La communication politique sur le devant de la scène

Presque inexistante lors des élections de 2011, la communication politique, qui a accompagné l’émergence du pluralisme des partis, tente aujourd’hui de se structurer. Pensée par des professionnels ou des amateurs, elle est un enjeu dans les luttes politiques entre les partis, qui tentent d’attirer vers eux les électeurs, tout en brouillant les pistes sur leur image.
Par | 21 Novembre 2014 | reading-duration 30 minutes

La chute de Ben Ali a permis l’émergence d’une réelle compétition politique. Depuis 2011, les nombreux partis politiques qui ont vu le jour, ont fait leur apprentissage et pris d’assaut le domaine de la communication politique. Nouvelles techniques ou anciennes réinvesties, les stratégies sont bien rodées. Bien que la politique ne se résume pas à la communication, les échecs et réussites électorales lui sont souvent attribuées. Elle est un terrain de compétition et d’inégalités entre les partis, les candidats ou les hommes politiques.

En 2011, le parti du futur président, Moncef Marzouki, se lance dans la campagne législative et crée le buzz, non à cause d’une gaffe, mais de ses lunettes trop grandes. Les internautes se moquent du défenseur des droits de l’Homme et candidat à l’ANC. Mais d’un flop, le CPR (Congrès pour la République) fait une marque de fabrique. Les lunettes sont adoptées comme symbole du parti.

Houssein Ben-Ameur, à l’époque bénévole au parti, s’en souvient. « C’était osé de faire ce choix, mais on a misé sur l’autodérision. Les militants ont proposé l’idée et se sont imposés malgré quelques réticences au début. Notre approche de la communication n’avait rien de professionnelle et notre succès est plutôt un coup de chance. » Pour le consultant en technologies de l’information, c’est l’équipe de bénévoles, responsable de la communication du parti qui a fait le succès du CPR. Elle est constituée d’une jeunesse connectée, créative et qui a vécu la révolution de l’intérieur.

Depuis 2011, les hommes politiques se sont formés à ces nouvelles techniques d’échange et de discours, souvent décrites comme une “forme dégradée de la politique moderne”, comme le formule le chercheur en sciences de la communication, Dominique Wolton. La propagande de mise sous Ben Ali a progressivement laissé place à la communication politique.

La propagande institutionnalisée sous Ben Ali

La propagande du chef et ses symboles pour « l’unité du pays ». Crédit : Hamidededdine Bouali

Sous Ben Ali, la propagande se résumait à un homme, une idée et des milliers de symboles. Le chiffre 7 (du 7 novembre 1987) a remplacé les statuts de Bourguiba dans les endroits symboliques de la ville. Comme le dit le chercheur Vincent Geisser, “il dépersonnalise” l’image du chef d’Etat.

Aux célébrations du 7 novembre, on donne aux participants un couffin de nourriture, quelques dinars et une écharpe mauve aux couleurs du parti. Dans les villes et administrations, les portraits géants du Président sont partout.

L’idée d’un parti unique, d’un chef unique, et d’une vision unique prend progressivement place dans les esprits et dès la grande répression envers les islamistes en 1991.

Les journaux des partis d’opposition comme Al Mawkif du PDP et Attariq de Ettajdid (ancêtre de Massar) sont régulièrement censurés. La télévision publique est totalement sous le contrôle de Carthage. Les problèmes socio-économiques des régions marginalisées ne sont pratiquement jamais médiatisés et la propagande arrive à son paroxysme lors du black-out médiatique autour du soulèvement de 2008 dans le bassin minier.

Les révolutionnaires sont présentés comme des casseurs et rien n’est dit de leurs revendications. La ville sera en état de siège pendant près de 6 mois, privée de couverture médiatique. De l’autre côté, les médias étrangers ont un accès restreint à la Tunisie dès lors qu’ils veulent aborder les questions de droits de l’Homme.

La propagande est assurée par le Ministère de l’information et une surveillance du web est également assurée par l’ATI et le Ministère de l’Intérieur.

Dès les années 2000, la propagande s’étiole avec l’explosion d’internet, contournée par des cyberdissidents (naissance de Tunezine en 2001 et de Nawaat en 2004) et des courants alternatifs (rappeurs, blogueurs et caricaturistes).

L’image du Président est mise à mal par l’omniprésence du clan Trabelsi dans le monde des affaires et leur monopole. L’humour et les blagues sur Leila sont aussi un moyen de se moquer dans l’intimité, d’une propagande désuète qui fait de moins en moins d’effet sur la jeunesse comme le montre le fameux “Dégage” final du 14 janvier 2011.

"A l’époque de Ben Ali, il n’y avait pas de communication politique. Les pages Facebook auraient été immédiatement bloquées. Je me rappelle, le PDP (Parti démocrate progressiste) avait un site, mais il était constamment inaccessible", raconte Larbi, communiquant chez Nidaa Tounès.

Il s’occupe de la page Facebook du parti et des relations avec la presse. A l’époque de Ben Ali, il animait déjà deux pages Facebook, l’une pour défendre les droits des femmes en Tunisie et la seconde pour dénoncer les agissements de Mohamed Sakhr El Materi, gendre de Ben Ali, homme d’affaires et homme du RCD.

Au moment de la révolution, le terrain de la communication politique était vierge. En 2011, les grandes boites de communication se sont contentées d’observer. Les partis politiques n’avaient pas de stratégie et ne savaient pas s’y prendre. Ils étaient agressifs, en terme de com’ ”, explique Azza M’rabet, directrice marketing chez 3SG.

Espace d’affichage pour la campagne présidentielle pour les 27 candidats à la présidentielle. Crédit : Salsabil Chellali

Une communication sous contrôle juridique

La nouveauté, c’est l’apprentissage de la compétition politique qui se fait. Ce n’est plus seulement des messes autour d’un seul leader”, souligne Jérôme Heurtaux, chercheur à l’IRMC à Tunis. “La communication politique est de plus, contrôlée par la loi. On a recours au droit pour réguler la vie politique”. Cette tentative de contrôle marque déjà une rupture avec les anciennes pratiques.

La loi électorale du 1er mai 2014, régit notamment la « publicité politique ». Ainsi définie.

Loi électorale 2014

Art. 3 du chapitre 1 Dispositions générales

Publicité politique : Il s’agit de toute opération publicitaire ou de propagande moyennant contrepartie matérielle ou gratuitement, fondée sur les méthodes et techniques du marketing commercial, destinée au grand public et visant à faire la promotion d’une personne, d’une position, d’un programme ou d’un parti politique en vue d’attirer les électeurs ou influencer leur choix et leur comportement, via les médias audiovisuels, la presse écrite ou électronique ou à travers des supports publicitaires fixes ou mobiles, installés sur les lieux ou les moyens publics ou privés.

Dans le cadre de la course électorale, il est interdit de faire campagne au sein de l’administration. La surface d’exposition des partis est calculée au millimètre. Les communes réservent des surfaces égales et clairement délimitées. L’ISIE (Instance supérieure indépendante pour les élections) veille au contrôle et au respect de ses règles.

Art. 61 Loi électorale

Aucune affiche électorale ne peut contenir le drapeau de la République Tunisienne ou sa devise.

De son côté, la HAICA, (Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle), régule le champ des médias audiovisuels, outil de la communication entre les élus et les électeurs. L’instance encourage une représentation politique plurielle dans les médias durant la période de pré-campagne et de campagne.

Les deux instances font face à de nombreux dépassements. Lors de la campagne législative, les principales infractions concernaient l’affichage mais pas uniquement : lancement de la campagne avant l’heure, affichages interdits, arrachage des listes, publicité au sein des administrations…

Ces dépassements attestent de la compétition que se livrent les partis politiques pour occuper le maximum d’espace publique. Ainsi, les confrontations s’illustrent par les discours et dans les pratiques des cadres et militants.

Sur le mur du belvédère, la liste d’un parti a été en partie arrachée.
Crédit : Sana Sbouai
Un peu plus loin un affichage sauvage.
Crédit : Sana Sbouai

Des contrôles insuffisants

Les associations d’observateurs ont sommé l’ISIE d’être plus vigilante et sévère face à ces infractions, notamment pour favoriser une réelle égalité des chances entre les différents acteurs politiques.

De nombreux partis se plaignent aussi d’un manque de représentativité dans le paysage médiatique. La scène audiovisuelle est surtout dominée par la bipolarisation. Ainsi, Ennahda occupe durant la première semaine de la campagne électorale pour les législatives 9,51% du temps d’antenne et Nidaa Tounès, 6,30%. Certains sont loin derrière : le CPR 2,81%, l’UPL 2,04% ou l’Initiative 1,69% selon le rapport de la HAICA.

Les médias sont eux-mêmes les vecteurs de nombreux dépassements. La HAICA a infligé une amende de 10 000 dinars à Nessma TV début novembre pour cause de publicité politique après la diffusion d’un reportage sur Béji Caid Essebsi. Diverses mesures ont également été prises par l’instance contre les radios et télévisions devenues les “voix” des candidats ou des partis politiques.

A contrario, le portrait de Slim Riahi, encore une fois de la chaîne Nessma TV, diffusé le 14 octobre dresse un portrait à charge du candidat qui témoigne là encore d’un manque d’objectivité. Le reportage dépourvu de toute enquête démontre un manque de professionnalisme et un parti pris des médias.

Slim Riahi est présenté comme le président du club sportif (Club Africain) mais rien n’est dit sur son parcours et sa mystérieuse fortune personnelle tout comme le candidat, Yassine Chennoufi, qui a réussi, dit-on, dans le “secteur du poisson”.

A la veille du silence électorale le candidat Slim Riahi a pris d’assaut l’avenue Bourguiba à Tunis, avec de très nombreuses affiches. Crédit : Sana Sbouai.

En 2011, Hechmi Hamdi avait usé de sa chaîne télévisée basée en Angleterre, Al Mustaquilla (L’indépendante), pour faire sa propre campagne. La chaîne était connue des Tunisiens depuis 2000 pour son émission consacrée à la Tunisie Le Grand Maghreb. Lors des législatives, la chaîne d’opposition se mue en canal de propagande pour Hechmi Hamdi.

La propagande à son effigie n’avait pas pu être contrôlée par l’ISIE étant donné que la chaîne télévisée et l’homme étaient basés à l’étranger. Aujourd’hui, son parti rebaptisé Courant de l’amour, n’a obtenu que deux sièges et s’est “retiré” de la course après ses résultats aux législatives.

A l’entrée de l’avenue Bourguiba à Tunis, une affiche pour le candidat sortant, qui porte comme slogan un calcul mathématique rappelant les dates de la révolution. Crédit : Sana Sbouai.

Offensive sur les réseaux sociaux

Boites de communication, de publicité, sponsoring, calcul d’audience… Le marketing est désormais au service du politique. Certains partis n’hésitent pas à faire appel à l’expertise commercial.

Ennahda a récemment crée la polémique en signant un contrat avec la très controversée Burson-Marsteller company, spécialiste de la communication de crise, officiellement chargée de faire la promotion du parti à l’étranger. Un contrat de 18 millions de dollars a été scellé entre les deux parties pour une compagne de 45 jours à l’étranger, rapporte notamment l’agence ecofin.

La compagnie américaine présente dans de très de nombreux pays est surtout critiquée pour avoir géré des affaires polémiques, à savoir les relations publiques de la dernière dictature argentine, la question du Timor Oriental pour le compte du gouvernement indonésien ou une campagne anti-Google à la demande de Facebook.

Nidaa Tounès a opté pour une compagnie internationale, mais locale: l’agence 3SG, qui n’est pas seulement un appui technique, mais créatrice d’une stratégie globale de communication.

Aux Berges du lac, dans les locaux de Nidaa Tounès, cinq personnes sont en charge de la page Facebook et du site. Toutes les émissions ou débats politiques auxquels ils sont invités, sont enregistrés. Les passages diffusés sur leur page sont minutieusement choisis.

La vidéo mise en ligne est courte, seul l’idée forte du message est conservée. Les publications ont lieu au moment des pics de fréquentation des réseaux sociaux (9h30-10h, 15h-17h et 20h-21h).

Larbi est chargé de répondre aux messages et d’évaluer, après chaque publication Facebook, le degré de satisfaction des internautes et une autre personne s’occupe des statistiques et du sponsoring.

“On sponsorise une vidéo de Béji Caïd Essebsi pour avoir le maximum de vues. On augmente et on améliore notre contenu Facebook. Le plus important est d’avoir le plus grand nombre de fans”, affirme Larbi.

Le parti de Slim Riahi use d’autres fonctionnalités du réseau social et crée l’évènement : “Je vote Slim Riahi le 23 novembre”. Moncef Marzouki et Kalthoum Kennou lui emboîtent le pas et font aussi du jour de vote, un rendez-vous sur la toile.

La candidate Kalthoum Kannou s’affiche en grand Place Pasteur. Crédit : Sana Sbouai

On a tenté une seule fois le sponsoring sur Facebook, mais on a pas les moyens”, lâche en rigolant l’attaché de presse du Courant démocrate (Attayar). “Nous avons peu de moyens matériels et peu d’effectifs pour organiser des rassemblements populaires, alors les réseaux sociaux sont notre seul moyen de communication”, poursuit Ayoub.

“Il faut faire de la com’ sur la toile, parce que la cible est vraiment là. Même si la réussite est ailleurs, sur le terrain par exemple, on en fait ensuite le buzz sur le net. On se retrouve à faire du digital” , commente la directrice marketing, Azza M’rabet.

Car, derrière les réseaux sociaux se cache la cible. Sur les 5.81 millions d’internautes tunisiens, 4.6 millions sont des utilisateurs actifs de Facebook, réseau le plus populaire dans le pays selon le rapport de Tunisie Sondage. La tranche la plus représentée est celle des jeunes adultes entre 18 et 24 ans (39.1%), tout juste en âge de voter.

Communication politique, terrain des grands

Le déséquilibre est considérable entre ceux qui ont les ressources et ceux qui en manquent. La communication de masse est le privilège des grands, qui ont un important réseau et qui peuvent faire face à d’importantes dépenses. Les petits partis, quant à eux, redoublent d’ingéniosité pour se faire une place.

16 000 dinars. C’est le montant dépensé par Ennahda, seulement pour son meeting de clôture de la campagne législative avenue Bourguiba, d’après les estimations de l’ONG I Watch.

Près de 14 000 drapeaux, 3 000 chaises, 4 tentes, des centaines de casquettes, une caméra sur grue, un écran géant… Pour 8 000 à 9 000 personnes, toujours selon les estimations d’I Watch. Le meeting de clôture d’Ennahda a été le plus coûteux le soir du 24 octobre.

Sur cette même avenue, quelques mètres plus loin, le Front Populaire a réuni près de 350 militants pour un meeting estimé à 4 000 dinars.

A la Marsa, Nidaa Tounès aurait dépensé la somme de 3 800 dinars pour quelques 300 sympathisants.

Communication politique, l’envers du décor. A Monastir, meeting d’ouverture de la campagne présidentielle de Béji Caid Essebsi, le 2 novembre. Crédit : Salsabil Chellali

Les deux premiers partis auraient déjà largement dépassé leur plafond de dépenses, d’après les observateurs.

Ennahda a sorti le grand jeu lors de l’ouverture de la campagne des législatives le 23 septembre, en choisissant le Palais des Congrès, dont seule la location coûte près de 5 000 dinars, sans compter le matériel sonore et audiovisuel, notamment les caméras satellites utilisées pour l’occasion.

L’évènement le plus coûteux de la campagne législative a été celui organisé par Nidaa à Sousse et qui a rassemblé des sympathisants venus aussi de Monastir et Mahdia d’après l’observation financière de l’ONG.

Mais pour ces deux évènements, les observateurs ont préféré ne pas faire part de leurs “estimations”, tant les montants dépensés sont exorbitants, ont-ils affirmé.

Deux écrans géants diffusent des photos de Hbib Bourguiba lors du meeting de Béji Caid Essebsi à Monastir le 2 novembre. Crédit : Salsabil Chellali.
Matériel sonore et audiovisuel pour le meeting de Béji Caid Essebsi à Monastir le 2 novembre. Crédit : Salsabil Chellali.

Bons élèves ou partis pauvres, Ettakattol et El Jomhouri sont les deux partis les plus économes.

Ces estimations financières sont le fruit du travail effectué par l’association I Watch, chargée d’observer les élections législatives et présidentielles. Un des projets de l’ONG est de surveiller les dépenses des partis : Ennahda, Nidaa Tounès, Front populaire, Ettalkatol, Afek Tounès et Al Jomhouri dans le cadre de la campagne législative dans les circonscriptions de Tunis 1, Tunis 2, Sfax 1, Sfax 2, Sousse et Gafsa. Les observateurs sur place font le repérage des dépenses et leurs deux analyses de données se chargent de les évaluer.

Quel est le plafond des dépenses ?

L’article 6 du décret n° 2011-1087 a fixé le plafond des dépenses électorales à trois fois le montant de la subvention au titre de l’aide publique au financement des campagnes électorales. Chaque candidat bénéficie d’une prime d’aide publique au financement de la campagne électorale à hauteur de 15 dinars pour chaque millier d’électeurs pendant le premier tour et 10 dinars pour chaque millier d’ électeurs pendant le second tour. Chaque candidat bénéficie donc approximativement de 75 000 dinars pour le premier tour et de 50 000 dinars pour le second, selon le projet de loi fixant le plafond des dépenses et le calcul effectué en fonction du nombre d’inscrits au fichier électoral. Le candidat qui obtient moins de 3% des suffrages exprimés au premier tour doit restituer le montant obtenu.

A la suite des élections de l’ANC de 2011, le rapport de la Cour des comptes a fait état de nombreux dépassements, les dépenses de plusieurs manifestations n’ayant pas été consignées, notamment par Ennahda et le parti du Forum démocratique pour le travail et les libertés.

Miser sur l’originalité

Le Courant démocrate (Attayar) est un exemple du petit parti innovant. L’équipe de communication bénévole a réussi à créer une identité visuelle marquante au cours de la campagne. Le logo du vélo et la couleur orange ont interpellé, bien que la démarche ne soit pas professionnelle.

Un médecin cardiologue a proposé l’idée du vélo lors du conseil national et il a été approuvé. Parce qu’un vélo ne fait qu’avancer sans marche arrière et qu’il faut de la force pour aller de l’avant”, explique Ayoub Ben Massaoud, attaché de presse du parti.

Lors de la campagne législative, l’équipe a acheté une quarantaine de vélos pour une opération com’. Les militants vêtus d’orange ont fait la tournée de Manouba et du Bardo à bicyclette, leurs prospectus à la main.

Au siège du parti de Mohamed Abbou, 25 rue de Marseille au centre de Tunis. Crédit : Salsabil Chellali

Notre communication lors de la campagne a bien marché, les Tunisiens étaient intrigués. Au début, ils pensaient qu’on faisait de la pub pour Orange mobile. Du coup, nous allons demander à changer le logo du parti qui est un voilier et le remplacer par le vélo, symbole de la campagne. La com’, c’est ce qui fait la différence”, certifie Ayoub.

Azza M’rabet, directrice marketing, confirme l’importance de ce type de démarche : “Les opérations de street merketing sont la meilleure chose à faire. C’est la proximité avec le consommateur qui compte, dans ce cas, l’électeur.

Afek Tounès a fait une excellente campagne en terme de communication avec une image jeune, sympathique et décalée. Ils m’ont rappelé le CPR en 2011. Je pense que la com’ a joué sur les résultats qu’ils ont obtenu”, juge Houssein Ben-Ameur, consultant en technologies de l’information. Le parti qui a réussi à faire élire trois députés en 2011 en a désormais huit à l’assemblée nationale constituante.

Des discours confus

Les deux partis rivaux : Ennahda et Nidaa, monopolisent l’attention et brouillent les pistes autour de leur image. « Le contraste est évident entre la campagne de 2011 et 2014. D’une stratégie très agressive et focalisée sur des questions essentiellement identitaires (arabo-musulmanes), Ennahda adopte une attitude plus timorée. Leurs candidats sont beaucoup plus présentables et leur discours se rapproche de celui des autres formations« , commente Larbi Chouikha.

Le parti islamiste, mis-à-mal, a tenté de se racheter une image. “Bien que 20 à 25% de l’électorat d’Ennahda ne soit pas soumis aux fluctuations politiques, beaucoup d’électeurs expriment un désaveux”, affirme Jérôme Heurtaux qui mène un projet de sociologie électorale depuis 2011.

« Se repositionner avec un discours plus ouvert est une tactique pour désorienter les acteurs politiques et une stratégie pour asphyxier le discours de Béji Caid Essebsi », poursuit-il.

Le parti avait décidé bien avant les législatives de ne pas reconduire certaines listes et de ne présenter aucun candidat à la présidentielle afin de soutenir “l’homme du consensus".

Béji Caid Essebsi marche sur les plates-bandes d’Ennahda avec un discours teinté de religieux. Il tente de réduire le clivage entre les partis sur la question religieuse, bien que son front avait pour vocation de contrer les islamistes.

"Nous sommes un peuple musulman et cette république sera musulmane", scande-t-il lors de son premier meeting à Monastir, le 2 novembre dernier. "Nidaa Tounès est un parti séculier et non laïc" , rappelle également Taieb Baccouche. Un message adressé à l’électorat religieux et aux médias, qui ont titré la “victoire des laics” sur le parti islamiste, à l’issue des législatives.

Destouriens, syndicalistes, rcdistes… les influences de Nidaa Tounès sont diverses. Pour rassembler autour de lui, Béji Caid Essebsi mise aussi sur le « consensus ». Le slogan “vive la Tunisie" a le mérite d’être clair et universel. Fabihaythou ( “en quelque sorte” – فبحيث ) est un tic de langage du candidat qui est chargé de sens pour les Tunisiens. Il a été utilisé sur les affiches de BCE sans aucune mention de son nom ou de son parti.

Larbi, communiquant chez Nidaa explique qu’il est important de construire une identité visuelle forte pour unir les différentes tendances qui coexistent sous “l’appel pour la Tunisie”.

Lors des législatives, les bureaux régionaux étaient sommés de suivre à la lettre tous les allocutions de Béji Caïd Essebsi. Ils pouvaient être prévenus par le service de communication d’une intervention à la dernière minute, pour qu’ils ne s’écartent pas du discours officiel du parti.

Tag réalisé place de Barcelone, prés de la gare de train de Tunis, emprunté par des milliers de voyageurs tous les jours. Crédit image : Mohamed Jalel Ghedira.
Le photomontage du tag à l’effigie de Béji Caid Essebsi, où il est remplacé par une momie.
Crédit image : Facebook

L’homme, qui fêtera ses 88 ans à la fin du mois de novembre, se place d’ores et déjà au dessus des partis. “L’image de Nidaa, c’est son chef. Béji Caïd Essebsi n’est jamais invité dans les débats, mais toujours en solo, comme une personnalité. Il se donne une aura de président et c’est délibéré”, commente Houssein Ben-Ameur.

Beaucoup se plaisent à rappeler la continuité de Béji Caïd Essebssi avec Bourguiba mais personne ne confronte l’homme sur son poste en tant que Ministère de l’intérieur à l’époque et sa position envers les Yousséfistes, sans compter son poste de président de la chambre des députés sous Ben Ali. L’homme présenté dans les médias est avant tout l’homme de l’après révolution.

Les médias dressent des portraits similaires aux biographies lissées de la communication. Ceci démontre, outre le manque de rigueur professionnelle chez les journalistes, que les politiques ont un contrôle de plus en plus aguerri de leur image.

Ainsi, Béji Caid Essebsi s’est donné un coup de jeune avec une opération com. Un portrait gigantesque tagué place Barcelone à Tunis rajeunit de vingt ans le candidat octogénaire. Le dessin et les traits adoucis rappellent les usages de photoshop et les retouches capillaires de l’ancien président Ben Ali. L’image de BCE pointant son doigt tout sourire vers le peuple n’est pas sans rappeler un certain Big Brother is watching you du roman de George Orwell.

Sur le web le tag a rapidement était détourné. En lieu et place du candidat se dressait une momie.

Une affiche du candidat Slim Riahi, président de foot le Club Africain. Crédit : Sana Sbouai.

Slim Riahi, lui, s’est offert l’écran publicitaire du Passage, où des milliers de Tunisiens prennent le métro chaque jour. Même la nuit, le portrait défile sur l’écran publicitaire. L’homme est passé du rouge de son parti à la couleur bleue dans ses affiches pour sa campagne montrant encore que c’est avant tout le chef et l’homme que l’on élit et non pas un programme ou un parti.

La seule candidate à la Présidence, la juge Kalthoum Kennou, surfe sur le monopole féminin puisqu’elle est la seule femme à se présenter. Elle a su habilement reprendre le slogan d’Obama “Yes we can”, en “Yes we Kannou”. Une image de femme sérieuse et attachée à la loi, dont elle se sert dans sa campagne mais qui ne semble pas séduire la majorité des électeurs qui lui reprochent un certain manque de présence politique et de compétence dans le domaine.

Affiche du candidat du Front populaire Hamma Hammami, avenue de Paris à Tunis. Crédit : Salsabil Chellali.

Hamma Hammami, président du Front populaire n’a pas échappé au portrait géant sur l’avenue Bourguiba, mais a plutôt marqué l’opinion publique lors de son intervention sur Nessma TV le 5 novembre 2014 et lors de son meeting au Palais des Sports d’El Menzah. Il est le seul à miser sur l’effet “couple présidentiel”, n’hésitant pas à mettre à ses côtés sa femme avocate et militante des droits de l’homme, Radhia Nasraoui.

Ahmed Nejib Chebbi mise désormais sur son expérience de trois ans à l’assemblée nationale plutôt que sur les affiches publicitaires. Son parti, à l’époque le PDP était l’un des mieux financés avec Ennahdha et avait beaucoup misé sur la publicité politique en terme d’affichage lors des législatives de 2011. Avec l’UPL, ils avaient même bravé l’interdit de la publicité politique en diffusant des spots sur Hannibal TV et Nessma TV. Malgré les efforts déployés, le PDP n’avait pas rencontré le succès escompté arrivant loin derrière les partis de la Troïka.

Un flyer du candidat Nejib Chebbi traîne parterre. Crédit : Sana Sbouai.

Mustapha Kamel Nabli finit par être la voix dissidente de cette campagne. Il est parmi les cinq candidats à se retirer de la course pour le Palais de Carthage. Il se justifie en pointant du doigt la recrudescence de la violence politique dans la campagne présidentielle et la présence “d’argent sale”. Reste à savoir si la décision est motivée par son éthique ou par pure stratégie politique.

Le meeting, faire du neuf avec du vieux

Même si les partis politiques mobilisent de nouvelles techniques de communication et se construisent une identité bien pensée, les grandes réunions populaires restent le moyen d’échange privilégié avec l’électorat.

On peut se demander à quoi sert un meeting alors que nous avons les médias de masse. Mais un meeting produit de l’effet et occupe l’espace. C’est un signe clair face aux adversaires et un mécanisme qui s’auto-entretient. Il est le mode d’évaluation privilégié de la réussite d’un parti”, explique Jérôme Heurtaux, professeur en sciences politiques.

La place devant le mausolée Bourguiba acceuille les militants de Nidaa Tounès, un lieu symbolique pour le lancement de la campagne présidentielle. Crédit : Salsabil Chellali.

Une esplanade noire de monde. Des drapeaux alignés à la perfection. Des chants patriotiques. Un héritage historique. Le premier meeting de Béji Caïd Essebsi à Monastir devant le mausolée de Bourguiba est emblématique en terme de communication.

Les militants patientent au rythme des chansons à la gloire de l’ancien Président, dans sa ville natale. Des photos en noir et blanc du héros national, Bourguiba, défilent sur les deux écrans géants, insérés à droite et à gauche du drapeau tunisien grand format utilisé en guise d’arrière-plan.

Le décor est étudié. Un groupe de jeunes arborant les mêmes couleurs s’aligne derrière le candidat. Vêtue de bleu marine, Béji Caïd Essebsi se détache de l’ensemble. Ses lunettes de soleil et sa gestuelle sont encore une fois, un clin d’oeil à Bourguiba, fond de commerce du parti.

Le culte du chef

Les vieilles méthodes de l’ancien régime sont encore au goût du jour et les deux grands rivaux n’hésitent pas à cultiver le culte du chef.

Les premiers portraits de Beji Caïd Essebssi la main sur le coeur rappellent ceux de Ben Ali, tandis que ceux visibles dans les tracts montrent l’homme les deux mains en avant comme s’il voulait prendre le peuple dans ses bras. Sur sa page Facebook, l’homme le point incarne l’Etat fort qu’il évoque dans ses discours.

Curieux hasard, le nombre 7, numéro de son positionnement sur le bulletin de vote, est attribué à BCE, alors qu’il était le chiffre fétiche de Ben Ali – emblème de son coup d’Etat comme le dit Vincent Geisser. D’autres ont péféré le transformer en 007 pour BCE (toujours dans les photos de la page officielle du candidat), ce qui fait de Béji Caïd Essebssi, le plus vieux James Bond au monde.

Culte du chef, emprunts de la propagande, les autres candidats ne sont pas en reste. Une récente visite de Moncef Marzouki chez des personnes défavorisées, filmée et diffusée, rappelle les visites ponctuelles de Ben Ali dans les régions les plus pauvres avec un public toujours présent pour l’accueillir.

Le président de la République a mis de côté l’originalité de ses débuts (refus du protocole, port du burnous et d’un chapeau de paille). Sous le burnous, l’homme porte un costume avec le drapeau tunisien en pin’s, drapeau tunisien qu’il brandit à tout va dans la plupart de ses interventions publiques. S’ensuit son discours axé sur l’identité nationale anti-Qatar et anti-retour du RCD.

Si le politique devient objet du marketing, il n’est pas à considérer de la même manière que n’importe quel produit commercial.

Le produit commercial peut être un mal nécessaire. Ce n’est pas le cas d’un parti politique, qui est du one shot ! C’est à dire, ça passe ou ça casse !”, explique Azza M’rabet. Par conséquent, les opérations de com’ s’adressent en priorité à un électorat hésitant, qu’il faut gagner à force de visibilité.

L’affichage doit être intelligent, ne pas passer inaperçu et interpeller. Ainsi l’agence de communication et marketing 3SG s’occupe de l’achat intelligent d’espaces commerciaux.

La cible n’a que trois secondes pour lire un panneau publicitaire. L’affiche n’est que le produit d’une stratégie globale. Le communiquant ou publicitaire dégage une problématique, les points forts de la marque, puis un insight qui lui permettent de mieux cerner le public ciblé.

Qu’est-ce qu’un insight ?

C’est l’énoncé d’un problème ou d’un dilemme rencontré par le consommateur, mais que le consommateur n’a pas vraiment identifié. L’insight est le point de départ qui justifie la démarche d’un publicitaire ou d’un communiquant. L’équipe en charge de la communication doit d’abord dégager une problématique et un insight. Lorsqu’il est formulé, il apparaît comme « une vérité lumineuse » et permet à la marque de se positionner de la meilleure des manières, en adaptant son offre par rapport aux attentes du consommateur.

Le travail de terrain est plus important que l’affichage, qui n’est qu’une image. Il faut descendre expliquer le programme. Je reste persuadée que le terrain, c’est la force. Évidemment, c’est plus délicat, car le parti politique doit être accepté dans tel ou tel quartier”, insiste Azza M’rabet.

La proximité avec les électeurs permet de renforcer les liens avec sa base, de se rapprocher des citoyens et surtout de toucher une population insensible à toute communication visuelle, digitale ou médiatique…

Même étudiée et pensée, la communication est sujette aux dérapages. Celle d’Ennahda a été aussi secouée quelques jours à peine après le lancement de la campagne législative. Leur vidéo de promotion s’est avérée être un plagiat de celle du parti islamiste turc : l’AKP (Parti pour la justice et le développement). La mosaïque d’individus qui couvraient la première page du programme se composait de photos détournées de leur usage initial sur le web.

Capture d’écran de la page de couverture du programme de Ennahda pour les législatives. Crédit : DR.

Béji Caïd Essebssi avait dit de Meherzia Laabidi “qu’elle n’était qu’une femme”, avant de se rattraper très vite. Malgré tout, les dérapages sont moins nombreux qu’en 2011 et les discours plus apaisés. Le leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi n’est apparu en public que rarement et dans l’interview accordée à Al Jazeera le 12 novembre, il déclare que le parti est “ ouvert à toute proposition pour participer au prochain gouvernement”.

La communication politique est en Tunisie un champ d’expérimentations. Lorsque les spécialistes manquent, des amateurs se chargent de la question. Les techniques utilisées ont pour but de convaincre de son produit. L’appellation a peu d’importance : marketing, propagande, communication, tant le but est de collecter le maximum de votes.

Les politiques fomentent des stratégies, dépenses des sommes colossales et y croient. Par un discours et une image flottante, ils se repositionnent dans le paysage politique. Pour convaincre ou duper l’électeur, le travail est de longue haleine, mais à force de travailler sur la forme, c’est le fond qui, peu à peu, est négligé.