Sites pétro-gaziers et aires protégées : le système d’abus global du géant Perenco

L'enquête internationale "Perenco System" menée par Mediapart et ses partenaires internationaux documente l'aspect systémique des pratiques extractives abusives de Perenco - second géant pétro-gazier après Total - à travers le monde. En Tunisie, cette compagnie provoque des risques environnementaux et sanitaires depuis plus d'une décennie dans la région de Kebili.
“É coutez, je vous arrête tout de suite : les problèmes environnementaux du groupe, je les connais, et ça ne m’empêche pas de dormir la nuit”, coupe net un ingénieur de Perenco alors qu’il est interrogé sur les multiples fuites, enfouissements de déchets et problèmes sociaux qui entachent la réputation du groupe depuis plusieurs années au Gabon.

Mais le “problème” Perenco ne se limite pas à ce seul pays. Il y a un an, inkyfada a publié une enquête sur les activités de la société franco-britannique en Tunisie. Opérant à proximité de sites protégés et profitant d’un cadre législatif flou, le groupe provoque des risques environnementaux et sanitaires dans le pays depuis plus d’une décennie, et notamment dans la région de Kebili. 

Une enquête menée pendant près d’un an par Mediapart avec le Consortium international de journalistes d’investigation environnemental EIF et leurs partenaires révèle que les licences d’hydrocarbures de la multinationale s’étendent sur 74 sites protégés à travers le monde.   

Au Pérou, au Cameroun, mais aussi au Gabon, Mediapart découvre l’existence de plus d’une centaine de faits de pollution jusqu’alors inconnus. Au total, 9 des 14 pays où opère la société franco-britannique Perenco sont concernés par ces superpositions légalement problématiques entre sites d’hydrocarbures et aires protégées. 

Alors que la COP15 sur la biodiversité de 2022 s’était conclue sur l’engagement des pays membres à protéger 30% des terres et des mers de la planète d’ici 2030, les révélations de l’enquête questionnent le sort des parcs et des réserves nationales déjà existants.

Des sites dont les statuts actuels ne semblent pas faire reculer les sociétés telles que Perenco, ni ses actionnaires, la famille Perrodo, 15ème fortune de France selon le magazine Challenges. 

“Perenco System”: des licences pétro-gazières situées sur 74 aires protégées à travers le monde 

Crédits : A. Brutelle, J. Wolf (Environmental Investigative Forum)

  74 aires protégées exposées aux licences Perenco dans 9 pays   

Comme le révèlent Mediapart et ses partenaires, les permis opérés ou détenus par Perenco se situent au moins sur 74 aires protégées, réparties sur 9 des 14 pays où elle opère - soit plus des deux tiers - en Amérique Latine, en Afrique, ou encore en Europe. 

Pourtant la multinationale l’assure : Perenco est “engagée à minimiser toute pression sur la biodiversité et contribue à sa restauration” et “définit des plans d’action pour chacune de ses branches, en particulier pour les sites situés dans des aires protégées”, indique un porte-parole de la société. 

Le groupe est toutefois incapable de fournir le détail des aires protégées en question, leur nombre total et les pays concernés - si ce n’est le Guatemala.

Dans ce pays, “le travail effectué par Perenco pour protéger la faune et la flore est visible, le Laguna del Tigre ayant été largement dévasté par des fermiers et des occupants illégaux”. Le média Reporterre révélait pourtant des cas de “pollutions et de persécutions” dans cette zone humide d’eau douce, “la plus vaste du pays, faite de rivières, de plus de 300 petites lagunes tropicales, de savanes et de marécages”, en avril dernier. 

La Tunisie, elle aussi, n'échappe pas aux conséquences néfastes des activités de la multinationale. À environ cinquante kilomètres de Douz, la concession Baguel-Tarfa, un site d'extraction de gaz exploité par Perenco, empiète sur les limites du Parc national de Jebil. Des témoignages anonymes provenant d'employés de l'Entreprise tunisienne d'activités pétrolières (ETAP) suggèrent que des épisodes de fracturation auraient eu lieu en 2014 et 2018 sur ce site. 

Le Parc national de Jebil abrite plus d'une centaine d'espèces animales, dont sept sont répertoriées comme étant en danger par l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN). Parmi ces espèces figurent l'Antilope Blanche, classée en danger critique d'extinction, ainsi que l'Outarde Houbara et la Gazelle Dorcas, considérées comme des espèces vulnérables.

Baguel-Tarfa n'est pas le seul site d'extraction de gaz de Perenco opérant à proximité de biens environnementaux en Tunisie. Les limites du site El Franig, situé à Kebili et co-géré par l'ETAP, empiètent sur le lac de sel de Chott El Jerid. Ce site est classé comme une zone humide d'importance internationale par la Convention Ramsar, une zone cruciale pour la conservation des oiseaux, et est candidat au patrimoine mondial de l'UNESCO.

À travers le monde, les 74 sites représentent tout autant de menaces envers une biodiversité déjà en proie à “une sixième extinction de masse” globale et indissociable du réchauffement climatique - dont la combustion d’énergies fossiles reste aujourd’hui le principal moteur.

Deux phénomènes inextricables mais aussi co-dépendants, puisque la perte de biodiversité seule “exacerbe à son tour les effets du changement climatique”, comme le rappelait encore le conseil scientifique de la COP Biodiversité à ses 196 États membres il y a un an.

États parmi lesquels se retrouvent aussi bien la Tunisie, le Guatemala, le Venezuela - et, à vrai dire, l’ensemble des pays dans lesquels Perenco opère sur des aires protégées. Tantôt sur une forêt mangrove, comme elle le fait en RDC, tantôt sur des réserves naturelles - plus d’une dizaine en Colombie seulement.

En 2022, le média Mongabay rapportait d’ailleurs que Perenco avait été condamné à des amendes liées à 27 cas de dommage, pour ces activités en Colombie.

Mais les zones d’activités de la société incluent aussi des terres indigènes, comme la réserve autochtone du Napo-Tigre, située au cœur de l’Amazonie Péruvienne. Une zone faisant l’objet d’un bras-de-fer juridique de près de 19 ans autour de la présence supposée de peuples indigènes n’ayant jamais eu de contacts avec la civilisation moderne. Présence niée par la société.

Qu'est-t-il possible d'espérer d'une augmentation des aires protégées à l'échelle mondiale d'ici 2030, étant donné que les statuts actuels des zones humides d'importances, tel que Chott El Jerid, et les forêts à haut potentiel de séquestration carbone et autres sanctuaires naturels n'empêchent pas l'extraction de gaz et de pétrole. Et avant tout, comment l’expliquer ?

Les lois en vigueur dans les pays concernés sont une bonne porte d’entrée afin d’y parvenir. Les passer en revue, c’est comprendre que souvent la loi a ses raisons que le climat ignore. 

Législations permissives et extraction “interdite” 

Interrogée au sujet des aires protégées dans lesquelles elle opère, Perenco déclare “adhérer à toutes les régulations locales et aux meilleurs standards internationaux, partout où elle opère et avec toutes les autorisations requises dans les pays concernés”.

C’est le cas au Royaume-Uni, où se trouvent la moitié des concessions à problème de la société. Les études d’impact environnemental fournies par Perenco auront convaincu les autorités britanniques de lui délivrer divers titres pétroliers sur près d’une trentaine d’aires protégées. Parmi lesquelles le littoral du Dorset et de l'est du Devon, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.  

Un système d’attribution similaire au modèle colombien - et tout aussi permissif puisque, au Royaume-Uni également, ces études n’auront pas empêché les 73 fuites accidentelles survenues au sein d’aires protégées de 2013 à 2023, comme l’a récemment révélé une analyse de l’ONG Unhearted, affiliée à Greenpeace. 

Mais à chaque pays, son cadre réglementaire en matière de protection environnementale. Et ce qui est valable au Royaume-Uni ou en Colombie ne l’est pas nécessairement ailleurs. Les textes légaux se veulent plus restrictifs, par exemple au Cameroun et au Gabon. Du moins, en théorie. 

Au Cameroun, la loi proscrit depuis 1995 toute “activité industrielle” et toute “extraction de matériaux” au sein de parcs nationaux tels que le Parc Ndongere. Une aire marine protégée constituée d’une vaste forêt tropicale mangrove, connus pour être “d’uniques puits d'absorption de CO2, selon la NASA, située à proximité d’un site RAMSAR reconnu comme “zone humide d'importance,” l’Estuaire Rio del Rey. 

Malgré cela, Perenco y opère au moins 4 concessions d’hydrocarbures. Contactée à ce sujet, un représentant de la société reconnaît que Perenco opère “dans certains cas où le statut d’une aire protégée a été déclaré après l’exploitation d’hydrocarbures”.

Ce n’est pourtant pas le cas pour au moins deux des blocs en question acquis par Perenco après la classification du site. Contactées par Mediapart, les autorités camerounaises n’ont pas souhaité répondre à nos demandes de commentaires concernant la légalité de ces licences d’hydrocarbures. 

Aucun des chercheurs ou des juristes contactés par notre partenaire régional InfoCongo n’a souhaité répondre à nos demandes d’interview, tous considérant qu’il s’agissait là d’un “sujet politique trop sensible”. 

Au Gabon toutefois, ancien député indépendant Pierre Philippe Akendengué n’hésite plus à dénoncer la société pour laquelle il a pourtant travaillé 18 ans comme ingénieur. “Les gens souffrent trop de l’activité de Perenco au Gabon pour que je me taise”, indique-t-il. Perenco y opère à travers 12 aires protégées: réserves aquatiques, parcs marins et zones tampons, comme Mediapart le révèle aujourd’hui. 

L’élu, à l’origine d’une plainte classée sans suite contre Perenco pour “pollution environnementale” en 2021, dénonce le manque de transparence de la multinationale vis-à-vis des régulations locales. Tout était fait dans l’opacité, indique-t-il, personne n’avait accès à quoi que ce soit, y compris aux autorisations nécessaires - et dont il y a de fortes chances qu’elles n’aient jamais existé. 

La loi gabonaise exige en effet la publication d’un décret ministériel autorisant le développement de licences extractives au sein d’aires protégées, mais aussi de la production d’un rapport rédigé par un comité scientifique dédié, ce depuis 2007. 

Ces décrets n’ont pourtant pas pu être retrouvés dans les archives du Journal Officiel de l’État gabonais. Les autorités gabonaises n’ont quant à elles pas été en mesure de nous en confirmer l’existence ces derniers, tout comme celle d’éventuels rapports du comité scientifique en question. 

De plus, la loi gabonaise mentionne également une possibilité d’exploitation “minière ou pétrolière”, ceci “après déclassement de tout, ou d’une partie” d’un parc national - ce qui n’est le cas pour aucune des aires protégées où opère Perenco, toujours classées à ce jour. 

Selon l’avocat gabonais Gomes Ntchango, la présence de ces licences au sein d’aires protégées non-déclassifiées rendrait l’exploitation “irrégulière”, il ajoute également que “les activités de production s’en trouvent interdites”. 

Plus qu’un simple débat légal, les superpositions entre licences pétrolières et zones classées pour leur riche biodiversité provoquent déjà des impacts sensibles dans le pays. Pour le lanceur d’alerte franco-gabonais Bernard Rekoula, la situation est “catastrophique, autant pour la biodiversité d’un littoral riche en forêts mangroves que pour les populations locales”. 

L'activiste et militant pour les droits de l’homme a documenté les nombreux faits de pollution imputés à Perenco en 2021 et 2022 avant de devoir se réfugier en France suite à des menaces d’emprisonnement et d'agressions physiques. 

Fuites de pétrole, torchage et enfouissement de déchets - un ensemble de pollutions dénoncés par le lanceur d’alerte. 

“Préjudice écologique” et poursuites judiciaires

En 2021, un consortium d'organisations non gouvernementales (ONG) dénonce un système “d'opacité généralisé et organisé par Perenco.” Un courrier adressé au président de la société en France demande davantage de transparence concernant les activités du groupe au Gabon, en République démocratique du Congo, au Pérou et en Tunisie.

Ce n’est pas la première fois que Perenco est pointé du doigt pour ses activités. En Tunisie, en 2018, les organisations Avocat Sans Frontières (ASF) et IWatch engagent une action auprès de l’OCDE, réclamant plus de transparence sur les activités de Perenco à Kebili et appelant le groupe à respecter les normes de conduite imposées aux entreprises. 

En 2023, les associations Sherpa et Amis de la Terre lancent une procédure inédite pour “préjudice écologique” en République Démocratique du Congo (RDC). En cause: enfouissement sauvages de déchets, rejets d'effluents dans la nature et torchage de gaz par la société. Théa Bonfour, chargée du contentieux et des plaidoyers pour Sherpa, explique que cette procédure vise à “reconnaître la responsabilité civile de l'entreprise française et lui demander réparation des dommages environnementaux en RDC”

En RDC, Perenco opère au cœur d’un Parc Marin des Mangroves, où de nombreux faits de pollutions documentés de 2013 à aujourd’hui constituent le cœur du dossier déposé par les deux associations. “La localisation de puits au sein même d’espace protégés témoigne du fait que les activités pétrolières sont susceptibles d’impacter fortement l’environnement”, ajoute la représentante de Sherpa.

“Dans l’hypothèse de pollutions répétées ou d’une certaine ampleur dans les zones concernées, la question du préjudice écologique pourrait ainsi se poser”, commente-t-elle également au sujet des 74 aires protégées traversées par la multinationale. 

Contactée au sujet de cette assignation en justice pour ses activités en RDC, Perenco s’est déclarée “dans l’impossibilité de commenter une procédure en cours”. Selon le magazine Challenges, la société fait également l’objet de plusieurs enquêtes menées par le Parquet National Financier, notamment pour “corruption d’agents publics étrangers” en Afrique.

Toutefois, sur le sujet du torchage de gaz, Perenco a indiqué viser l’objectif du “zéro torchage de routine d’ici 2030, hors cas d’urgence et selon les termes contractuels et droits minéraux”.   

La société a également indiqué que ses méthodes extractives “respectent les standards internationaux et ne présentent aucun problème pour la santé des populations locales”, notamment en RDC. Une prise de position à rebours des cas de “diarrhées, de maladies respiratoires et de contaminations au benzène”, répertoriés conjointement par Disclose, Investigate Europe et EIF, dans une enquête parue l’an dernier. 

Sur la question de son impact environnemental et sanitaire, le groupe préfère répondre sur le volet social, affirmant que ses connaissances et son expertise lui permettent “de cibler les besoins pertinents de chaque pays spécifique et d'agir en tant que partenaire responsable, engagé et durable." 

Elle indique également investir dans des programmes “de construction et de réhabilitation de structures telles que des hôpitaux, des écoles, des routes ou des infrastructures énergétiques dans le but d'élargir l'éventail des opportunités pour les plus vulnérables et de leur permettre d'accéder à de meilleures conditions de vie”.

Interrogée sur son décompte interne des licences opérant sur des aires protégées, ainsi que sur la légalité de ses concessions au Cameroun et au Gabon au vu des lois en vigueur, Perenco n’a pas souhaité nous répondre plus en détail. 

Le cas de Perenco, loin d’être isolé, revêt un aspect systémique du secteur de l’industrie fossile. En Mai dernier, une étude publiée par l’association britannique LINGO ( “Leave it in the Ground”) avait déjà révélé que près de 3000 sites d’extraction d’énergies fossiles se répartissent aujourd’hui sur plus de 800 aires protégées à travers le monde. 

Des données alarmantes parmi lesquelles figurent Total, Shell, ou encore leur équivalent italien, ENI, à l’heure d’une nouvelle COP Climat déjà controversée.