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Marwa, 32 ans, jeune juge, 3500 dinars par mois


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11 Décembre 2022 |
Marwa* a toujours rêvé de faire changer les choses. Dès ses débuts à la faculté de Droit, elle développe une passion pour le droit administratif et aspire à avoir un impact positif sur la vie des gens, parfois lésés par l’administration. Mais au quotidien, elle se sent débordée, entre son travail au tribunal de Mahdia* et ses retours fréquents à Tunis.
À la fin de la semaine, Marwa est épuisée. À chaque fois, elle se demande si elle aura la force de rentrer à Tunis pour le week-end. Généralement, l’envie de voir sa famille et ses ami·es l’encourage à prendre la route.

Du lundi au vendredi, Marwa est à Mahdia. Elle enchaine les délibérations avec ses collègues puis s’attaque à la pile de dossiers qui l’attend sur son bureau. Peu importe le temps que cela lui prendra, elle doit les traiter, même si cela implique de finir tard le soir.

Délibérations, séances d’audition, résumé des dossiers, préparation de rapports, projets de jugements, contentieux d’urgence… Les semaines s’écoulent et se ressemblent, avec une quantité insoutenable de travail.

Étudiante, Marwa était réputée pour son sérieux. Grâce à ses bons résultats, elle réussit le concours de l’École Nationale de l’Administration (ENA). Après une rapide expérience au sein de la société civile, Marwa retrouve finalement le chemin de la magistrature et réussit à intégrer le Tribunal Administratif.

“J’ai beaucoup travaillé au sein de la société civile, en tant qu’observatrice, mais j’ai fait ensuite ce choix [ndlr : de la justice administrative] car cela me passionnait. L'administration touche à tous les aspects de la vie des citoyens, dès leur naissance jusqu'à leur mort. Cela me fascinait”.

Mais les débuts sont difficiles. ” Chaotiques”, précise-t-elle. Affectée à la Chambre de Première Instance de Mahdia*, Marwa mesure à quel point sa formation - aussi solide qu’elle a pu être - est insuffisante pour comprendre la réalité du métier au quotidien. L’aspect théorique, étudié à la faculté de droit et à l’ENA, peine à s’appliquer à la pratique et aux dossiers concrets qu’elle doit juger et qui concernent “de vraies personnes”.

“Tu as la vie des gens devant toi dans ces rapports et ces délibérations. J’ai senti que c’était un poids énorme. Au début, je faisais même des cauchemars la nuit avec les dossiers que j’examinais durant la journée”, raconte la jeune juge.

Ses collègues la rassurent et lui assurent qu’elle apprendra sur le tas. “ On me l’a dit : ça vient avec la pratique”, poursuit-elle.

D’autres craintes l’angoissent au quotidien. Marwa a peur de ne pas être capable d’écrire en arabe littéraire et de ne pas être à la hauteur des standards requis par le tribunal. Elle doit aussi rapidement apprendre à être multitâche vu la quantité et la complexité des dossiers. Marwa ressent énormément de stress et sent qu’elle n’a pas droit à l’erreur. “Je faisais très attention, parce que c’était nouveau pour moi, et j’avais la vie des gens entre les mains.”

Peu à peu, Marwa s’adapte et maitrise de mieux en mieux les différentes tâches qui lui incombent. Néanmoins, son rythme de vie devient de plus en plus lourd. Depuis son affectation, Marwa essaye de jongler entre deux pieds à terre, un à Tunis, l’autre à Mahdia. À Mahdia, son travail l’accapare toute la semaine ; à Tunis, le week-end, elle retrouve ses proches et essaie de maintenir sa vie sociale.

“Honnêtement je suis fatiguée”, reconnaît Marwa. “Du coup, j’ai pris la décision récemment de ne plus rentrer tous les weekends. Je ne rentre plus aussi souvent, et ma voiture n’est plus capable de prendre la route aussi fréquemment. Entretenir deux vies, c’est difficile financièrement et physiquement.”

Entre ses longues journées - voire soirées - de travail et les fins de semaine où elle essaye de se reconnecter avec sa famille et ses ami·es, Marwa passe la majeur partie de son temps sur la route et n’arrive pas à concilier tous les aspects de sa vie. “Je n’ai pas autant de temps pour moi, mais j’essaye de faire de mon mieux pour être avec ma famille et mes ami·es, et faire des activités qui me font plaisir. Tunis, c’est les gens que j’aime, mais j’essaye aussi de me reposer”, confie-t-elle.

Avec ce rythme, les va-et-vient entre Tunis et Mahdia, les dépenses pour deux logements, l’argent qu’elle consacre à sa famille, et les imprévus qui deviennent de plus en plus fréquents, Marwa dépense tout son salaire et n’arrive pas à faire d’économies, malgré un revenu considéré comme avantageux pour une personne célibataire.

Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles

Pour mener une vie à Mahdia et une vie à Tunis, Marwa s’est retrouvée à louer un logement dans les deux villes, ce qui représente une charge fixe conséquente tous les mois. En effet, au delà du loyer, elle doit entretenir deux foyers avec différentes factures et dépenses hebdomadaires.

Dans les deux villes, Marwa fait ses propres courses, essentiellement les produits ménagers et quelques achats du marché municipal ou du plus proche magasin si jamais elle a le temps de cuisiner. Mais généralement, la jeune femme mange à l’extérieur, faute de temps et d’énergie.

Marwa consacre aussi un budget, mais d’une manière un peu aléatoire, à l’entretien de sa voiture. Son véhicule lui permet de faire ces allers-retours entre Tunis et Mahdia, un trajet qui devient de plus en plus coûteux. Entre le prix du carburant qui ne cesse de grimper et les réparations de sa voiture qui n’est plus toute neuve, Marwa angoisse constamment. Un volant bloqué, une batterie à changer, des pneus à entretenir...

Ces dépenses imprévues impactent fortement son budget. Mais malgré ses contraintes, elle arrive à dégager du temps et une certaine somme pour ses loisirs, en général des sorties entre ami·es pendant le week-end.

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuels

Au-delà de son quotidien, Marwa accorde une grande importance au bien-être de ses parents et de ses proches, pour lesquel·les elle débourse près de 1000 dinars par mois. En effet, avec des parents sans revenus fixes et ayant quelques problèmes de santé, elle dépense une grande partie de son salaire pour leur garantir un bon niveau de vie et notamment combler les besoins de suivi médical de sa mère.

Outre ses parents, Marwa aide aussi une de ses proches qui a un faible revenu et un enfant à charge. Elle contribue ainsi à la scolarité de ce dernier.

“Actuellement, je ne peux pas penser à un crédit pour acheter une nouvelle voiture par exemple. Avec mon engagement auprès de ma famille, je ne peux pas prévoir dans mon budget des mensualités pour un crédit”, explique d’elle.

Zone grise

Plus jeune, Marwa attendait avec impatience son indépendance financière. Elle s’imaginait pouvoir vivre une bonne vie, par ses propres moyens. Mais les besoins grandissants de sa famille et le choix qu’elle a fait d’avoir deux foyers dans deux villes différentes, font qu’elle n’arrive pas à bien gérer ses finances.

Cette situation la pousse parfois à questionner son choix de carrière. Sa famille l’a toujours soutenu dans son parcours mais l’a aussi encouragé à envisager une carrière à l’international et à explorer d’autres opportunités. Avec son profil et sa capacité à donner le meilleur d’elle-même, la plupart de ses proches l’imaginent mieux payée et avec moins de responsabilité sur ses épaules.

“Je ne le cache pas, mon travail représente une forme de stabilité. Tu te sens protégée quand tu as ce statut, tu représentes un pouvoir, et on te respecte beaucoup. Mais c’est une arme à double tranchant. C’est une grande responsabilité, et je sens ce poids au quotidien”, décrit-elle.

Avec son rythme de travail et quelques soucis de santé, Marwa n’a pas pu prendre de vraies vacances depuis un moment, mais elle espère pouvoir y remédier dans un futur proche.

“Avec toutes les charges fixes et l’aide que j’apporte, avec plaisir, à ma famille, je n’ai pas la possibilité de prendre des vacances et de voyager par exemple. Un voyage me coûterait 3000 ou 4000 dinars, et je n’ai clairement pas ce budget en ce moment.”

Outre la question budgétaire, Marwa a l’impression que sa carrière et l’image que véhicule sa profession ont un impact sur ses relations sociales. Depuis qu’elle est devenue juge, Marwa avoue qu’elle a ressenti un changement dans le comportement de certaines connaissances. “Il y a beaucoup de retenue et les gens ne sont plus aussi à l’aise qu’avant devant moi. D’autre part, il y a ceux qui n’arrêtent pas de m’appeler Madame la Juge avec humour, et cela crée de la distance entre nous”, explique-t-elle.

Futur

Malgré ces contraintes, Marwa se considère privilégiée. Elle a pu accéder à un statut respectable en faisant un métier qui la passionnait depuis longtemps, même si le quotidien est difficile. Elle espère pouvoir - dans quelques années - s’approcher géographiquement de sa famille et ses ami·es si sa demande de transfert professionnel est finalement acceptée. Ce changement lui permettrait de ralentir son rythme et rationaliser ses dépenses.

“Je suis très fière de pouvoir donner autant à ma famille et de les dépanner quand il faut. Je suis contente de pouvoir les soutenir et d’avoir un travail stable qui me permet de le faire, par opposition à la situation précaire de mes parents.”

Elle est aussi confiante que la situation de ses parents va bientôt s’améliorer et ils pourront avoir une forme de stabilité suite au déblocage d’un héritage. Ceci permettra à Marwa de mieux se concentrer sur ses besoins tout en répondant ponctuellement à quelques demandes de ses parents, sans que ça représente une grande pression tous les mois. “Je suis optimiste. 2023 sera une bonne année, je le sens”, conclut Marwa.