Enlèvement de Slimane Bouhafs : qui devait le protéger ?

Le 25 août 2021, Slimane Bouhafs, réfugié algérien à Tunis, est enlevé à son domicile. À qui revenait la responsabilité de sa protection ?
Par | 16 Septembre 2021 | reading-duration 5 minutes

Disponible en arabe
"T rois individus sont sortis d’une camionnette noire, et l’ont arraché de chez lui. On a entendu des cris, ça avait l’air violent”, rapporte la voisine du réfugié politique algérien, Slimane Bouhafs. Mercredi 25 août, aux alentours de 13h, celui-ci est enlevé à son domicile tunisois, dans le quartier de Hay Ettahrir.   

D’après les dernières informations en date, Slimane Bouhafs est désormais détenu dans la prison de Koléa, près d’Alger, après être comparu devant le tribunal de Sidi Mhamed. Poursuivi par six chefs d’inculpation, dont la nature n’a pas été communiquée, son avocate tunisienne, Imene Bejaoui, confie avoir “très peur” pour la vie de son client.   

Alors qu’une quarantaine d’organisations de la société civile s’inquiète du “dangereux précédent créé par l’État tunisien”, accusé d’avoir “remis un réfugié bénéficiant de la protection internationale aux autorités de son pays qui le poursuivent pour ses prises de position politiques”, de nombreux éléments témoignent de laxisme quant à la prise en charge de sa sécurité.  

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Menacé depuis son arrivée  

Ancien policier, Slimane Bouhafs est une figure controversée dans son pays. Converti au christianisme et “sympathisant du Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK)” selon sa fille, il est condamné en septembre 2016 à trois ans de prison en appel, pour “offense au Prophète, au dogme et préceptes de l’islam”, en raison de publications sur Facebook.   

Gracié dix-huit mois plus tard, il se rend à Tunis en septembre 2018, où il obtient le statut de réfugié, délivré par le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR). Mais un sentiment d’insécurité s’installe : “à peine arrivé à Tunis, il commence à recevoir de nombreux messages et appels menaçants et insultants”, confie une source proche du dossier.   

D’après des mails envoyés en février 2021, auxquels inkyfada a eu accès, la famille de Slimane Bouhafs informe le HCR de plusieurs événements inquiétants : menaces récurrentes provenant de deux numéros algériens, voiture de matricule algérien garée toute une journée devant chez lui, un individu qui l’aurait suivi jusqu’à son domicile, etc. Des alertes analogues avaient également été envoyées en mai 2020, lorsque le réfugié a témoigné s’être fait suivre par “un groupe de gens armés”.   

“Il ne fait aucun doute que le HCR a été prévenu des inquiétudes de Slimane Bouhafs. Il avait même demandé à être transféré dans un pays tiers”, assure la source.  

Responsabilités de la Tunisie  

Le lundi d’après son enlèvement, Slimane Bouhafs devait se rendre au HCR pour un rendez-vous. “Il avait des choses très importantes et très graves à dire”, rapporte son avocate. “Il n’y a pas de hasard. S’il a été kidnappé ce jour-là, c’est qu’il était très certainement sur écoute”, assure-t-elle.   

“C’est en premier lieu l’État tunisien qui doit assurer la protection des réfugiés et demandeurs d’asile. Peu importe que l’Algérie ait exercé une pression, notre gouvernement a des engagements à tenir”, rappelle Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).   

“Attendu que le pays d’asile est le premier responsable de la sécurité de la personne des réfugiés sur son territoire, les lois en vigueur dans chaque État constituant la base juridique fondamentale de la protection des réfugiés”

S’ajoutant aux textes internationaux, l’article 26 de la Constitution de 2014 dispose que “le droit d’asile politique est garanti conformément à ce qui est prévu par la loi ; il est interdit d’extrader les personnes qui bénéficient de l’asile politique”. À ce jour, le mystère persiste quant aux circonstances de l’enlèvement de Slimane Bouhafs. “Il est difficile de savoir si cet enlèvement a été impulsé par Alger ou Tunis, et s’il y a donc refoulement ou pas”, rapporte un·e employé·e du HCR. En tant que réfugié protégé par cette armada juridique, celui-ci ne pouvait en aucun cas être extradé vers l’Algérie par la Tunisie, et aurait dû être protégé de toute tentative de l’y refouler.   

Mais bien que la Tunisie ait ratifié la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951, le flou demeure quant aux modalités de protection des réfugié·es et demandeur·euses d’asile. Il n’existe jusqu’à ce jour aucun cadre juridique encadrant le droit d’asile et la protection des réfugié·es. “On attend ça depuis un moment (...) En attendant, c’est le bureau du HCR en Tunisie qui étudie et gère les demandes d’asile à la place du gouvernement”, explique l’avocate Imene Bejaoui.   

Le rôle équivoque du HCR  

“Le rôle du HCR est ambigu, car c’est une organisation qui dépend à la fois des Nations Unies, mais aussi des États”, explique une source contactée par inkyfada. Son rôle est de s’assurer du respect des conventions internationales concernant les réfugié·es.   

“Puisque le HCR était parfaitement au courant des craintes de Slimane Bouhafs quant à sa sécurité, il aurait dû se renseigner et partager ses craintes avec les autorités locales, prévenir la police du quartier, par exemple”, avance la source. 

La protection des réfugié·es et demandeur·euses d’asile se fait selon un mécanisme de coordination entre le HCR et le ministère de l'Intérieur, via sa Direction générale des droits de l'Homme.

“Il y avait quelqu'un avec qui on interagissait sur toutes ces questions-là, mais cette personne n'occupe plus ce poste et (...) il y a un vacuum depuis au moins six mois, si ce n'est plus”, explique Laurent Raguin, représentant adjoint du UNHCR à Tunis.   

Ayant contacté cette Direction à de multiples reprises, inkyfada est toujours dans l’attente d’une réponse à sa demande. “Le ministère de l'Intérieur ne s'est pas exprimé sur le sujet, car il sait bien qu’il est impliqué”, accuse de son côté Romdhane Ben Amor, porte-parole du FTDES. Les services de la présidence sont quant à eux restés injoignables.  

Laurent Raguin du HCR ajoute par ailleurs que son organisation a aidé Slimane Bouhafs à porter plainte en septembre 2020, avec l’aide d’un·e avocat·e, ainsi qu’à déménager, lorsqu’il s’est senti en danger. “Nous n’avons pas été informés d’un risque imminent. Si nous avions considéré que sa situation était urgente, nous aurions peut-être agi autrement”, soutient un·e employé·e du bureau de Tunis. Toutefois, malgré ces mesures, la famille Bouhafs confie ne pas s’être sentie accompagnée par l'organe onusien.   

“Nous avons activement travaillé à lui trouver une solution durable, notamment à partir de début 2021”, se défend Laurent Raguin. “Le HCR aurait dû faire le maximum pour permettre à Slimane Bouhafs d’obtenir l’asile dans un pays tiers, d’autant qu’il en avait fait la demande dès 2018”, reproche cependant une source.  

Lors d’une entrevue avec la Ligue tunisienne des droits de l’homme le 3 septembre 2021, le président de la République Kaïs Saied a annoncé ouvrir une enquête sur “la sortie du territoire” du réfugié algérien, désormais reclus dans la prison de Koléa près d’Alger.