Palais de Carthage, 17 avril 2024 : Giorgia Meloni est de nouveau reçue par le chef de l’Etat Kaïs Saïed. Il s’agit de la quatrième visite de la Première ministre italienne en un an. Avec elle, une délégation nourrie, puisque la cheffe du gouvernement était accompagnée de son vice-ministre des Affaires étrangères, de sa ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, et de son ministre de l’Intérieur.
Giorgia Meloni en a profité pour remercier le président de la République pour “le travail que nous essayons de mener ensemble contre les trafiquants d'êtres humains”. De son côté, le gouvernement tunisien active également une rhétorique de plus en plus vindicative vis-à-vis des migrant·es. Le communiqué officiel publié après la rencontre du 17 avril précise bien que le chef de l’Etat a tenu une “position ferme de la Tunisie, qui refuse que notre pays soit un lieu d’hébergement ou de transit pour les migrants irréguliers”.
“La Tunisie, attachée aux valeurs humaines, a déployé d'énormes efforts pour prendre soin des migrants irréguliers, mais en tant que pays régi par la loi, elle ne peut accepter des [personnes en] situations illégales sur son territoire”, précise le communiqué publié sur la page de la présidence de la République.
Néanmoins, depuis près d’un an, les autorités tunisiennes organisent des opérations d’expulsion vers les zones frontalières entre l’Algérie et la Libye dénoncées par les organisations de droits humains en raison des risques qu’elles présentent pour les migrant·es. Durant l’été 2023, la communauté internationale a exprimé ses craintes quant à ces pratiques, le HCR et l’OIM ont appelé au respect des droits des migrant·es, tandis que le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres s’est dit “profondément préoccupé”.
Pourtant, comme l’illustre la dernière visite en date de Giorgia Meloni, les pays européens affichent un soutien constant aux autorités tunisiennes dans leurs gestions des flux migratoires. Une enquête collaborative à laquelle a participé Inkyfada a permis de démontrer que l’Europe supporte et finance les politiques migratoires des pays d’Afrique du Nord, notamment à travers leurs appareils de sécurité et de protection des frontières. Des institutions directement impliquées dans les opérations d’expulsions.
En Tunisie, si le soutien aux renvois forcés semble pour l’instant demeurer indirect, l’UE et ses États membres ne mettent jusqu’à présent aucune barrière à la poursuite de leur coopération - et donc, leur implication.
La première partie de l’enquête est à retrouver ici
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Un soutien croissant à la lutte contre “les flux migratoires irréguliers”
Premier partenaire économique de la Tunisie, l’UE dispose de plusieurs programmes d’appui à la Tunisie depuis la révolution. En juillet 2023, la signature d’un mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global doit marquer le renouvellement de cette politique de coopération, dans des domaines variés. Le préambule de l’accord souligne notamment que la priorité des deux parties sera de “lutter et diminuer les flux migratoires irréguliers”. En ce qui concerne le volet migration, l’UE prévoit une aide de 105 millions d’euros.
Dans la foulée de ce mémorandum, toute l’attention se porte sur la Tunisie en raison des multiples témoignages de migrant·es ayant été expulsé·es vers les frontières durant l’été 2023.À l’international, plusieurs reportages de France 24, Al Jazeera, Deutsche Welle ou encore la BBC s’intéressent à cette question. L’enquête menée par inkyfada et ses partenaires a également permis de vérifier l’existence d’au moins 11 opérations d’expulsion, dont certaines ont pris place aux mois de septembre, octobre et décembre 2023. Pourtant, cela n’empêche pas l’Union européenne de continuer sa collaboration avec la Tunisie sur la même période.
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Ainsi, deux appels entre les commissaires européens et le ministre des Affaires étrangères tunisien auraient eu lieu les 11 et 21 septembre 2023, selon un document interne à la Commission européenne datant de décembre 2023 et divulgué par l’organisation Statewatch. Pour rappel, la dizaine de jours qui sépare les deux échanges a été marquée par l’arrivée de près de 10.000 migrant·es à Lampedusa. Dans la même semaine, une délégation tunisienne s’est également rendue à Varsovie pour une “visite de familiarisation” au quartier général de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.
En novembre 2023, une rencontre a également lieu à Rome entre les ministres de l’Intérieur tunisien, libyen et italien alors même que plusieurs opérations d’expulsions à la frontière libyenne avaient déjà eu lieu, impliquant les forces de sécurité tunisiennes et des groupes armés libyens affiliés au ministère de l’Intérieur, comme la 19ème brigade des garde-frontières ou le Stability and Support Apparatus (SSA).
Depuis l’été 2023, malgré l’existence de multiples témoignages d’opérations d'expulsion pratiquées par la Tunisie, l’Union européenne et les États membres ont eu des échanges réguliers avec les autorités tunisiennes au sujet de la gestion des migrations.
La conclusion du mémorandum d’entente s’inscrit dans la continuité des aides financières accordées auparavant. Entre 2014 et 2022, environ 1,7 milliards d’euros ont notamment été versés par Bruxelles à Tunis, dans le cadre d’une “coopération bilatérale incluant l’appui aux questions migratoires”. Plus précisément, entre 2015 et 2021, près de 91 millions d’euros auraient été engagés par l’UE dans le cadre de l’EUTF*, dont 38 millions dédiés à la “gestion globale des frontières” (integrated border management, IBM).
À travers l’argent déployé en Tunisie pour la gestion des flux migratoires, les pays d’Europe s'intéressent à des sujets comme la “migration professionnelle” ou la “protection et la stabilisation des populatio ns”. D’autres montants semblent néanmoins précisément dédiés au renforcement de l’appareil sécuritaire engagé dans la lutte contre les flux migratoires. Par exemple, la Tunisie aurait spécifiquement bénéficié, en 2021 et 2022, de 35 millions d’euros pour les opérations de “recherche et de sauvetage” et de “gestion des frontières”.
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Un soutien matériel et humain aux forces tunisiennes
L’Europe est d’abord impliquée, à différents niveaux, dans la formation des premiers acteurs des opérations d’expulsion : les forces de sécurité tunisiennes. Il existe ainsi des programmes bilatéraux d’entraînement entre certains Etats-membres et la Tunisie. De 2015 à août 2023, l’Allemagne a par exemple contribué à former 3395 agents de la garde nationale et de la police des frontières, dont 657 entre 2022 et 2023.
Surtout, l’UE développe des programmes de formation poussés et spécifiquement dédiés aux problématiques de gestion des flux migratoires. De ce point de vue, l’Europe s’appuie particulièrement sur le centre international pour le développement des politiques migratoires (ICMPD), une organisation intergouvernementale indépendante qui met en œuvre plusieurs projets en Tunisie.
En novembre 2023, l’ICMPD a notamment inauguré deux “centres de formation inter-agences de gestion des frontières” à Nefta et Oued Zarga. “Ils sont dédiés aux trois corps en charge de la gestion des frontières : la garde nationale, la police aux frontières, et la direction des douanes”, explique un représentant de l’ICMPD souhaitant garder l’anonymat, et qui insiste sur le fait que l’ICMPD ne dispense pas directement de formations. Les corps des forces de sécurités qui bénéficieront des ces formations sont d’importants acteurs des opérations d’expulsions, comme la garde nationale.
“La construction est secondaire selon nous, l’important c’est le kit pédagogique que nous avons développé pour l’entraînement des agents”, précise le représentant de l’ICMPD, selon lequel “l’idée est que les Tunisiens mettent en œuvre ces formations par eux-mêmes”.
Sans donner le contenu précis de la formation qui sera dispensée dans ces centres, le représentant de l’ICMPD contacté précise que certains modules peuvent par exemple concerner “les procédures d’opération standards, les manières d’intervenir” ou le “droit international relatif aux droits humains”. Il souligne aussi que l’essence du centre repose sur le développement de “dynamiques inter-agence” en vue de permettre une meilleure coordination des agent·es tunisien·nes.
L’UE s’est également impliquée dans la fourniture de matériel à ces mêmes forces de l’ordre, dont certains pourraient avoir été utilisés lors d'expulsions aux frontières. Par exemple, la garde maritime tunisienne a été dotée par l’UE de matériel d’observation permettant de faciliter des interceptions en mer, comme des caméras thermiques ou des systèmes de radars mobiles.
À leur échelle, les gouvernements italien et allemand ont livré, entre 2017 et 2023, au moins 106 pick-ups Nissan Navara au ministère de l’Intérieur tunisien, dont 56 entre février 2022 et mai 2023. Des images diffusées sur les réseaux sociaux le 4 juillet 2023 montrent notamment l’un de ces pick-ups procéder à l’escorte d’un bus rempli de migrant·es interpellé.es. Grâce à un travail de géolocalisation, le lieu de la vidéo a pu être formellement identifié comme étant dans la région de Sfax. Le procédé d’arrestation collective, notamment via des bus, a été décrit dans plusieurs témoignages comme étant la première étape d’une opération d’expulsion aux frontières.
Contactée à plusieurs reprises pour un entretien par téléphone et par mail, l’ambassade d’Italie en Tunisie n’a pas donné suite à nos requêtes.
Un manque de surveillance à l’échelle régionale
Confrontés aux nombreux témoignages d’expulsions qui émergent depuis la mi-2023, plusieurs responsables européens ont formellement reconnu l’existence de ces opérations. En septembre 2023, confronté par un activiste suédois à Strasbourg, le Vice-président de la Commission européenne chargé des Migrations, Margaritis Schinas, a réagi en disant qu’ “aucun argent européen ne finance ces incidents” . Le représentant de l’ICMPD anonyme explique quant à lui “ surveiller ce qui se passe dans le pays”, en affirmant que l’organisation disposait de “lignes rouges”.
“Si, à un moment, nous voyons que certaines pratiques deviennent récurrentes, nous nous réservons le droit de nous retirer des projets de coopération”, explique le représentant de l’ICMPD, pour qui les opérations d’expulsions ne seraient que “des pratiques ad hoc initiées par certains responsables”.
Interrogés sur le détail de leurs mécanismes de surveillance - fréquence des évaluations, limites fixées, dispositifs de dialogues avec les autorités tunisiennes, etc. -, l’ICMPD ainsi que d'autres chancelleries européennes n’ont pas communiqué plus d’éléments qui permettraient de justifier le maintien de partenariats avec les forces de l’ordre tunisiennes impliquées dans les opérations d’expulsions. Les mêmes acteurs n’ont pas non plus souhaité communiquer sur la manière dont ils s’assurent que leur aide aux autorités tunisiennes ne permette pas de faciliter les expulsions.
Le système d’évaluation de la situation semble donc lacunaire. Un état de fait d’autant plus inquiétant que le partenariat en la matière avec la Tunisie est présenté, par plusieurs aspects, comme un exemple à suivre. Le ministre de l’Intérieur tunisien expliquait ainsi, lors de l’inauguration du centre de l’ICMPD à Nefta, qu’il envisageait de proposer “des formations pour toutes les sections opérant dans le domaine de la migration, en Libye, en Algérie, en Egypte et dans tous les pays de la région”.
De son côté, le mémorandum d’entente de juillet 2023 devait ainsi poser les bases des modèles de coopération bilatéraux, concernant notamment l’Egypte et le Maroc. Le partenariat triennal signé par Ursula von der Leyen au Caire, le 17 mars dernier, en est le dernier exemple en date. Comme le révèle l’enquête à laquelle a participé Inkyfada, les pratiques mises en place par les forces de l’ordre tunisiennes, sous le patronage de l’Union Européenne, sont également implémentées par Rabat et Nouakchott. Là encore, les autorités européennes fournissent un soutien aux politiques de gestions violentes des flux migratoires.
En Mauritanie, les policiers locaux sont directement assistés par la guardia civil et la police espagnole pour procéder à des opérations dans la ville de Nouadhibou, à la frontière avec le Maroc. Les personnes arrêtées sur le territoire mauritanien sont ensuite expulsées vers le Mali. Près de la ville de Gogui, ces migrant·es se retrouvent plongé·es dans une véritable zone de guerre, où sont actifs plusieurs groupes jihadistes liés à Al-Qaïda.
Au Maroc, les forces de l’ordre procèdent à des rafles de migrant·es présumé·es dans plusieurs grandes villes comme Rabat, Tanger, Fès ou encore Laayoune, dans le Sahara occidental. Ces personnes sont ensuite abandonnées dans des régions reculées du pays ou expulsées à la frontière avec la Mauritanie. Lors de ces opérations, les forces marocaines utilisent des unités canines ou des véhicules financés par l’UE.
“Il faut quand même garder en tête que si l’on découpe ces politiques d’expulsions sur des bases nationales, elles valent à l’échelle régionale et font cohérence entre elles”, souligne un chercheur sur les migrations qui souhaite rester anonyme.
Le modèle semble donc dangereusement semblable à celui qui a progressivement été déployé en Tunisie, depuis 2023. Sans mécanismes d’évaluation clairs, difficile d’envisager un retrait de l’aide européenne à ces pays du Maghreb à court terme.