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Pandora Papers | Eagle One, la société offshore de Mohsen Marzouk

Après les Panama Papers, le nom de Mohsen Marzouk apparaît de nouveau dans les Pandora Papers. Et cette fois, les documents montrent que l'homme politique a fini par ouvrir une société offshore pendant l'entre-deux-tours de la présidentielle en 2014, à travers un cabinet basé à Dubaï. 
Par | 03 Octobre 2021 | reading-duration 15 minutes

Disponible en arabeanglais
Baptisée Eagle One Investments Holdings Limited, la société de Mohsen Marzouk est enregistrée le 16 décembre 2014 à Road Town, capitale des îles Vierges britanniques. Cet archipel d’une cinquantaine d’îles, territoire ultramarin du Royaume-Uni, est connu pour être un paradis fiscal, c'est-à-dire un pays où la taxation est faible voire inexistante et où l’opacité règne. 

L’information provient d’une nouvelle fuite de documents obtenus par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et traités avec ses partenaires, dont inkyfada et réunissant plus de 600 journalistes, dans 117 pays. Partagés par une source anonyme avec ICIJ, ces millions de documents sont issus de plusieurs prestataires de services offshore qui créent et gèrent des sociétés-écrans ainsi que des trusts dans des paradis fiscaux du monde entier.

De Carthage aux îles Vierges britanniques

“L’idée derrière la création de cette société était la préparation de mon plan de quitter la scène politique et de reprendre mes activités d’avant”, reconnaît Mohsen Marzouk lors d’un entretien accordé à inkyfada. Avant son entrée en politique, il explique avoir eu une carrière de consultant international, activité qui lui assurait l’ensemble de ses revenus. “Du moment que je ne savais pas où j'allais m’installer, j’ai opté pour une société offshore”, admet-il. 

Quelques années plus tôt, inkyfada avait déjà révélé que Mohsen Marzouk cherchait à ouvrir une société offshore. En avril 2016, lors des Panama Papers - une enquête internationale menée également en partenariat avec ICIJ, des documents montraient que l’homme politique avait échangé des mails avec le cabinet d’avocat·e panaméen Mossack Fonseca, en plein entre-deux-tours de la présidentielle. Il voulait alors obtenir des informations sur les modalités d’ouverture d’une société offshore aux îles Vierges britanniques ou à Anguilla. 

À l’époque, Mohsen Marzouk avait rejeté en bloc ces accusations et s’était défendu véhément. “ Je n’ai jamais envoyé un message à cette entreprise”, déclarait-il sur les ondes de Mosaïque FM, au lendemain de la publication de l’article, le 5 avril 2016. “Ceux qui ont dit ça vont assumer leur responsabilité devant la justice”, ajoutait-il en menaçant de porter plainte contre inkyfada. 

Aujourd’hui, il tient un discours bien différent de celui de 2016 et reconnaît pleinement avoir écrit à Mossack Fonseca. 

Cette nouvelle enquête montre qu’en parallèle des échanges avec le cabinet panaméen, Mohsen Marzouk entreprend des démarches auprès de SFM Corporate Services, un cabinet similaire basé à Dubaï et Genève, pour l’incorporation d’une société aux îles Vierges britanniques. SFM demande la somme de 1.791£ (environ 6800 dinars). À option égale, Mossack Fonseca facture ses services 2.613$ (environ 7400 dinars). 

Son choix se porte finalement sur SFM Corporate Services qui lui est “recommandé par des amis”. Eagle One Investments Holdings Ltd est incorporé le 16 décembre 2014. 

Comme Mossack Fonseca, SFM crée des sociétés fictives et fournit d'autres services offshore qui permettent de dissimuler l'identité et les activités de ses client·es ainsi que de minimiser les impôts. Le cabinet communique en ligne sur ses services qui sont accessibles directement sur son site

"Ce type de communication relève tout simplement de l'incitation à l'évasion et à la fraude fiscale”, estimait une commission d’enquête parlementaire française en 2013.

Le cabinet émirati fait partie des 14 prestataires de services concernés par les Pandora Papers. 190.000 de ses documents ont été révélés. 

Les dessous d’un montage

Mohsen Marzouk fait un premier virement de 1791£ (environ 5193 dinars à l’époque) pour s’attacher les services de SFM Corporate Services. C’est ce que montre un ordre de paiement envoyé par Ogone, un service de paiement en ligne, à Reza Afshar, directeur exécutif de SFM. 

Celui-ci indique que le client Mohsen Marzouk a payé une commande par l’intermédiaire d’une carte American Express, enregistrée en Grande-Bretagne. Bien qu’il reste flou sur les conditions de ce versement, il affirme que ce n’est pas lui qui l’a effectué mais un “ami” qui lui aurait rendu service en réglant la facture avec un compte en livres sterling en échange de dinars tunisiens. Les documents auxquels inkyfada a eu accès montre que ce paiement a été effectué depuis la Tunisie. Après vérification, l’adresse IP associée à cette transaction renvoie vers la ville de Sousse.

Ce document est un extrait de l'ordre de paiement pour la création d’Eagle One Investments Holding Limited. La carte bancaire mentionnée renvoie vers un compte en Grande-Bretagne tandis que l'adresse IP indique que le versement a été fait depuis Sousse.

Pour finaliser la création d’Eagle One Investments Holdings Limited, SFM passe par un dernier maillon : un cabinet d’avocat·e panaméen nommé Alemán, Cordero, Galindo & Lee (Alcogal), réputé pour les montages de structures financières et également épinglé par les Pandora Papers. Ce dernier s’occupe d’incorporer la société aux îles Vierges britanniques. Les documents officiels de l’enregistrement sont ensuite envoyés depuis l’île de Tortola vers le bureau de SFM aux Émirats arabes unis, le 30 décembre 2014, via un envoi DHL. 

La société de Mohsen Marzouk est officiellement enregistrée au P.O. Box n°3175, Road Town, sur l’île principale de l’archipel, Tortola. Cette adresse correspond à une boîte postale qui héberge entre autres le bureau local d’Alcogal.

Cette adresse a déjà été mise en avant par ICIJ dans les Offshore Leaks en 2013. L’enquête avait permis d’identifier 34 entités (personnes morales ou physiques) enregistrées dans cette boîte postale. 

Dernière étape de ce montage : Alcogal désigne une prête-nom qui permet de complètement dissimuler Mohsen Marzouk en tant que bénéficiaire réel de la société. Dans ce genre de montage financier, l’usage d’intermédiaires et de prête-noms est fréquent. Ces cabinets fournissent des administrateur·trices et des actionnaires dit·es "nominé·es", c'est-à-dire des personnes payées pour se présenter comme propriétaires ou gestionnaires d'une société, mais qui n'ont que peu de responsabilités réelles et généralement aucune relation avec les véritables bénéficiaires. “Je n’allais pas la gérer moi-même donc je ne pouvais me mettre comme directeur”, argumente Mohsen Marzouk auprès d’inkyfada. 

Ce document permet à la prête-nom Geneviève Odette Rona Magnan de devenir administratrice et actionnaire d'Eagle One.

Geneviève Odette Rona Magnan, une femme résidente aux Seychelles, devient ainsi administratrice et actionnaire d’Eagle One. Là encore, ICIJ avait déjà repéré ce type d’activités. Le 12 mars 2009, Madame Magnan était nommée administratrice et actionnaire de Finex Global Ltd, une entreprise basée à Moscou.

D’après la base de données “Open Corporates”, Geneviève Odette Rona Magnan travaillerait dans 179 sociétés et serait directrice de 151 d’entre elles. En ne prenant que les entités actives, cette femme gérerait actuellement 58 compagnies. Son nom apparaît plus de 3700 fois dans la base de données d’ICIJ pour ce leak.  

Contacté par ICIJ, Alcogal déclare le 13 septembre 2021 qu’il “adhère à toutes les exigences légales en matière de création de sociétés et de services aux entreprises, dans le respect total de toutes les exigences applicables dans chaque juridiction dans laquelle nous opérons”.

Toujours dans le même document, Mohsen Marzouk et Geneviève Odette Rona Magnan signent cette nomination, avec l’appui de deux témoins.

“Il y a différents types de montage dont la création d'entreprises écrans avec des responsables, des hommes de paille. L'avantage c'est qu'on ne sait pas qui est le véritable détenteur du capital”, explique Neila Chaâbane, professeure de droit public.

En effet, dans les documents officiels de la société, le nom de Mohsen Marzouk n’est mentionné nulle part. Seuls les documents de SFM Corporate Services permettent de relier Eagle One à Marzouk.

“C'est un montage classique qui est fait pour tous les clients, pas spécialement pour moi”, se défend l’homme politique. Pourtant, il affirme en même temps que “c’est eux [ndlr : le cabinet SFM] qui me proposent des options et m'envoient les différentes possibilités, et moi je choisis”. Mohsen Marzouk a donc décidé de mettre en place un montage qui fait appel à un prête-nom, ce qui n’est pas systématiquement proposé par SFM d’après les différents documents qu’inkyfada a pu consulter.

Une société offshore pour “gérer le patrimoine familial” de Marzouk

Parmi les fichiers fuités de SFM, un document a été complété et signé à la main par Mohsen Marzouk. Dans cette déclaration de bénéficiaire, il explique vouloir ouvrir une société afin de faire “des investissements, gérer le patrimoine familial, fournir une source de revenus pour la retraite” ou encore “créer un fonds de dotation pour l'éducation de [ses] enfants”. Interrogé sur ce document, il maintient que SFM s’est occupé de tout. “Moi je n’ai rien écrit ni demandé”, affirme-t-il.

Extrait de la déclaration de Mohsen Marzouk en tant que bénéficiaire lors de la création de la société offshore.

Dans cette déclaration, il s’engage à ce que les fonds à investir dans cette société, ou toute autre société qu’il pourrait acquérir auprès de SFM, ne comprennent aucun actif “directement ou indirectement en relation avec une activité politique”. 

”Je soussigné, Mohsen Marzouk [...], garantis par la présente que tous les actifs que j'introduirai directement ou indirectement dans la société ou dans toute société ou autre entité que je pourrais acquérir auprès de SFM représentent mes fonds ou actifs personnels légitimes et ne comprennent aucun fonds d'État ou autres actifs, directement ou indirectement en relation avec une activité politique”, Mohsen Marzouk, dans sa déclaration du 16 décembre 2014, alors qu’il était directeur de campagne de Béji Caïd Essebsi. 

Toujours d’après ce document, il affirme que les fonds à investir dans la société proviennent de “20 années de carrière dans le conseil international dans le domaine du développement”, de “conférences et organisation de conférences” ainsi que de “services de conseil pour les ONG”. 

“Beaucoup de gens ne savent pas que je suis un expert international”, assure Mohsen Marzouk à inkyfada. “Mes revenus ont toujours été de l’étranger dans le cadre de ces activités”. Finalement, Il explique qu’en revenant s’installer en Tunisie - sans préciser exactement quand -, il a rapatrié tous ses revenus et ne les a pas investis dans la société. “J’ai investi cet argent ici en Tunisie et j'ai acheté quelques biens avec”, ajoute-t-il.

Mohsen Marzouk affirme donc qu’il n’a jamais créé de richesses à l’aide d’Eagle One ni ouvert de compte bancaire au nom de cette société offshore. Inkyfada n’a pas pu vérifier cette information : parmi les documents partagés avec ICIJ et auxquels inkyfada a eu accès, aucun ne permet de déceler la finalité effective de Eagle One Investments Holdings Ltd - à l’exception de sa déclaration citée plus haut. Des cabinets tels que SFM Corporate Services, s’ils permettent la création de sociétés offshores, ne sont pas nécessairement prévenus de l’usage ultérieur de ces entités. 

“SFM soutient ses clients dans la création de leur entreprise et les conseille sur la manière de mener à bien le processus de création. Cependant, nous ne fournissons pas de conseils juridiques ou fiscaux. SFM n'a pas non plus accès aux ressources financières d'un client et n'a pas son mot à dire sur la manière d'exploiter son entreprise.”  Déclaration de SFM Corporate Services en réponse à ICIJ, 17 septembre 2021.

 Des déclarations contradictoires sur la résidence de Mohsen Marzouk 

Mohsen Marzouk assure à inkyfada qu’il n’était pas résident en Tunisie jusqu’en 2015 et que par conséquent, lors de l’ouverture de la société en 2014, il n’était pas résident fiscal en Tunisie. “On m’avait proposé d’être le secrétaire général du “Arab Democracy Foundation” basé à Doha. J'y suis allé et je me suis installé là-bas”, détaille-t-il. Mohsen Marzouk est en effet devenu secrétaire général de cette organisation en 2008 mais affirme ne plus l’être à ce jour. 

Cependant, son parcours témoigne de multiples activités en Tunisie et de son implication sur la scène politique. Dès 2011, il fait partie de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Il intègre ensuite l’équipe de conseiller·es de Béji Caïd Essebsi quand celui-ci devient Premier ministre. En 2012, il fait également partie des membres fondateurs de Nidaa Tounes et il intègre deux ans plus tard l’équipe de campagne présidentielle.

Toutes ces activités témoignent d’une présence régulière en Tunisie. Mohsen Marzouk reconnaît lui-même y être résident dans un mail envoyé à Mossack Fonseca, le 10 décembre 2014.

“Je suis un particulier qui voudrait créer une société pour moi-même et je suis résident en Tunisie”, écrit-il.

Dans toutes ses correspondances avec SFM à la même période, il indique une adresse tunisienne et n’évoque pas du tout d’autres lieux de résidence. 

Échange de mail entre Mohsen Marzouk  et Mossack Fonseca en décembre 2014. Il fait part de son souhait d'ouvrir une société offshore aux îles Vierges britanniques ou Anguilla. Il est à noter que l'adresse utilisée mail qu'utilise l'homme politique est la même que dans ses échanges avec SFM Corporates Services.

Sur le plan fiscal, une personne qui a sa résidence principale ou qui séjourne plus de 183 jours par an sur le territoire tunisien est résidente fiscale en Tunisie, commente Neila Chaâbane. D’après la législation tunisienne, pour que l'ouverture d'une société aux Îles Vierges britanniques soit légale, "il faudrait justifier qu'il y a une activité là-bas, une véritable activité", explique la professeure de droit public.  Mohsen Marzouk déclare pourtant que cette société est “une coquille vide qui n’a eu aucune activité”.

Il prétend ainsi avoir créé Eagle One en prévision de son départ à l'issue de l’élection présidentielle de 2014 pour retourner à ses activités de consulting à l’étranger. “J’avais même en tête de faire une déclaration le jour des résultats des élections en cas de victoire ou de défaite pour dire que j’allais me retirer de la vie politique pour me consacrer à mes activités dans la société civile en tant que consultant international” , raconte-t-il. 

Dans les faits, il continue ses activités politiques au sein de Nidaa Tounes et est nommé conseiller au rang de ministre auprès de Béji Caïd Essebsi. En décembre 2015, la rupture est consommée avec Nidaa Tounes. Mohsen Marzouk fonde son propre parti Machrouu Tounes et se présente même à l’élection présidentielle de 2019. 

14.000 dinars pour une “coquille vide”

Entre le 16 décembre 2014 et le 27 mai 2016, Mohsen Marzouk aurait donc dépensé plus de 14.000 dinars pour créer, maintenir puis dissoudre cette société basée aux îles Vierges britanniques, sans jamais ne l’avoir utilisé pour quoi que ce soit, toujours d’après ses déclarations.

Le 27 mai 2016, SFM Corporate Services émet une troisième facture pour la “dissolution/liquidation de l'entité juridique”. Mohsen Marzouk se résout à fermer Eagle One car il a “finalement décidé de rester en Tunisie”. Cette dissolution lui est facturée 2200 euros mais Mohsen Marzouk ne se souvient pas si cette dernière a “bien été réglée”. Il est cependant persuadé que la société a bien été fermée. 

  Interrogé sur le fait que cette fermeture arrive à peine un mois et demi après les révélations des Panama Papers, il assure que les deux événements n’ont aucun lien. “J’aurais pu le faire plus tôt mais j’étais très occupé et puis ce n’était pas facile de les [ndlr : SFM] contacter”, se justifie-t-il. Il ajoute avoir évoqué l’existence de cette société auprès de Béji Caïd Essebsi. Ce dernier lui aurait conseillé de la fermer, s’il “n’y avait pas d’argent”. 

Facture Montant Facturé Équivalent en dinars à l'époque de la facturaction
Facture #2014-06616 du 16/12/2014 - Création d’une société aux IVB 1791£ 5194 DT
Facture #2016-03232 du 20/10/2015 - Renouvellement de décembre 2015 à novembre 2016
1740€ 5060 DT
Facture #2016-04768 du 27/05/206 - Dissolution/Liquidation de l’entité légale 2200€ 3793 DT
TOTAL                                                                                                                                                         14.047 DT

Les îles Vierges britanniques offrent tous les bénéfices d’un paradis fiscal. “Un paradis fiscal ce n'est pas forcément ne pas payer d'impôts, le plus gros avantage c'est que les informations sur la création de montages financiers [et les bénéficiaires réels] ne sont pas transmises à d’autres États”, explique Neila Chaâbane. Sans le leak obtenu par ICIJ, rien ne permettait de relier cette société offshore à l’homme politique tunisien.