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Emna, 31 ans, artiste-peintre indépendante, 1273 dinars par mois


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16 Octobre 2022 |
Emna vit de la vente de ses tableaux depuis presque 10 ans. Depuis son studio d’artiste à Tunis, qui est aussi son appartement, elle espère trouver des acheteur·ses pour vivre confortablement jusqu’à la fin de l’année. Éprise de peinture et fière de son indépendance, l’instabilité n’a jamais mis l’ombre d’un doute sur son choix de carrière.

Debout, penchée sur son tableau, dans le salon aménagé en atelier de son appartement à Tunis, Emna ajoute des touches de lumières sur sa peinture. C’est là qu’elle passe la plupart de ses journées, entourée de toiles à différentes étapes de travail, pendant que sa chatonne Olivia l’observe du rebord de la fenêtre. Pour cette commande, deux mains aux ongles pointues tiennent une bougie qui éclaire un fond noir. Dans le coin haut à droite, on peut voir le signe astrologique du poisson qui rappelle le titre de l’œuvre, “For pisces”. Ce tableau lui permettra de vivre pour les prochaines semaines.

Emna trouve de l’inspiration tout autour d’elle, des objets de décorations à ses expériences de vie. Elle est souvent son propre modèle dans ses tableaux d’art moderne. Fascinée par les contrastes, ses toiles sont noires et blanches ou aux couleurs vives. Pour son dernier projet, elle décide d’incorporer des céramiques tunisiennes oranges dans un univers de jeu vidéo des années 80. Son quotidien est tout aussi contrasté.

"Si je vends deux, trois toiles, cela me permet de vivre tranquillement pendant six mois”. 

Emna est indépendante. Elle vit principalement de la vente de ses tableaux, très aléatoire, mais qui lui donnent beaucoup de liberté : la jeune femme travaille seule et fixe elle-même ses horaires. Ces dernières semaines, elle trouve plus d’inspiration la nuit. Quand elle a un projet en cours, une commande ou qu’elle prépare une exposition, elle travaille minimum quatre heures par jour. Perfectionniste, progresser est son défi principal : “j'aime la précision, que ce soit bien fait. Je suis assez dure avec moi-même. Je passe beaucoup de temps à travailler et je donne beaucoup d'énergie”. 

Pour Emna, l'art est une affaire de famille. Avec son oncle dramaturge et son père poète, elle s’est toujours sentie encouragée dans sa passion pour la peinture : “ça aide beaucoup bien sûr à choisir sa vocation. Mais après il y a tout un effort à fournir pour arriver à faire ce qu'on aime”.

Forte de ce soutien, elle commence sa carrière d’artiste en 2012 en intégrant l'institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis. Elle obtient sa licence en arts plastiques en 2014 et commence immédiatement à exposer avec d’autres artistes. Elle débute en parallèle un master de recherche en sciences du patrimoine à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis. Sa première exposition en 2019 est fortement inspirée par le deuil de son père, décédé quelques années plutôt.

  Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :    

Depuis la mort de son père, Emna reçoit chaque mois un versement de l’État d’environ 420 dinars. C’est son seul revenu stable. Avec des rentrées d’argent imprévisibles, Emna tente de trouver un équilibre entre dépenser selon ses besoins et ses ressources aléatoires.  

Elle prépare ainsi des listes de matériel et de courses qui lui permettent de sélectionner à chaque rentrée d’argent sa prochaine grosse dépense. Le plus souvent, sa priorité est le matériel d’art, qu’elle pourra utiliser pour les six prochains mois. La liste est longue : des toiles, une bombe de vernis fixateur, des pastels, des pinceaux, de la peinture… Emna voit ces achats comme un investissement pour ses futurs projets, car les fournitures coûtent chères, et chaque instrument a une utilisation spécifique. Un petit pinceau très fin pour travailler les détails, quatre dinars. Un paquet de trois crayons sanguines, 13 dinars. Une vingtaine de toiles de différentes tailles, 2070 dinars. Ces prix influencent son art et l’aspect de ses tableaux. “Je travaille avec de l'acrylique. La peinture à l'huile coûte très cher. Mais il y a aussi des avantages à la peinture acrylique. Ça sèche très vite et ça se mélange rapidement”. 

Emna a par ailleurs tendance à dépenser facilement. Que ce soit du matériel, une plante ou un sac déniché dans une friperie, elle suit ses envies si son compte en banque le lui permet : “je suis très dépensière !”, reconnaît-elle en riant.   

Mais elle veille toujours à garder une quarantaine de dinars pour les soins et la nourriture d’Olivia, sa chatonne rousse de six mois qui la remercie à sa façon : “Elle me mordille parfois mais la journée, elle est calme”, raconte Emna.

Cette année, la jeune femme s’est permis un voyage en Turquie qui lui a coûté plus de 2000 dinars. Emna espère vendre plusieurs toiles prochainement afin de partir à l’étranger en février prochain. 

Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

Les prix des tableaux d’Emna ne sont pas fixes. L’artiste-peintre applique une variété de critères pour fixer les montants, comme le format, le sujet, le lieu de vente et le type d’acheteur·se. Lors d’une exposition par exemple, ses peintures coûtent plus chers pour combler la commission que prend la galerie.

“On fait le calcul, parce qu’il y a aussi un pourcentage, c'est toujours 30%”, détaille-t-elle. 

Quand un·e proche achète une toile non exposée, elle applique une réduction qu’elle appelle un “prix d’atelier”, une remise plus ou moins importante. “ça peut même aller jusqu'à la moitié, si c'est une pote qui achète souvent les toiles”.  

Grâce à sa popularité croissante et son expérience, les prix augmentent aussi dans le temps. Au fur et à mesure qu’elle améliore sa technique et s’affirme dans son style, son nom est de plus en plus familier aux oreilles des connaisseur·ses d’art. 

"Il y a quatre ans je ne vendais pas à ces prix-là. Je vendais un peu plus bas, parce que les gens ne me connaissaient pas assez. Plus on travaille, plus on expose et on affiche nos œuvres, donc c'est tout à fait légitime qu'on augmente aussi le prix de nos peintures”, estime-t-elle.   

Cette année, Emna a vendu cinq toiles, dont trois à des proches pour un prix allant de 900 à 2000 dinars et un tableau acheté par la commission d’achat du ministère de la Culture, pour lequel elle recevra son salaire après février 2023. 

Zone grise

Emna ne peut pas toujours compter sur la vente d’une peinture pour vivre. Quand la commission pour l’achat des œuvres du ministère de la Culture achète ses peintures, Emna doit attendre un minimum de sept mois avant d’être rémunérée : “c'est toujours comme ça et je ne sais pas pourquoi les artistes ne font pas bouger les choses.”

C’est la troisième fois qu’Emna leur vend un tableau, et à chaque fois, elle a dû attendre un délai de plusieurs mois pour être payée. L'artiste doit s‘organiser autour de ces rentrées d’argent tardives, mais n’y arrive pas toujours : “Ce n’est pas évident. Il y a des moments où on n'a pas d'argent, on galère un peu”.

Occasionnellement, elle demande une aide financière à sa sœur. Cette année, elle lui a emprunté 750 dinars, pour les périodes difficiles.  

"En cas de besoin, je peux toujours compter sur ma famille, pour me dépanner mais il faut lutter pour son indépendance. Parfois on a besoin d'aide. Mais ça m'arrive rarement"

La crise économique en Tunisie ajoute une zone d’ombre à sa vie d’artiste. Ses ventes n’ont pas encore été affectées mais la jeune femme reste inquiète. Emna tente de s’abandonner dans son travail pour se distraire : “pour l’instant ça n’a pas affecté la vente de mes peintures, mais le futur est incertain. Mais je n'y pense pas trop franchement, j'essaie de rester positive, ça permet d'avancer aussi, de rester focalisée sur le bon côté des choses mais c'est vrai que ça fait peur”.

Futur

En plus de son travail, Emna mène en parallèle un mémoire de recherche dans le cadre de son master en sciences du patrimoine à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, un projet qui l’aide à se sentir stimulée intellectuellement. Elle envisage même de continuer vers un doctorat de recherche.

Côté art, elle aimerait exposer ses peintures dans un musée “un musée tunisien”, précise-t-elle.

“Le rêve ultime pour moi serait d'avoir un grand atelier d'artiste. Vraiment, un lieu de travail. Et d'exposer un peu partout dans le monde”.

Parfois, elle songe à s’installer ailleurs qu’en Tunisie. Sans envie pressante de partir, elle est ouverte à l’idée de découvrir de nouveaux horizons : “c’est envisageable de vivre dans un autre pays. Je ne sais pas pour demain.”