“Benito Mussolini arrive au pouvoir en 1922, et prononce par la suite en Tripolitaine des discours enflammés où il revendique la Tunisie”, explique Michel Truttmann.
Bien qu’elle soit officiellement placée sous protectorat depuis 1881, la Tunisie entre en réalité complètement dans le périmètre de défense des frontières nationales françaises. Sur les documents du ministère de la Guerre, les crédits alloués aux fortifications en Tunisie le sont d’ailleurs au même titre que ceux dirigés vers le Jura ou le nord de la France. Michel Truttmann rappelle d’ailleurs que les ouvrages défensifs construits à l’époque au Maroc, en Algérie ou en Indochine sont incomparables avec la ligne Mareth. Dans ses colonies, la France a une seule autre “ligne plus légère” qui a été construite à Djibouti, là aussi pour faire face à une éventuelle attaque italienne depuis la Somalie.
Détail des fonds alloués aux différents travaux de fortification par le ministère de la Guerre pour l’année 1937. La construction de la ligne Mareth a débuté en 1934. Centre historique des archives de Vincennes.
Avec le renforcement des tensions en Europe au fil des années 1930, la nécessité de protéger le front sud tunisien se fait de plus en plus pressante. “L’idée de construire la position fortifiée à hauteur de Mareth revient au général Georges, l’inspecteur des troupes d’Afrique du Nord, en 1933”, explique Michel Truttmann, “l’idée était de protéger Gabès par une position fortifiée, et de livrer une bataille défensive sur cette position avant l’arrivée de renforts venus d’Algérie et du Maroc”. À la fin des années 1930, alors que les fortifications sont presque achevées, l’armée française accumule les renseignements sur les mouvements de troupes italiennes en Libye et se prépare à défendre la région.
Note de renseignement datée d’avril 1939, rendant compte des mouvements militaires italiens à Zouara, à une cinquantaine de kilomètres avec la Tunisie. Centre historique des archives de Vincennes.
Sur la ligne Mareth, les Français installent des régiments de “tirailleurs tunisiens, sénégalais ou algériens qui alternent dans la garde des forts et blockhaus, et améliorent les défenses”, d’après Michel Truttmann. L’ensemble des points d’appuis (PA) sont reliés par un réseau téléphonique. Le PA “Mareth-Sud” par exemple, à quelques kilomètres de la ville, est tenu par des éléments du 5ᵉ régiment de tirailleurs sénégalais qui posent des fils de fer barbelés autour de la position et préparent des postes de tir croisant leurs feux avec les PA suivants.
Croquis issus du plan de défense pour le PA Mareth-Sud (1939). Centre historique des archives de Vincennes.
Aux abords directs de Mareth, ce sont des régiments de tirailleurs tunisiens (RTT) qui tiennent les PA, notamment le 4ᵉ RTT et le 8ᵉ RTT, des unités déjà décorées pour leur participation aux batailles de la guerre 1914-1918. En mai 1940, la majorité de ces soldats sont transférés de la Tunisie vers la France : les armées allemandes ont en effet contourné la ligne Maginot et avancent rapidement vers Paris. En moins de deux mois, la France capitule.
La bataille de la ligne Mareth
L’armistice signé, l’Italie occupe le sud de la Tunisie tandis que l’administration coloniale fidèle au régime de Vichy garde le contrôle sur le reste du pays. La ligne Mareth tombe aux mains des fascistes sans combat et est démilitarisée : “en quelques jours, tout l’armement est démonté et remonté vers Tunis”, explique Michel Truttmann. Mais la guerre se poursuit en Libye et en Égypte, théâtre de multiples offensives et contre-offensives entre Italiens, Allemands et Britanniques, sur la terre avec l’infanterie et les blindés, mais aussi dans les airs avec des avions. En novembre 1942, un large débarquement organisé par les troupes américaines et leurs alliés en Algérie et au Maroc force les armées italiennes et allemandes à se replier vers la Tunisie.
La ligne Mareth est réarmée et “ Rommel fait poser des dizaines de milliers de mines”, selon Michel Truttmann, “comme il l’avait d’ailleurs fait dans le désert libyen”.
Le maréchal allemand Erwin Rommel, qui commande le corps expéditionnaire allemand en Afrique du Nord ( Afrikakorps), dirige la défense de la ligne depuis un poste de commandement situé dans les montagnes entourant le village de Toujane, à une vingtaine de kilomètres au sud de Mareth. “Ici, on a toujours appelé cet endroit ‘Dar Rommel’, même si personnellement, je n’ai aucune idée de qui c’était”, explique Fethi, un fermier habitant en face du poste fortifié, aujourd’hui encore en place.
Le poste de commandement de Toujane, appelé “Dar Rommel”, fait aujourd’hui face à la ferme d’un éleveur de chèvres et apiculteur.
Dans le bunker abandonné, creusé dans le flanc de la montagne, les traces de l’occupation par l’armée italienne et l’Afrikakorps sont encore visibles. “Les personnes qui étaient vivantes et se souviennent des Allemands sont toutes décédées, ou presque”, explique Mounir, dont les parents ont vécu à Mareth pendant la Seconde Guerre mondiale, “mais les anciens nous racontaient peu d’histoires sur les Allemands”. Peu de sources rendent compte de l’expérience d’occupation germano-italienne vécue par les populations du Sud tunisien, alors qu’une partie de l’opinion publique est, à cette époque, plutôt favorable à l’Allemagne nazie*.
À l’intérieur du poste de commandement “Dar Rommel”, les traces de la double occupation fasciste et nazie sont encore parfaitement visibles.
À la mi-mars 1943, alors que d'intenses combats sont déjà en cours dans le nord de la Tunisie et autour de Kasserine, les Alliés tentent une offensive frontale sur la ligne Mareth. La percée échoue et coûte près de 4 000 hommes ainsi que de nombreux blindés aux forces britanniques*. Finalement, à la fin du mois de mars, des troupes néo-zélandaises et françaises parviennent à contourner la ligne Mareth en passant par les montagnes et en remontant sur près de 50 kilomètres, jusqu’à El-Hamma. Menacés d’encerclement, les Allemands et les Italiens doivent abandonner leurs positions fortifiées et se replier progressivement vers le nord. Le 13 mai, après la reprise de Tunis et Bizerte par les Alliés, l’ Afrikakorps et les troupes italiennes déposent les armes. La guerre en Afrique du Nord est terminée.
À gauche : Un soldat britannique partage une cigarette avec un prisonnier allemand, lors de la bataille pour la ligne Mareth, 22-24 mars 1943 / Keating (Capt), No 2 Army Film & Photographic Unit, Imperial War Museum. À droite : Un canon de 25 pounder faisant feu lors d’un assaut nocturne sur la ligne Mareth, le 30 mars 1943 / Palmer (Sgt), No 2 Army Film & Photographic Unit, Imperial War Museum.
Plusieurs régiments de tirailleurs tunisiens qui se sont battus aux côtés des Alliés en Afrique du Nord vont poursuivre la lutte en Europe, notamment durant la campagne d’Italie. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’occupation de la Libye voisine par les Alliés, la ligne Mareth n’a plus d’utilité. “À ma connaissance, les prisonniers de l’Axe ont déminé la très grande majorité des sites après 1943”, explique Michel Truttmann, ajoutant qu' “après la guerre, la ligne fortifiée n’est pas réarmée”.
Un lieu de mémoire menaçant de tomber dans l’oubli
Aujourd’hui, si les casemates sont pour la plupart encore en place, le temps a effacé une partie de l’histoire de la ligne Mareth. Sur les flancs du lit complètement asséché de l’oued Zigzaou, qui servait autrefois de défense naturelle complémentaire, le point d’appui de la “côte 67” est encore parfaitement visible. Mais ses tranchées ont visiblement été éventrées et détruites par les pluies, tandis que certaines casemates sont à moitié enfouies sous terre. Entièrement entourées de champs d’oliviers, il faut enjamber plusieurs tuyaux d'irrigation et croiser des groupes de chiens errants pour pouvoir les observer de près.
Photographie aérienne du PA de la côte 67, issue du plan de défense pour la zone Mareth Sud-Est (1939-1940), comparée à la situation actuelle du point d’appui. Centre historique des archives de Vincennes.
“Il y a une quinzaine d’années, on voyait beaucoup plus de visiteurs à Mareth”, se souvient Mounir, “ils venaient en groupe pour faire des excursions historiques dans les montages et explorer la ligne”. Depuis la crise du secteur touristique, les habitant·es expliquent que le site n’attire plus autant qu’avant. Quant aux visiteurs locaux, très peu de Tunisien·nes s’intéresseraient à l’histoire de la ligne Mareth, malgré la construction d’un musée militaire en 1994 à la sortie de la ville – près des casemates du “point d’appui 3 - route de Médenine”.
Le musée fournit des détails sur le déroulé des opérations militaires lors de la bataille pour la ligne Mareth et expose de l’équipement d’époque.
“À Mareth, presque personne ne va visiter le musée ou les casemates”, explique Mounir, “je ne suis même pas sûr que tout le monde sache ou comprenne ce qui s’est passé ici”. Des propos corroborés par le guide du musée, qui explique que “les seuls visiteurs tunisiens qui viennent sont des étudiants ou des groupes scolaires, c'est-à-dire moins de 5% de nos entrées”. Ce qui n’empêche pas le lieu de rester une attraction mémorielle pour les ressortissant·es d’autres pays.
“Je dirais que 60 % des touristes qui viennent ici sont Allemands”, explique le guide du musée militaire de Mareth, “puis le reste se partage entre des Anglais, des Français, et d’autres pays européens comme l’Italie ou la Pologne”.
“Presque chaque famille en Pologne a été touchée par la Deuxième Guerre mondiale, alors lorsqu’on trouve la présence de Polonais qui se sont battus pour la liberté, c’est naturel de les commémorer”, explique de son côté Justyna Porazińska, ambassadrice de Pologne en Tunisie. Le 28 octobre, elle a inauguré une plaque commémorative au musée militaire de Mareth, dédiée aux pilotes polonais qui ont combattu lors de la campagne de Tunisie.
La cérémonie d’inauguration a eu lieu en présence d’officier·es tunisien·nes et de représentant·es de l’Institut de la Mémoire Nationale polonais.
“Ils s’agissaient de pilotes qui avaient échappé à l’occupation de la Pologne en rejoignant le Royaume-Uni, et qui ont ensuite été sélectionnés par les Britanniques pour combattre la Luftwaffe dans le ciel tunisien”, raconte l’ambassadrice. Ce groupe de 19 hommes constitue la “Polish fighting team”, et joue un rôle crucial dans les combats aériens qui ont lieu en mars 1943 au-dessus de la ligne Mareth. Leurs avions vont notamment accompagner le contournement des forces françaises et néo-zélandaises vers El-Hamma. Ces hommes sont commandés par l’as de l’aviation Stanisław Skalski, aujourd’hui considéré comme un héros national en Pologne. “Avant même l’inauguration, j’ai reçu une photo d’un groupe de touristes polonais posant devant la plaque”, explique Justyna Porazińska, “certains m’ont expliqué qu’ils n’ont pu s’empêcher de pleurer en la voyant”.
Au-delà des couleurs blanches et rouges de nos drapeaux, la Tunisie et la Pologne partagent de profondes similitudes”, souligne l’ambassadrice, “nos deux pays ont été occupés pendant la guerre par les Allemands, mais aussi colonisés, nous sommes donc aussi très attachés aux valeurs d’indépendance et de liberté”.
Malgré son faible ancrage dans le roman national tunisien, la ligne Mareth reste un lieu de mémoire vibrant, qui revêt une importance particulière pour tous·tes celles et ceux qui sont lié·es à son histoire : “Je me souviens d’un Italien qui, il y a quelques années, était venu disperser les cendres de son grand-père près des tranchées, comme il le lui avait demandé”, se remémore le guide du musée militaire de Mareth en sortant des casemates du point d’appui 3. “Ça nous avait tous beaucoup touchés”.