Levée des subventions aux produits de base : Quand l'austérité crée la précarité

Alors que de nombreux produits alimentaires, dont les matières premières subventionnées, sont absents du marché, des voix s'élèvent aujourd'hui dans la rue tunisienne. Elles dénoncent la cherté des prix et la détérioration du pouvoir d'achat des Tunisiens. 
Par | 02 Septembre 2022 | reading-duration 10 minutes

Disponible en arabe
Après avoir attendu environ une heure au soleil, Hasna quitte la file d'attente devant la boulangerie du quartier. Le pain s'est vendu rapidement, et le boulanger a annoncé qu'il fermait. La femme âgée fouille dans ses poches et se rend dans l'autre boulangerie pour acheter du pain non subventionné au double du prix. C'est la troisième fois que cela se produit cette semaine, et la dame doute que sa retraite puisse résister à cette flambée des prix des produits alimentaires de base.  

À 65 ans, Hasna reçoit une pension qui ne dépasse pas 300 dinars par mois. Bien que ses enfants paient ses factures et ses frais médicaux, cela fait des années que sa pension ne lui suffit pas à couvrir ses dépenses. Durant ces derniers mois, avec la montée des prix de tous les aliments de base et l'absence de plusieurs produits subventionnés, elle n'arrive plus à joindre les deux bouts. En effet, récemment, plusieurs boulangeries ont fermé leurs portes et n'ont pas fourni de pain aux citoyen·nes en raison de la pénurie de matières premières.  

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En Tunisie, l'Etat s'est toujours chargé de compenser la différence entre le coût réel des produits de base et leurs prix à la consommation, à travers la Caisse Générale de Compensation ou les subventions aux produits de base. Cependant, il semble que ce mécanisme de subvention, qui permettait de lutter contre l'inflation et de protéger le pouvoir d'achat des citoyen·nes, soit devenu un fardeau pour l'État et nécessite d'être supprimé, quelles qu'en soient les répercussions économiques et sociales. 

Selon l'Institut national de la Statistique, vers la fin du mois de juillet 2022, l'inflation a atteint 8,2%. Dans ce contexte, les autorités tunisiennes optent pour la dissolution de la Caisse générale de compensation, et ce dans le cadre de plusieurs réformes prévues.   

Au début de l'été, lors d'une conférence de presse à laquelle ont participé plusieurs ministres, le gouvernement annonce les grandes lignes du programme national de réforme du 7 juin 2022. Selon le ministre des Finances, Sihem Boughdiri, ce programme "comprend plusieurs points conformes aux exigences de l'accord signé avec le Fonds monétaire international."

Le programme adopte officiellement une approche visant à supprimer complètement les subventions sur les produits de base dans le cadre de la "réforme du système de subvention des produits de base". La réforme, selon le document publié par le gouvernement, vise à établir un nouveau système permettant de faire bénéficier de l'aide ceux qui en ont besoin, et à adopter une approche progressive de l'ajustement des prix, sur une période de quatre ans, à partir de 2023.

Dans un premier temps, la réforme du gouvernement prévoit la mise en place d'une plateforme d'enregistrement automatique des bénéficiaires de transferts financiers, pour ensuite adopter progressivement un programme d'ajustement des prix.  

Hasna suit cette décision à la télévision tout en comptant le reste de sa retraite. En se basant sur sa situation, Adib Nehmeh, consultant en développement, politiques sociales et lutte contre la pauvreté, explique la situation à Inkyfada. Il affirme qu'il s'agit d'un "mécanisme de protection sociale employé par l'État pour combler l'écart entre les ressources de Hasna et les coûts de ses besoins primaires." 

Le gouvernement n'a pas été en mesure de limiter la hausse des prix des légumes, des fruits et de la viande, et de fournir des produits subventionnés aux citoyen·nes. Ces transferts financiers, qui remplacent les subventions, permettront-ils de combler le fossé entre les faibles revenus et le coût de la vie qui ne cesse d'augmenter ?

Les subventions pèsent sur l'État

En effet, la révision du système de subvention est apparue dans les programmes de la majorité des gouvernements au cours des dernières années, notamment lorsqu'il s'agit de mesures visant à surmonter le déficit des finances publiques. "L'Etat, en collaboration avec le Fonds monétaire international, a cherché à trouver des solutions", selon le rapport de l'Institut des études stratégiques sur le système de subvention en Tunisie.  

Cette coordination n’a pas dépassé, selon le même rapport “l es limites du diagnostic, l'insistance des agences internationales sur la nécessité de revoir le système de subventions et de pousser à sa suppression et le lien entre ce système et les aides et prêts étrangers qui seront dirigés vers la Tunisie si les réformes sont lancées, et ce sans prévoir de mécanismes efficaces pour sortir de la crise financière."  

Les gouvernements précédents ont fait pression sur les dépenses consacrées aux subventions en augmentant le prix du carburant et de certains produits de base, ou en réduisant le nombre de produits subventionnés. Le gouvernement actuel a pris une décision définitive en adoptant la suppression des subventions pour les produits de base.   

La ministre du Commerce, Fadhila Rebhi, a justifié la levée des subventions des produits de base par l'augmentation significative de leur coût, qui a atteint en 2021, 3200 millions de dinars. En 2022, suite aux répercussions de la guerre russo-ukrainienne, le coût des subventions devrait atteindre 4200 millions de dinars.  

Walid Besbes, chercheur en économie politique, estime que "s'appuyer uniquement sur l'augmentation du coût des subventions est imprécis car cela ne tient pas compte de l'inflation qui s'est produite en 10 ans"

Ainsi, le coût élevé des subventions n'est pas une raison suffisante pour dissoudre la Caisse générale de compensation. Le chercheur poursuit : "Même le ratio du coût des subventions, par rapport au PIB, est inexact. Le calcul du PIB n'inclut pas le secteur informel qui occupe une place importante dans l'économie tunisienne.”

Evolution du coût du subventionnement des produits de base entre 2015 et 2022

De son côté, la ministre du Commerce a continué à justifier la levée des subventions des produits de base par le fait que "le coût des subventions représente plus de la moitié des crédits alloués à l'investissement public. Son coût est comparable aux crédits budgétaires du ministère de la Santé et du ministère de l'Emploi réunis." 

Pour Walid Besbes, le discours du gouvernement est empreint de fausseté. Il affirme que "les revenus du gouvernement couvrent souvent les dépenses, tandis que les investissements sont financés par les excédents des revenus et par les emprunts."  

Besbes poursuit : "L'État a gelé le prix du pain depuis 2008, malgré la hausse continue des prix des céréales sur les marchés internationaux et l'inflation mondiale, parce que les gouvernements craignent un scénario similaire aux émeutes du pain de 1984. Il vaut mieux que l'État révise les prix du pain et des produits dérivés des céréales en fonction de l'inflation plutôt que de recourir à la suppression totale des subventions de la Caisse générale" 

Les revenus de l'État sont aussi les revenus de la caisse de compensation.

La politique de subvention des produits de base remonte aux années quarante du siècle dernier, en vertu du décret beylicale du 28 mai 1945. Les retombées économiques de la seconde guerre mondiale ont amené les autorités publiques tunisiennes à instaurer la première forme de "compensation" connue dans le pays.

Selon l'étude de l'Institut tunisien des études stratégiques sur le système de subvention, la Caisse générale de compensation dans sa forme actuelle a été créée par la loi de 1970. Elle a été mise en place après la phase post-coopération et ses retombées sociales, aggravées par les inondations de 1969 ainsi que les mutations politiques qu'a connues le pays après la destitution d'Ahmed Bensalah et l'abandon de l'expérience socialiste au profit d'un régime plus libéral. Le pays n'a pas abandonné le rôle de l'État-providence, un choix stratégique de l'État moderne au lendemain de l'indépendance. 

Depuis sa création jusqu'en 1987, la Caisse de compensation jouissait d'une indépendance financière. Elle était approvisionnée par le biais d'une redevance spéciale sur les hydrocarbures et les boissons alcoolisées.

Avec l'adoption de réformes structurelles dans les années 80, le budget de la caisse a été annexé au budget de l'Etat dans la loi de finances de 1987. Walid Besbes explique dans un article "Les revenus de la caisse vont directement à la trésorerie publique, et celle-ci se charge des dépenses de la caisse. Nous avons commencé à oublier peu à peu que certains des revenus de l'État étaient à l'origine les revenus de la caisse de compensation, en revanche, personne n'a oublié que les dépenses de la caisse sont devenues des dépenses de l'État, et à partir de là, nous avons commencé à parler du coût de ces subventions". 

  “Les subventions ne bénéficient pas à ceux qui en ont besoin”  

Outre le coût élevé, la ministre du Commerce justifie la levée totale des subventions des produits de base par le fait que celles-ci ne bénéficient pas à ceux qui en ont besoin, et que “les deux tiers des subventions sont détournées vers des pays voisins parce que leurs prix sont moins élevés.”

Besbes dénonce cette affirmation en déclarant que "ce discours est idéologique et favorise l'application des diktats du Fonds monétaire international et ne repose pas sur des preuves scientifiques. Il n'y a pas d'études pratiques réelles qui soutiennent ce chiffre. Nous ne connaissons pas les détails exacts du secteur informel en Tunisie et du commerce de marchandises de contrebande, ni la perte couverte par la Caisse de compensation de tout usage illégal.” 

Inkyfada a tenté de contacter le ministère du Commerce pour connaître l'étendue réelle de la perte de la Caisse causée par la contrebande des produits subventionnés, mais n'a reçu aucune réponse. 

Le gouvernement renforce son discours justifiant la suppression des subventions en affirmant que celles-ci ne bénéficient pas aux catégories défavorisées, et que les classes sociales aisées en tirent profit.  

En fait, il n'existe pas d'études ou de recherches récentes qui précisent la réalité de cette disparité et l'impact des crises passées. Les dernières recherches en la matière remontent à l'étude la plus récente publiée par l'Institut national de la statistique et le Centre des recherches et des études sociales, qui indique que le système actuel de subventions alimentaires a contribué à réduire les inégalités sociales. Cette étude montre également que "le système de subvention alimentaire est très bon et que sa contribution à la réduction des inégalités est très proche de la pleine équité." 

D'autre part, la loi de finances 2013 a approuvé plusieurs taxes pour les catégories considérées comme "non-vulnérables" afin de financer la Caisse générale de compensation. Une redevance de 1% du chiffre d'affaires a été prélevée sur les boîtes de nuit, les restaurants, les cafés luxueux, les hôtels et les voitures de luxe. Ainsi qu'une autre redevance de deux dinars par nuitée sur les séjours en hôtel pour chaque personne de plus de 12 ans. 

La même loi a approuvé et imposé un impôt sur le revenu de 1% à toute personne dont le salaire annuel brut dépasse 20 000 dinars, soit à peu près ceux dont le salaire mensuel net dépasse 1 250 dinars. Depuis 2013, les personnes qui "ne sont pas dans le besoin des subventions" contribuent de manière importante à la Caisse générale de compensation. Ainsi, le fait de faire bénéficier ces personnes ne justifie pas les difficultés de la Caisse générale à couvrir les coûts des subventions. 

L'objectif principal, selon Adib Nehmeh, "est de combler le fossé entre les faibles revenus et les prix élevés. Ce problème a été partiellement résolu par les subventions. Toutefois, si l'on veut supprimer les subventions, il faut d'abord s'attaquer au déséquilibre entre les revenus et les prix. Ce problème doit être résolu. Dans le cas contraire, le traitement proposé dès le départ pour combler l'écart, à savoir les subventions, ne devrait pas être supprimé." 

En 2003 la Cour des comptes a confié à la Caisse générale de compensation une mission de contrôle. Son 19ème rapport a donné lieu à des observations portant principalement sur les céréales et l’huile végétale. Le rapport s'est concentré sur les déficiences du suivi des produits subventionnés par l'Office national des Céréales et le Centre pédagogique national, et notamment au niveau des procédures de paiement des frais de subvention.

Après plus de 10 ans, la Cour des comptes publie en 2016 un rapport détaillé sur la mission de contrôle du système de subventions des produits de base en Tunisie. Le rapport montre que les parties concernés n’ont pas pris en considération la majorité des recommandations du précédent rapport, et que “les orientations de la politique de subvention des produits de base n'ont pas été implantées dans le cadre d'un plan global, définissant les objectifs précis visés et les moyens et mécanismes nécessaires pour les atteindre en fonction d'un délai précis.” Le rapport traite en détail les lacunes structurelles du système de subvention sur trois plans, à savoir les orientations de la politique de subvention, la gestion du système de subvention et le contrôle des produits de base. 

Inkyfada a également tenté de joindre les services du ministère du Commerce pour se renseigner sur le contrôle des produits subventionnés, mais n'a reçu aucune réponse.  

La compensation en faveur de la justice sociale

Les défaillances de la Caisse générale de compensation, ses problèmes structurels et le discours officiel dissimulant la réalité des coûts réels des subventions négligent l’importance de son rôle social. Ce dernier représente pourtant un des éléments importants du débat sur la levée du système de subvention.  

"La possibilité que le gouvernement puisse dissoudre la Caisse de compensation constitue une provocation et une violation du pacte social qui unit les citoyens, ainsi qu'une grave atteinte à la confiance dans l'autorité politique", selon le rapport de l'Institut tunisien des Etudes stratégiques. Le rapport avertit également que la suppression de la subvention "aura des conséquences catastrophiques avec des coûts sociaux élevés qui menacent l'unité et la stabilité de l'État." 

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En supprimant les subventions aux produits de base, les objectifs relatifs au soutien de la production nationale et à la lutte contre l'inflation seront abandonnés. C'est "ce vers quoi pousse le Fonds monétaire international depuis les années 1980, c'est-à-dire la libération des prix vers les prix réels" selon Adib Nehmeh, "puisque le secteur privé préfère investir sans bouleverser le prix réel." 

“Toutes les mesures qui sont prises dans le monde, sous forme de transferts d'argent, visent à briser le lien entre la pauvreté et l'inégalité. On dépeint la pauvreté comme un phénomène tombé du ciel. On ignore son origine. Comme si le remède à la pauvreté consistait à jauger les pauvres et à leur donner de petites sommes d'argent.” Adib Nehmeh.  

Dans une déclaration, le ministre des Affaires sociales a reconnu que le nouveau système de subvention inclura 70% de la population. Bien que le gouvernement ait annoncé que son programme entrerait en vigueur au début de 2023 en lançant une "campagne de sensibilisation pour éduquer les citoyens sur la nécessité et les avantages de passer à un nouveau système", celui-ci n'a pas commencé à le mettre en œuvre. Ce qui laisse planer le doute sur le succès de la mise en œuvre de ce programme. 

Walid Besbes prévoit l'échec de la transition vers le nouveau système, du moment qu'il "engendrera plus d'injustice. Les classes populaires ne disposent pas de mécanismes d'accès pour traiter facilement avec l'Etat. Elles seront donc soumises au chantage des intermédiaires des représentants locaux de l'Etat." 

Alors que la solution, selon Adib Nehmeh, reste "connue et se trouve dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme."

“Il convient d'adopter un système de couverture sociale complète reposant sur des droits, pour tous sans exception, même s'il est progressif. Il faut transformer les modèles économiques existants qui créent la pauvreté et l'inégalité et adopter des politiques qui éliminent la pauvreté et réduisent les inégalités.” 

Selon lui, si nécessaire, le recours à un programme de transferts financiers de grande ampleur dans les situations d'urgence et de crise doit être inclus "en tant que système temporaire, et il ne faut pas retarder la construction d'un système de protection sociale complet par des transferts financiers."