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Manel, 33 ans, enseignante au secondaire, 1620 DT par mois, une vie à double sens


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07 Mai 2022 |
Entre son travail de professeure de français dans un établissement public et son désir de changer radicalement de vie, Manel mène deux vies différentes, en raison du rythme de travail de son mari. 

Manel ouvre la leçon par un exercice sur les conjonctions logiques dans le texte français d'Al-Hajjaj. Elle invite les élèves à discuter de l'importance de l'utilisation de ces conjonctions pour améliorer le style d'écriture et montrer que le style du texte est tout aussi important que le sujet traité.

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Au son de la cloche, la jeune enseignante quitte la salle du lycée situé dans l'un des quartiers populaires de l'ouest de la capitale. Dans son discours, Manel décrit le fossé qui sépare son métier d'enseignante de la vie à laquelle elle aspire. Elle tente de trouver un juste milieu entre l'importance de sa profession et les conditions de travail des professeur·es de secondaire, dont les répercussions affectent inévitablement leur style de vie.  

Originaire de la ville de Gafsa, Manel a obtenu une licence en langue française à l'Université de Manouba en 2010, et a réussi la même année le concours de recrutement dans l'enseignement public. Elle a ensuite travaillé pendant 11 ans en tant que professeure de français dans cinq établissements publics différents dans les gouvernorats de Gafsa, Mahdia et Tunis. Durant cette période, elle a obtenu son master en français.  

“Faire des études en langue française n’était pas mon premier choix. Mes parents sont professeurs de français, mon père était également inspecteur. Le métier d’enseignant était l’option la plus facile à l’époque.” 

En plus de son travail d'enseignante dans la ville de Gafsa, la jeune femme préparait sa thèse de doctorat en didactique. Cependant, il y a six ans, lorsqu'elle a épousé un ingénieur pétrolier qui travaille dans une société d'exploration et d'extraction pétrolière en Tunisie, avec des horaires de travail intenses, sa vie a considérablement changé.

"Chaque mois, il divise en deux ses horaires de travail", explique Manel. Il passe la moitié du mois à la station d'extraction de pétrole, et l'autre moitié à l'administration de l'entreprise dans la capitale. Manel mène donc une double vie en fonction des horaires de travail de son mari. Le mois est divisé en deux vies distinctes avec des programmes et des activités différents, surtout depuis la naissance de sa petite fille âgée de 3 ans. 

"Mon train de vie, mes dépenses et mes périodes de repos changent toutes les deux semaines. Cela varie selon que mon mari est avec moi ou non." Le couple vit dans la banlieue nord de Tunis. Manal s'occupe des dépenses du ménage, à savoir la nourriture, le nettoyage et les vêtements, tandis que le mari s'occupe du loyer de la maison, des factures d'électricité, d'eau et d'Internet. La famille consacre une part importante du salaire du mari à l'épargne. 

Théoriquement, depuis deux ans, Manel reçoit une fois par an une prime de rentrée scolaire, en fonction d'un pourcentage allant progressivement jusqu'à la valeur de son salaire mensuel. "Mais le ministère de l'éducation n'a pas respecté l'accord en ce qui concerne le montant de la prime, par exemple, la prime de l'année dernière n'a pas dépassé 80% de mon salaire." raconte l'enseignante sur un ton sarcastique. 

La famille consacre une fois par mois 500 dinars aux courses, qui couvrent leurs besoins de base : nourriture, produits d'hygiène personnelle et produits de nettoyage. Après deux semaines, cependant, Manel doit faire des achats supplémentaires à l'épicerie ou au marché, ce qui lui coûte 420 dinars.  

Les dépenses mensuelles de la famille changent d'un mois à l'autre, en fonction de la présence du mari. Manel explique : "Pour les achats, nous n'avons pas de périodes fixes. Souvent, quand mon mari est là en fin de mois, c'est lui qui s'occupe des dépenses car mon salaire aura été épuisé." 

La moitié du mois, lorsqu'elle est seule avec sa fille, elle prend une pizza par semaine, mais pendant l'autre moitié, la famille mange plus de deux fois par semaine au restaurant. 

"Je m'occupe souvent des dépenses liées à la nourriture, à la maison, ainsi que de mes dépenses personnelles. J'ai également des dépenses relatives au travail. " Manel explique qu'elle consacre environ 120 dinars pour se rendre au travail et 130 dinars pour imprimer des papiers et acheter des stylos pour écrire au tableau. 

La famille bénéficie d'une assurance maladie fournie par le travail du mari, qui couvre tous les besoins médicaux de la famille. "Je souffre d'une maladie chronique du système digestif. Si nous ne devions compter que sur la Caisse d'assurance maladie, j'aurais dépassé le plafond dès le premier trimestre de l'année, simplement pour mes médicaments, sans tenir compte de nos autres besoins.”   

Au début de chaque saison, Manel se charge d'acheter des vêtements et des produits d'hygiène pour toute la famille, toutefois, elle ne paie pas seule ces frais. Elle partage également avec son mari le coût de la crèche de sa fille, qui s'élève à 350 dinars. Elle achète aussi des jouets et des livres éducatifs pour son enfant. "Parfois, je prends des jouets qui coûtent une centaine de dinars, et d'autres fois un jouet qui ne dépasse pas les 20 dinars". 

" C’est étrange. Parfois, mon salaire mensuel couvre toutes mes dépenses, et d'autres fois, je ne parviens pas à dépasser les deux premières semaines du mois." 

C'est une priorité pour Manel de divertir sa fille. Lorsqu'elles sont seules, elle l'emmène tout simplement au parc d'attractions. En revanche, lorsque son mari est présent, leurs activités changent. La famille fait de longues promenades et séjourne parfois à l'hôtel. Le mari est souvent en charge de leurs dépenses en plus des vacances annuelles. "Mon mari choisit généralement les meilleurs hôtels, ceux qui offrent de très bons services et programmes. Nous y allons au moins deux fois en été et une fois pendant les vacances d'hiver."  

Zone grise 

"Mon style de vie ne correspond pas à mon travail ou à mon salaire. Si je ne dépendais que de mon revenu d'enseignante, je ne serais pas capable de faire tout cela. La situation n'a pas vraiment changé depuis que j'ai commencé à travailler." Avant de se marier, Manel partageait les dépenses familiales avec ses parents dans leur maison à Gafsa. Aujourd'hui, c'est avec son mari qu'elle partage toutes les dépenses du foyer et son niveau de vie n'a pas beaucoup changé. "La seule chose qui a changé, c'est les vacances, plus luxueuses, que mon mari prend en charge."  

"Mon père et ma mère étaient fonctionnaires et nous avions un niveau de vie décent. Cela leur a permis de construire une belle maison comme ils le souhaitaient. Si mon mari avait été enseignant comme moi, nous n'aurions pas pu garantir la meilleure crèche pour notre fille, lui fournir les meilleurs jouets et vêtements, et nous n'aurions pas pensé à acheter une maison." 

Manel aimerait quitter l'enseignement. Elle ne supporte plus de devoir payer pour améliorer ses cours et les difficultés du métier deviennent insoutenables. S'ajoutent à cela le manque de rémunération des heures supplémentaires, les faibles salaires et le nombre d'heures de travail nécessaires, elle déclare "J'adore enseigner, je n'ai pas choisi ce métier pour rien. Mais les conditions de travail, le regard de la société sur les enseignants et le manque de développement des programmes éducatifs me donnent envie de partir." 

"Je travaille actuellement avec des programmes éducatifs dépassés, ce qui provoque un désintérêt chez les élèves. Je comprends que mes élèves ne prêtent naturellement pas l'attention nécessaire à leur apprentissage. Dans un monde où la science et la technologie se développent, ils apprennent encore la langue avec des textes du 17ème siècle. Cette situation est stupide et frustrante."

Futur

La jeune enseignante rêve d'acheter une maison. Pour cela, elle compte sur les économies provenant du salaire de son mari. "Cette maison sera un investissement, non pas un logement, pour la famille. Nous ne voulons pas vivre dans un appartement, et nous ne pourrons jamais acheter une maison avec tout ce que nous voulons." Manel et son mari aimeraient acheter une maison avec un jardin. Par conséquent, elle écarte la possibilité de pouvoir vivre avec sa famille, dans une maison leur appartenant, pour les dix prochaines années.  

En revanche, elle reste indécise sur la voie à suivre si elle quitte son métier d'enseignante dans la fonction publique. "Je rêve de posséder une maison d'hôtes à la campagne près de la capitale, soit au Cap Bon, soit à Bizerte, où je pourrais vivre avec ma famille et en faire une source de revenus". Parallèlement, Manel envisage sérieusement de partir à l'étranger. 

"J'aimerais partir à l'étranger pour avoir une vie meilleure. Je serais beaucoup plus heureuse de vivre dans un pays qui garantit davantage de libertés individuelles et impose moins de restrictions aux femmes." 

Cependant, la réussite de ce projet dépend de son mari qui refuse de renoncer aux avantages financiers de son emploi actuel, pas même pour "une meilleure qualité de vie à l'étranger" selon elle.