En France, la contestation de la diaspora tunisienne à l’aube des élections présidentielles

Alors que l'élection présidentielle tunisienne du 6 octobre approche, la diaspora en France observe la situation avec une certaine prudence mêlée de scepticisme. Les promesses de réformes et de renouveau politique, longtemps espérées, semblent désormais lointaines face à une démocratie fragilisée et une économie en chute libre. Pour beaucoup, l’élection présidentielle n’est plus perçue comme un véritable enjeu, mais plutôt comme une partie dont les dés sont déjà jetés en faveur de Kaïs Saïed. 
Par | 03 Octobre 2024 | reading-duration 7 minutes

“A près la révolution, on avait de l’espoir. Aujourd’hui, on a un président qui ne rend de comptes à personne”, déplore Leïla*, une franco-tunisienne basée à Paris qui a quitté la Tunisie depuis 11 ans. L’enthousiasme qui avait marqué les premières élections démocratiques a laissé place à une profonde frustration chez une grande partie des Tunisien·nes résident·es à l’étranger (TRE). Si certains osent exprimer leur désillusion face au régime politique mis en place par Kaïs Saïed, d’autres plus discrets n’accordent pas plus d’importance à l'élection suprême du pays. Une indifférence générale semble régner, forgée par des constats lassants au fil des années. 

Depuis le 25 juillet 2021 et le coup d’État de Kaïs Saïed, la situation politique en Tunisie a pris une tournure inquiétante pour une large partie de la diaspora. Le président élu en 2019 a progressivement concentré les pouvoirs entre ses mains et muselé toute opposition. Pour les Tunisien·nes vivants à l’étranger, et particulièrement celles et ceux engagé·es politiquement, ces actions représentent un véritable retour en arrière dans la vie politique du pays.

Le 28 septembre 2024 à Paris, le Comité du respect des libertés et des droits humains en Tunisie (CRLDHT) a organisé en réponse une journée internationale de solidarité avec le peuple tunisien pour les libertés, l’État de droit et la démocratie. Une centaine de tunisien·nes ont alors répondu présents à Belleville dans le 20e arrondissement de Paris.

Une centaine de Tunisien·nes sont rassemblés pour la journée internationale de solidarité avec le peuple tunisien pour les libertés, l’État de droit et la démocratie à Belleville. (Paris, 20e).

Wassim El Pocho est un créateur de contenu tunisien sur internet. Depuis la France, il réalise des vidéos explicatives sur la situation politique tunisienne. De son vrai nom Hakim Fekih, il fait partie des organisateurs du mouvement. “On a souhaité organiser une manifestation pour exprimer notre refus de ce qui se passait, pour dénoncer tout le processus électoral qui est entaché de transgressions de lois dans un environnement et un contexte qui n'est pas du tout démocratique, avec une liberté d'expression qui est réprimée.”

“L'idée était que tous ceux qui sont contre ce processus et qui voulaient l’exprimer puissent venir manifester.” 

Une forte mobilisation qui permet à Hakim de positiver. “Ça a apporté un peu d'espoir pour montrer que la rue n'est pas morte comme on pouvait le croire”, raconte-il. Dans ce contexte, l'élection présidentielle à venir n’a d’importance que pour marquer son opposition, bien qu’il faille encore savoir comment la manifester.

Hakim Fekih alias Wassim El Pocho brandit une pancarte créée spécialement pour le rassemblement à Belleville, le 28 septembre 2024.

Un “boycott utile”

De nombreux·ses Tunisien·nes de la diaspora, notamment en France, envisagent de s’abstenir et de boycotter l’élection présidentielle. Plutôt que de prendre part à ce qu’ils considèrent comme un processus biaisé ou manipulé, certain·es préfèrent s’abstenir, espérant ainsi envoyer un message fort de désaccord.

Pour beaucoup, ce boycott se fonde sur une critique profonde du climat politique en Tunisie, et surtout de la manière dont Kaïs Saïed a consolidé son pouvoir depuis juillet 2021. Le président a créé un contexte dans lequel l’élection présidentielle est perçue comme une simple formalité. “C’est une fausse élection. Pourquoi participer à un vote dont on connaît déjà l’issue ?”, s’interroge Tahar*, un étudiant tunisien à Paris. Selon lui, la participation au vote reviendrait à légitimer un processus qu’il juge antidémocratique. “En France on a le “vote utile”, en Tunisie c’est le “boycott utile”, ironise t-il. 

Pour les partisans du “boycott utile”, la décision de ne pas participer au scrutin ne découle pas uniquement de la frustration envers le président Saïed, mais aussi d’un profond scepticisme quant à l’intégrité du processus électoral lui-même. Beaucoup pointent du doigt plusieurs affaires qui ont entaché la crédibilité de cette élection, notamment la révision de la loi électorale qui transfert la compétence de l’arbitrage des contentieux électoraux du tribunal administratif vers les tribunaux judiciaires. Cette manœuvre jugée anticonstitutionnelle n’a fait qu’aggraver les soupçons de manipulation ou de manque de transparence.

“Voter, c’est aussi accorder sa confiance à un système électoral, et ce n’est pas le cas ici, il n’y pas de confiance”, explique Leila. “Comment peut-on croire à une élection juste quand les règles changent tout le temps ?” Pour elle, le boycott est une réponse logique à un processus qu’elle considère corrompu, une manière de ne pas cautionner un simulacre de démocratie.

Dans leur esprit, le constat est clair : l’élection est avant tout une façade destinée à consolider la légitimité de Kaïs Saïed, plutôt qu’une opportunité réelle pour les Tunisien·nes d’exprimer leur choix. Cette perception pousse donc de nombreux électeur·ices à choisir de rester à l’écart, non pas par manque d’intérêt pour la politique, mais par refus de cautionner ce qu’ils perçoivent comme un retour aux pratiques autoritaires du régime de Ben Ali. 

Une absence de clarté et de dialogue politique 

Une autre source de frustration pour la diaspora tunisienne, en particulier pour les jeunes, est l’absence flagrante de débat politique. De nombreux TRE déplorent le manque d'informations fiables et rigoureuses sur le processus électoral lui-même. 

“On essaye de suivre de près l'actualité, mais c'est difficile de comprendre vraiment ce qu’il se passe en étant en France. Sur les réseaux sociaux, je vois beaucoup de choses positives sur Kaïs Saïed, mais on dirait que c’est de la propagande”, explique un étudiant franco-tunisien de 22 ans.  

Les jeunes Tunisien·nes, souvent sensibles à ces enjeux de transparence et de démocratie, sont parmi les plus affecté·es par ce vide médiatique. Beaucoup manifestent un réel intérêt pour la situation politique de leur pays d'origine comme ils pourraient le faire en France, mais se heurtent à une absence de contenu de qualité qui leur permettrait de s’engager pleinement. En Tunisie comme dans la diaspora, le manque de débats ouverts et accessibles crée un fossé entre la classe politique et une jeunesse avide de changement, qui pour la plupart n’ont pas été acteurs de la révolution. 

Pour Hakim, l’absence d’un processus électoral démocratique est liée à la méconnaissance de certain·es. “Je connais plein de gens qui ne savent même pas qui sont les candidats. On est dans une situation de déconnexion totale. Je pense que s'il y avait de vraies élections, ça aurait peut-être un peu changé la donne.”

Une marginalisation des binationaux

L’une des autres sources majeures de frustration pour la diaspora tunisienne avant cette élection réside dans l’exclusion des binationaux du processus électoral, et de manière générale dans la vie du pays. Depuis les récentes réformes institutionnelles initiées sous la présidence de Kaïs Saïed, les citoyens tunisiens ayant une double nationalité sont interdits de se présenter aux élections législatives , en plus des présidentielles dont ils ne possédaient déjà pas le droit. Cette mesure est perçue comme une marginalisation injuste et une forme de discrimination à l’encontre de ceux qui, malgré leur éloignement géographique, restent Tunisien·nes. 

“Le fait d'exclure les TRE, de dire que si tu as une autre nationalité, tu n'as pas le droit de te présenter, c'est créer une sous-classe de citoyens. Il y a des citoyens de première classe, à savoir les Tunisiens “purs”, et ensuite, les binationaux qui, eux, sont un cran en dessous. Je trouve ça ridicule”, déplore Hakim.

Pourtant, avec plus de deux millions de Tunisien·nes vivant à l'étranger, dont 1,3 millions en France, les transferts de fonds de la diaspora représentent une contribution économique importante. Selon les données de la Banque mondiale et de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), la valeur des transferts de devises effectués par les Tunisiens résidant à l’étranger a atteint 2,5 milliards d'euros en 2023. Ces envois d’argent, estimés à plusieurs milliards de dinars chaque année, constituent une véritable bouffée d'oxygène pour l’économie tunisienne et démontrent à quel point les TRE ont une vraie légitimité à peser sur la vie politique du pays. Un constat qui ne semble pas émouvoir Kaïs Saïed.

“Je ne prétend pas avoir autant de poids car je suis loin. Il faut penser à ceux pour qui c’est plus dur en Tunisie, comme ma famille. Mais quand même, on existe…”, confie Leila.

Cependant, Hakim rappelle à quel point le fait de vivre en France lui permet de s'exprimer, et donc de s’opposer librement, ce qui n’est pas le cas en Tunisie, d'où provient selon lui l’étincelle. “L'espoir, c'est surtout les manifestations à Tunis qui l'ont ramené. Nous, on est là pour relayer ce qui se passe en Tunisie. On ne va pas pouvoir lancer d'initiatives pour changer l'intérieur du pays. On est là pour soutenir celles qui sortent du pays. Et je pense que pour ça, on a plutôt bien réussi.”

“Vivre à l'étranger, ça permet d'avoir une plus grande liberté pour s'exprimer sur les réseaux sociaux. Nous, on n'est pas sous la coupe du décret 54.”

Pour de nombreux·ses Tunisien·nes en France, cette élection s’accompagne donc d’un sentiment d’impuissance. “Le fait d'être à l'étranger, c'est sûr que d'un côté, tu as cette petite frustration de ne pas être au pays et de pas pouvoir aider comme tu le voudrais”, avoue Hakim. Mais pour lui, pas question de se résigner. “Si on est résigné, ça ne sert à plus rien de faire de la politique. C'est aussi lors des moments les plus difficiles qu'il faut continuer à s'engager. C'est là où on pense que tout est perdu, que quelque chose peut se passer.”