Les négociations avec le FMI : qui paiera la facture de l'austérité ?

Jusqu'à récemment, les Tunisien·nes ne prêtaient pas beaucoup d'attention aux discussions avec le Fonds monétaire international. Cependant, les répercussions des négociations pour un nouveau prêt ont commencé à se faire sentir lorsque le pouvoir d'achat a baissé de manière significative, en plus des campagnes de la société civile critiquant la dépendance vis-à-vis du FMI. Que signifie donc la sollicitation d’un prêt auprès du FMI ? Et quelles en sont les répercussions directes sur la vie des citoyens tunisiens ?
Par | 08 Février 2023 | reading-duration 15 minutes

Disponible en arabe
Après 2011, les gouvernements en Tunisie ont dû faire face à des déficits budgétaires. Pour les combler, ils ont demandé un nouveau prêt du FMI, à partir de 2012 et après une absence de près de 20 ans. Cela s’est produit dans un contexte de recul des indicateurs économiques et de contraction de la croissance du PIB de cinq points en deux ans, atteignant - 2% en 2011.  

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Poursuite des mêmes politiques inefficaces 

Depuis 2012, le FMI insiste pour contrôler la masse salariale du secteur public pour réduire le déficit budgétaire, et préconise également la réduction des subventions et la privatisation des entreprises publiques. Cependant, cela peut porter préjudice aux populations les plus démunies, aux fonctionnaires et aux classes moyennes.

La privatisation des entreprises publiques pourrait également entraîner une augmentation des tarifs de services tels que le transport, l’électricité et le gaz, pour lesquels la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG) prévoit une majoration des tarifs de 30% et 15%, respectivement.  

En ce qui concerne l’austérité budgétaire, la position du FMI est claire quant à la nécessité d’adopter une politique basée sur l’élargissement de l’assiette fiscale et sur les exemptions fiscales au profit des entreprises, car elles pourront générer des revenus fiscaux plus importants et inciter l’intégration des travailleur·ses du secteur parallèle dans le secteur formel.  

Le Fonds monétaire international souhaite simplifier et assouplir les règlements sur les changes ainsi que libéraliser les mouvements de capitaux. Cependant, d’autres pays tels que le Chili et l’Argentine ont montré les effets négatifs d’une telle politique, y compris la fuite de capitaux nationaux et la dépréciation de la monnaie. Malgré cela, le Fonds insiste sur la nécessité de faciliter le libre-échange et la libre circulation des capitaux en enlevant les restrictions gouvernementales.  

Sous le joug du Fonds 

Il ressort des propositions du FMI et des politiques adoptées par les gouvernements successifs depuis 2013 que, bien que certains gouvernements aient parfois ignoré les exigences du FMI en raison de l'opposition de certains groupes sociaux, tels que la centrale syndicale et d'autres organisations - notamment en raison de la dégradation de leur relation avec le gouvernement de Kaïs Saïd - les gouvernements en question ont fini par se conformer aux exigences du Fonds. 

Suite à la confirmation de la mainmise du Fonds, le professeur de philosophie Ernst Wolff, auteur de “Puissance mondiale FMI - Chronique d’un pillage”, qui examine les liens entre l’économie et la politique, déclare : “Prétendre que la feuille de route stratégique pour la réduction de la pauvreté est élaborée par le gouvernement du pays concerné et que le rôle du Fonds se limite dans ce cadre à sa revue pour décider de son approbation ou de son rejet est délibérément trompeur. Il ne fait aucun doute qu’au cours des dernières décennies, la majorité des pays pauvres ont acquis une grande expérience quant à la façon de traiter avec le FMI et que leurs gouvernements - qui sont dans la plupart des cas corrompus - ont pu facilement, abonder hypocritement dans le même sens que le Fonds en lui soumettant des documents stratégiques conformes à ses propres attentes”. 

Le gouvernement actuel dirigé par Najla Bouden insiste, de son côté, sur le fait que la recette adoptée aujourd'hui en Tunisie est une recette tuniso-tunisienne et que le Fonds n'a pas à s’ingérer dans sa formulation, alors que dans les faits, c’est tout le contraire. La soumission au Fonds apparaît d’ailleurs clairement à travers la traduction de ses politiques dans les lois de finances qui se sont succédées depuis 2014 avec la réduction du taux de l'impôt sur les sociétés de 30% à 25% décidée par la loi de finances pour l’année 2014 ; une décision qui va dans le sens des orientations du FMI qui y voit une mesure susceptible de promouvoir la création d'emplois et d’augmenter les recettes fiscales de l'Etat. 

Ce même taux a été revu à la baisse de 25% à 15% en vertu de la loi de finances pour l'année 2021, suivant les recommandations du Fonds qui considère que la réduction du taux de l'impôt sur les sociétés conduit dans la pratique à une augmentation des recettes fiscales. Cependant, les chiffres montrent le contraire, et mettent en évidence une chute continue des recettes provenant de l'impôt sur les sociétés depuis 2015, avec une baisse de 40% environ entre 2015 et 2016. En effet, alors que l'Etat avait drainé 3,4 milliards de dinars au titre de l’impôt sur les sociétés en 2013, soit avant la réduction du taux de l’IS, ce même montant n’a été que 2,6 milliards de dinars en moyenne sur la période 2015-2019. 

Aussi, la soumission du gouvernement aux recommandations du Fonds de manière ouverte et officielle, notamment en ce qui concerne la réduction de la masse salariale dans le secteur public, s’est illustrée en 2016 à travers le gel des recrutements dans la fonction publique à partir de cette année, à quelques exceptions près dans certains ministères tels que ceux de l'Intérieur et de la Défense. 

Le gouvernement applique les instructions du Fonds  

Pour maximiser ses chances de conclure un accord avec le Fonds, le gouvernement adopte ses recommandations en totalité. Cela inclut la suppression des subventions alimentaires, par exemple la libéralisation du prix des tomates, ainsi que des retards dans le paiement des subventions destinées aux usines de conditionnement de lait. Le gouvernement s’oriente actuellement vers la levée totale des subventions sur les hydrocarbures d'ici fin 2023. Il a également annoncé le démarrage de l'ajustement périodique des tarifs de l'électricité et du gaz pour atteindre la vérité des prix à la fin de 2026. 

L’Etat, qui depuis trois décennies a subventionné divers produits et services, notamment les produits alimentaires de base, l’énergie, et le transport, a entamé une suppression progressive des subventions énergétiques depuis 2021. Cela se traduit par une augmentation régulière des prix des carburants, comme en témoigne la hausse du prix du litre d’essence sans plomb de 1.955 à 2.525 millimes entre février 2021 et novembre 2022. 

Dans son rapport sur la loi de finances pour l’année 2023-2025, le ministère des Finances indique que les estimations des dépenses de compensation pour la période 2023-2025 dépendent de l’ampleur des progrès réalisés dans la mise en œuvre du programme de réforme et l’adoption du nouveau système de compensation. 

Selon ce même rapport, "il est prévu que la part des dépenses de compensation dans le totale des dépenses budgétaires revienne à 5,7%, soit 1,7% du PIB, à la fin de 2025, contre 16,4% et 5,4%, respectivement, estimés pour l’année 2023".

Le gouvernement de Najla Bouden tente actuellement d’obtenir un prêt du Fonds, qu'il a précédemment refusé d’approuver. Ils veulent d’abord s’assurer que toutes les recommandations préconisées soient mises en œuvre avant. Cela signifie que le budget de 2023 sera une mise en application de ces recommandations.  

D'autre part, le gouvernement, qui insiste sur l’amplification du coût des subventions qui pèse de plus en plus lourd sur le budget semble faire fi d’un facteur important qui consiste en l'imposition en même temps d'une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) à un taux atteignant 13% sur le carburant et l'électricité et qui vient s’ajouter au droit de consommation appliqué sur ces produits. Ainsi, alors que le gouvernement prétend consacrer une partie du budget pour subventionner les hydrocarbures, il s'avère qu'il réalise un excédent de leur vente.

Le Fonds présente toujours la taxe à la consommation comme une taxe commode et facile à recouvrir. En même temps, il y a eu un grand changement au niveau de la structure des recettes fiscales au cours de la dernière décennie, avec une tendance continue à exercer une plus grande pression fiscale sur les personnes physiques en les soumettant à davantage d’impôts tels que la TVA ou le droit de consommation et l'impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP). 

Le professeur d'économie australien John Quiggin a lancé le nom de “ économie zombie” sur les idées économiques qui se maintiennent malgré les contradictions qu'elles comportent et les nombreux échecs expérimentaux auxquels elles ont conduit. L'austérité est à ce titre l'une des idées de l'économie zombie qui a prouvé son échec à maintes reprises mais continue tout de même à être appliquée comme recette de nos jours. 

La loi de finances pour 2023 reflète également l’application d’une politique d’austérité, avec une augmentation prévue des recettes fiscales à 87% du total des revenus de l’Etat. Dans le contexte mondial actuel et eu égard à la vision du FMI, il semble que le concept de l’austérité est appelée à perdurer et ce, en dépit de l'idée intuitive avancée par l'économiste américain Mark Blyth qui soutient que "une dette additionnelle ne constitue en rien un remède contre l’endettement" et qui repose sur le fait que ce sont les pauvres que les pauvres endossent les erreurs des plus riches.

Le Fonds puise sa force dans l'imposition de ses règles dans le fait qu'il représente le "prêteur en dernier ressort" ; ce qui fait que, sauf cas particulier, les gouvernements des pays en crise n'ont d'autre choix que d'accepter la solution préconisée par le Fonds et de se plier à ses conditions quitte à être pris dans l’étau de l’endettement. 

L'histoire a montré que faire appel au Fonds peut entraîner les pays concernés dans un cycle de dette toujours plus grand. La Tunisie a - comme des dizaines d’autres pays avant elle – fait face à cette situation en ayant eu recours à un premier prêt suivi par un deuxième puis un troisième, et se retrouve actuellement en négociation d’un quatrième prêt.

Ce recours incessant au financement du Fonds intervient alors que les gouvernements successifs ont toujours fait preuve d’une totale soumission au FMI en initiant la mise en œuvre de ses programmes et en exposant, par là même, la vie des Tunisien·nes les plus vulnérables à la privation de soins sanitaires efficaces, d'un système éducatif approprié et d'un niveau de salaire qui préserve la dignité humaine. 

Les redondances et les similitudes des axes de réforme dictés par le FMI aux pays emprunteurs mettent en lumière la nature idéologique de ses politiques et discréditent en même temps le discours prédominant selon lequel le FMI étudie les pays au cas par cas pour prescrire une recette adaptée à la situation de chacun d’entre eux.

Le rapport “Une décennie d’austérité” de l’organisation Al Bawsala montre que le Fonds n’envisage pas les intérêts des pays dans l’attribution de prêts. En effet, les prêts accordés à des conditions standardisées ne peuvent pas résoudre les différentes crises nationales ni atténuer leurs conséquences économiques sur ces pays. Pour la Tunisie, il y a une hausse continue du service de la dette, une dévaluation de la monnaie, ainsi qu'un taux de chômage et de pauvreté élevé et une faible croissance économique. 

En avril 1978, les statuts du Fonds ont été complétés via l’introduction de trois volets majeurs, à savoir “l'assistance financière”, “l'assistance technique” et la “surveillance”. L’assistance financière qui est devenue la nouvelle mission-clé du FMI consiste en l'octroi de prêts aux pays traversant une crise économique ou en la médiation du Fonds à leur profit auprès d’autres bailleurs de fonds.

S'agissant de l'assistance technique, il est clair aujourd'hui et au vu de la longueur des négociations de la Tunisie avec le FMI, par exemple, que le FMI s’octroie le droit de décider des options et orientations économiques de l'Etat qui incluent, entre autres, les décisions liées à la Banque Centrale qui vont de l’imposition de la promulgation d’une loi consacrant son indépendance vis-à-vis du gouvernement à l’imposition de la politique monétaire à adopter.

Cependant, le principal amendement introduit au niveau des statuts du FMI depuis 1978 est relatif à l'exercice d'une mission de surveillance sur les pays. Si le Fonds avait jusque-là limité ses interventions à la surveillance des mesures ayant trait aux évolutions macroéconomiques, telles que la réduction de la masse monétaire en circulation, la lutte contre l'inflation et la maîtrise du budget public et de l’endettement de l'Etat, il s'est par la suite arrogé le droit de surveiller le niveau de bonne gouvernance et la mesure dans laquelle ses conditions économiques sont mises en œuvre se permettant, ainsi, une ingérence criarde violant la souveraineté des Etats concernés.

A titre d’exemple, on relève que depuis 2012, le Fonds a constamment centré les recommandations prodiguées aux différents gouvernements tunisiens sur la nécessité de réduire la masse salariale dans le secteur public, avec pour seul indicateur plaidant pour ces coupes, la part de la masse salariale dans le PIB. Cette recommandation a effectivement été appliquée depuis 2016 avec la décision du gouvernement tunisien de geler les recrutements dans la fonction publique, à l'exception de certaines administrations comme le ministère de l'Intérieur et ce, outre la promulgation de nouvelles lois visant à encourager le départ à la retraite anticipée. 

Un diagnostic trompeur 

Kais Attia, auteur du rapport "Une décennie d'austérité" de l'Organisation Al Bawsala, affirme que l'analyse du FMI concernant la masse salariale en Tunisie est erronée. Il fonde son jugement sur deux points : le premier est que l'évaluation du Fonds est basée sur la croissance du PIB qui augmente grâce à deux facteurs, à savoir une hausse anormale de la masse salariale et le second est que l'économie est incapable de croître pour faire face à l'augmentation naturelle de la charge salariale dans le secteur public.

L'auteur souligne que même s’il y a un consensus autour du fait que l’économie tunisienne souffre d’une stagnation continue depuis une décennie, le Fonds a choisi de privilégier les coupes budgétaires pour assurer un rééquilibrage des finances publiques plutôt que de donner la priorité aux politiques publiques visant à stimuler la croissance économique.

Au vu de ce qui précède, il est clair que le gel des recrutements ne conduira nullement à une diminution du ratio de la masse salariale rapportée au PIB compte tenu de la poursuite de la hausse naturelle des salaires face à la stagnation du PIB, ce qui fait que cette recommandation est appelée à refaire surface à chaque nouvelle négociation avec le Fonds.

Au-delà du diagnostic biaisé concernant la masse salariale, le Fonds ne s’est jamais posé la question de savoir si la Tunisie emploie effectivement un nombre élevé de fonctionnaires surtout au regard du manque alarmant d’effectifs dans les secteurs de la santé et de l'éducation, par exemple.

En comparant, la Tunisie a 56 fonctionnaires pour 1 000 habitants, alors que dans certains pays d'Europe de l'Ouest, ce nombre est plus élevé, atteignant 143 pour le Danemark, 112 pour la Finlande et 160 pour la Norvège. Même dans d'autres pays à économie libérale comme les États-Unis et le Royaume-Uni, il y a 80 et 70 fonctionnaires pour 1 000 habitants respectivement.

En outre, cette approche ne tient compte ni de l’effet de la réduction des effectifs sur les services publics essentiels ni d’un autre aspect tout aussi important lié à la garantie de l’efficacité de ces fonctionnaires dans l’acquittement de leurs tâches de manière à garantir que les entreprises publiques qui les emploient soient bénéficiaires d’autant plus qu’on constate une accumulation des déficits réalisés par ces entreprises d’une année à l’autre. Cela sans oublier le rôle joué par la fonction publique dans la réduction du chômage et dans l’emploi d'un plus grand nombre de citoyens susceptibles de booster la consommation et de contribuer efficacement à la relance économique. 

Alors que le FMI se présente comme une bouée de sauvetage pour les pays en faillite et en crise et que le gouvernement actuel y voit, tout comme ses prédécesseurs, le dernier recours pour éviter une faillite certaine, les chiffres et les expériences comparées montrent qu’il est loin d’être la meilleure solution.

En effet, l’adoption d’une politique d'austérité implique une augmentation de la pression fiscale sur les citoyens en contrepartie d’un allègement de cette pression sur les entreprises via la réduction du taux de l’IS sous prétexte de collecter plus de recettes ; ce qui ne peut engendrer qu’un creusement des inégalités sociales. Cela est d’ailleurs clairement palpable à travers la répartition du revenu national dont la classe à haut revenu qui représente 10% seulement de la population globale accapare 42% contre 41,1% pour la classe moyenne qui représente 40% de la population totale et 16,6% pour la classe à revenu faible estimée à 50% de la population, selon les données de l'Institut national de la statistique (INS) 

Il va de soi que ces disparités sont appelées à se creuser davantage compte tenu du trend haussier du taux d'inflation et du gel des salaires, outre l'absence de tout indice d'une éventuelle amélioration de la conjoncture économique, mais plutôt une tendance à imposer davantage de mesures d'austérité et à augmenter les tarifs des services vitaux tels que la fourniture d'énergie.