À la TAP, la nomination d’un PDG rappelle un lourd héritage

La nomination de Kamel Ben Younes à la tête de l’agence Tunis Afrique Presse (TAP) a suscité de vives réactions de la part des employé·es. Au-delà du personnage qui incarne la collaboration avec l’ancien régime, sa nomination révèle l’absence de réels changements au sein de la TAP. À l’aide de documents et de témoignages, inkyfada a plongé dans l’histoire difficile de cette agence, ancien organe de propagande.
Par | 23 Avril 2021 | reading-duration 10 minutes

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Le 6 avril 2021, Kamel Ben Younes est nommé à la tête de l’agence Tunis Afrique Presse par le chef du gouvernement, Hichem Mechichi. La nouvelle paraît le jour-même au JORT. Dans la foulée, le personnel de l’agence entame un sit-in pour dénoncer une nomination “politique et partisane”.

Aucune raison n’a été communiquée pour justifier la décision du chef du gouvernement de démettre Mouna Mtibaa, alors PDG, en place depuis 10 mois. Accusé d’être proche du parti Ennahdha - en participant notamment récemment au Colloque politique des jeunes du mouvement Ennahdha - Kamel Ben Younes a de plus soutenu le régime de Ben Ali, et collaboré avec l’Agence tunisienne de Communication extérieure (ATCE).  

“Notre rôle est d'informer, nous sommes les grossistes de l'information, on n’a pas besoin de pression politique”, explique Sonia Ben Abdallah, cheffe du desk économique et financier. Pour plusieurs employé·es de la TAP, cette nomination rappelle les heures sombres de l’agence et une révolution qui tarde à venir.

Kamel Ben Younes “a collaboré avec l’ATCE pendant de longues années”

Le nom de Kamel Ben Younes apparaît ainsi dans deux rapports portant sur l’ancien régime de Ben Ali. Dans Le Système de propagande sous Ben Ali, Le Livre noir (2012) il est écrit que “[Kamel Ben Younes] a collaboré avec l’ATCE pendant de nombreuses années”. L’ATCE pour Agence tunisienne de Communication extérieure a longtemps été la pierre angulaire du système de propagande du régime de Ben Ali. 

Ce document est paru sous la présidence de Moncef Marzouki. Basé sur les archives du Palais de Carthage, il détaille en 354 pages le système de propagande organisée mis en place par Zine el-Abidine Ben Ali. Il liste ainsi 90 journalistes ayant “collaboré avec l’ancien régime”.  

Le Système de propagande sous Ben Ali, Le Livre noir (2012), présidence de la République tunisienne, p.93

Kamel Ben Younes aurait, selon le document, “défendu le président Ben Ali dans les médias étrangers et été parmi les premiers à soutenir le président Ben Ali pour les élections présidentielles de 2004”.  Dans cette partie qui lui est dédiée, il est aussi accusé d’avoir usé de différentes tribunes médiatiques pour s’en prendre à “la désinformation des médias étrangers” et attaquer plusieurs journalistes et ancien·nes opposant·es au régime (Taoufik Ben Brik, Moncef Marzouki, Sihem Ben Sedrine, Khemais Chammari, Mohamed Mouâda et la LTDH). 

Le journaliste est aussi mentionné dans le rapport de la Commission nationale d'investigation sur la corruption et la malversation (2011). Sous ses initiales “KBY”, il apparaît dans un tableau indiquant “les principaux collaborateurs de l'agence selon les montants versés au titre de la communication extérieure”.  Il aurait perçu 152.750 dinars pour “Production journalistique, informations et articles” et "Préparation d’un rapport sur le terrorisme”. Ce montant aurait été perçu à partir du 1er janvier 2008, date du début de sa collaboration avec l’ATCE, “selon les données avancées par les services de l’agence”.

Rapport de la Commission nationale d'investigation sur la corruption et la malversation (2011), p.167

Selon plusieurs sources au sein de l’agence TAP, ces initiales sont bien celles de Kamel Ben Younes. Le tableau liste au total 13 journalistes. L’ATCE aurait ainsi dépensé 4.167.000 dinars pour les rémunérer pour des missions de soutien et de promotion de l’ancien régime de 1999 à 2010. 

Contacté par inkyfada, M. Ben Younes dément catégoriquement avoir perçu de l’argent de l’ATCE. Il ajoute qu’il aurait seulement été engagé “sous contrat” par le Premier ministère, “comme consultant international en communication, chargé d’être le directeur exécutif de l’Association d’études internationales” de 2007 à 2009.

Questionné sur son soutien à Ben Ali, il répond “ce n’est pas vrai, et même si je l’ai fait, cela pourrait être un point de vue dans une affaire”. "Mais je n’ai jamais été chargé par personne de le défendre” insiste-t-il.

La TAP, ancien maillon du système de propagande d’Abdelwaheb Abdallah

Accusé par ces rapports et de nombreux·ses journalistes et opposant·es d'être un ancien collaborateur de la dictature et particulièrement avec l’ATCE, Kamel Ben Younes ravive l'histoire difficile de la TAP.

Créée en 1961 par Habib Bourguiba, cette agence est une institution d’un pays nouvellement indépendant et souverain. De sa mission initiale “de recueillir tant en Tunisie qu'à l'étranger les éléments d'une information complète et objective”, selon ses statuts, elle devient un simple relais de propagande pour le régime de Bourguiba. 

Lors du coup d’État de 1987, Abdelwaheb Abdallah, ancien PDG de la TAP, est ministre de l’Information de Bourguiba. Nouvellement président, Zine el-Abidine Ben Ali place Hédi Triki - le journaliste qui avait annoncé la déclaration du 7 novembre à la radio - comme directeur général adjoint (DGA) de l’agence. Déjà à l’époque, les journalistes protestent contre cette nomination en “portant un brassard en signe de protestation”, relate Enrique Klaus à inkyfada, s’appuyant sur plusieurs entretiens menés avec des employé·es de l’agence. 

7 novembre 1987. Une journée, deux présidents, deux unes

De l’autre côté, Abdelwaheb Abdallah se libère de ses fonctions. Il prendra quelques années plus tard la tête de l’ATCE, à sa création en 1990. “Ben Ali ne connaissait rien aux médias, du coup il a confié la gestion des médias à Abdelwaheb Abdallah”, ajoute le chercheur. “C’est resté son conseiller jusqu’à la fin”. Il devient le planificateur et le gestionnaire de l’appareil de propagande de Ben Ali, dont la TAP et l’ATCE font partie.

"La TAP faisait du rédactionnel pour la propagande et l'ATCE était plus destinée à gérer des budgets et dépêcher des gens sur les plateaux des chaînes étrangères par exemple", affirme Enrique Klaus à inkyfada. 

Dans ce sens, Rachida Ennaifer témoigne qu’en décembre 1987, alors journaliste à La Presse, elle n’a pas pu publier son reportage sur les élections municipales à Ksar Hellal à cause de la sensibilité de l’information : une liste indépendante venait d’y remporter les élections municipales. “Commencent [alors] de longues négociations avec le directeur du journal qui finit par me promettre que si l'agence TAP publiait l'info, mon article pourrait passer”. Après qu’une “dépêche d'une ligne et demie [soit tombée] sur le téléscripteur*”, son article “pouvait paraître sur le journal la Presse moyennant un changement de titre”.

Celle qui est docteure en droit et ancienne conseillère en communication auprès de Kaïs Saïed “raconte cette petite histoire juste pour montrer la place qu'occupe une agence de presse nationale, le rôle qu'elle peut jouer et pourquoi aujourd'hui le parti Ennahdha et ses alliés veulent mettre la main dessus”. Sous Ben Ali, l’agence TAP dressait ainsi la ligne officielle du régime, à ne pas franchir.

Créée en 1990 par une circulaire, avant d'être complétée par la loi 90-76 qui ne définit pas précisément ses statuts, l'ATCE est chargée en théorie de la promotion du régime à l’étranger. Dans les faits, elle agit comme un “appareil spécial qui contrôle les médias”, comme décrite dans Le Système de propagande sous Ben Ali, Le Livre noir (2012). “Avec les moyens matériels et humains dont elle dispose, l'ATCE a réussi à resserrer son contrôle sur la scène médiatique en étendant son influence sur la presse écrite et sur la scène audiovisuelle publique et privée en Tunisie”, précise le document.

Mais pour cela, elle doit s’appuyer sur la TAP. “En l’absence de statut juridique, l’ATCE ne pouvait recruter elle-même son personnel et ponctionnait celui de la TAP. C’est ainsi que les effectifs de cette dernière furent artificiellement gonflés, grevant son budget à cause des charges salariales de la première”, écrit Enrique Klaus, dans la revue Politique africaine. 

Les effectifs de l’agence TAP ne sont pas seulement un vivier pour l’ATCE mais servent aussi l’ensemble du système de communication propagandiste de Ben Ali. "Ce dont ils ont abusé ce sont les détachements" explique Enrique Klaus, "les gens pouvaient travailler, être fonctionnaire de l'État auprès de la TAP, mais ensuite ils allaient être détachés pour devenir par exemple porte-parole d'un ministère". 

À tel point que "tous les responsables qui dirigent (...) le secteur de l’information dans le pays sont passés par l’agence TAP, à la manière d’un jeu de chaises musicales qui se poursuit depuis ‘le changement’”, comme l’affirme Patriote (pseudonyme) dans un billet paru sur Nawaat le 25 septembre 2005, à l’époque où le média était encore un blog soumis à la censure.

Patriote mentionne près d’une dizaine d’exemples afin d’illustrer ce système. Parmi eux figure Oussama Romdhani. PDG de l’ATCE en 2005, il était aussi journaliste à la TAP et “a été, pendant quelques années, le correspondant de l’agence à New York”. 

Abdelhafidh Harguem, un autre journaliste de la TAP, était alors directeur général de l’Union des radios arabes (ASBU) et a “occupé pendant de longues années le poste de directeur général de l’ERTT”. Selon la même source, M. Harguem a également été “l'attaché de Ben Ali au ministère de l’Intérieur”. 

De 1993 à 2009, la TAP ne recrute plus sur concours. “Les personnes qui ont été recrutées durant cette période, l'étaient selon leur appartenance au RCD, à la police” affirme Enrique Klaus à inkyfada. “En raison d’une politique de recrutement et de promotion fondée sur l’allégeance politique, le favoritisme et le népotisme, les compétences professionnelles des journalistes et agents de cette entreprise ont décliné considérablement au fil des années” décrit le rapport de l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC).

La révolution à la TAP, “une transition avortée”

Ce système de maintien des élites médiatiques, au cœur de l’appareil de propagande, a perduré jusqu’au 14 janvier 2011 et au-delà. Au moment de la révolution, la TAP, “navigue à vue” selon les propos de Néjib Ouerghi, PDG de l’agence en 2011*. 

Arrivé à la tête de l’agence en mai 2010, Néjib Ouerghi y restera jusqu’en 2012. Il a été épargné par la vague d’évictions des anciens cadres du régime, malgré le fait qu’il ait dirigé le journal du RCD, Le Renouveau de 2003 à 2010. Sous sa direction, une partie du personnel de la TAP, notamment les plus jeunes, tente de mettre en place des mécanismes pour réformer l’agence (comme la création d’un comité de réforme).

Mais face à la prédominance de l’ancienne élite médiatique, la tendance anti-réformiste l’emporte. Certains de ses anciens éléments sont même réintégrés. En ce sens, Taïeb Yousfi, ancien agencier en détachement et ancien chef de cabinet du Premier ministre (1999-2012) succèdera à Néjib Ouerghi à la tête de la TAP.

Suspendue en 2011, l’ATCE est officiellement dissoute en 2012. La TAP quant à elle reste encore brimée par son passé. "La structure de la TAP n'a pas évolué, les mêmes rédac’ chefs sont restés en place après le changement de PDG en 2012. Les statuts sont des textes réglementaires qui n'ont pas été changés" estime Enrique Klaus. 

Pourtant, certain·es journalistes de l’agence relativisent. “Il n’y a plus d'instructions du régime de Ben Ali ou de Bourguiba avant lui. Après 2011, l'administration et le secrétariat de rédaction sont devenus indépendants”, explique Oussama Bouchiba, jeune journaliste entré à l’unité audiovisuelle de la TAP en mars 2019.

Sonia Ben Abdallah, à l’agence depuis 24 ans, est plus nuancée. Selon elle, la TAP est indépendante “sur le plan théorique”. “[Elle] a acquis une indépendance éditoriale [...] et on est parvenus plusieurs fois à maintenir cette indépendance. On nous demande de publier une information qui ne répond pas à des critères professionnels élémentaires, on ne la publie pas”. Cependant, “les problèmes existent encore. C'est un patrimoine qu'on a hérité, ce n'est pas facile d'éliminer ça dans ce laps de temps qui est assez court”. En 2021, l’agence fête ses 60 ans, 10 ans après la révolution. 

L’affaire Kamel Ben Younes, “symbole” d’une volonté de changement

Alors que la TAP tente tant bien que mal de se défaire de cet héritage, l’arrivée d’un ancien collaborateur de l’ATCE à sa tête, étiqueté proche d’Ennahdha de surcroît, a essuyé un refus général de la part de ses journalistes et employé·es. 

Le mardi 13 avril 2021, Kamel Ben Younes se présente au siège de l’agence accompagné de policiers. Ces derniers parviennent à pénétrer dans l’agence. “Comment il comptait commencer sa carrière au sein de la TAP, c'est du jamais vu !” atteste Sonia Ben Abdallah. Le climat est déjà tendu, quand arrivent en renfort d’autres agents des forces de l’ordre. Ils repoussent violemment les employé·es dans le hall principal, faisant au passage plusieurs blessé·es. La scène a choqué aussi bien les personnes présentes que plusieurs organisations de la société civile, tant par sa violence que par la présence de policiers dans l’agence de presse.

Échanges tendus entre des employé·es de la TAP et des policiers au siège de l'agence, le 13 avril 2021. Crédit photo : Nissim Gasteli

Le 19 avril 2021, Kamel Ben Younes a finalement démissionné de son poste de PDG. Mais pour Sonia Ben Abdallah ce dernier n’est qu’un “symbole”. “C'est l'occasion ou jamais de demander une révision, une réforme de la TAP, des critères de nomination des PDG”. Sur ce point, Oussama Bouchiba s’accorde parfaitement avec sa collègue : “les journalistes appellent à ce qu’on nomme un PDG, avec un objectif fixe, un bon CV, un programme”.

Le pouvoir de nommer le ou la PDG de l’agence est la compétence exclusive du chef du gouvernement. Ce pouvoir reste un héritage de l’ancien régime dans la mesure où il n’a pas été modifié après la révolution. Il nomme par ailleurs les PDG de la Radio nationale et de la Télévision nationale, mais il doit dans ces deux derniers cas obtenir l’avis conforme de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA). Pour Enrique Klaus, "la TAP a un filet de sécurité en moins par rapport à l'audiovisuel public". En 2012, le rapport de l’INRIC recommandait déjà “la révision du statut juridique de l’agence”.

“Ces revendications ne sont pas nouvelles” rappelle Sonia Ben Abdallah, mentionnant plusieurs pétitions de journalistes de l’agence réclamant des changements, bien avant la venue de Kamel Ben Younes.