Cinéma et subventions étatiques : comment ça marche ?

Comment expliquer l’état des lieux du cinéma tunisien aujourd’hui? Les mécanismes de subventions constituent une partie du problème. En 2016, seuls 20 films sur 97 candidatures ont été financés par la Commission d’encouragement à la production. Certain·es cinéastes et producteurs ou productrices se disent lésé·es par ce système et le budget alloué au secteur du cinéma a été réduit de moitié par rapport à 2011.
Par | 30 Avril 2017 | reading-duration 15 minutes

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Prix Lumières du meilleur film francophone en janvier 2017, Prix de la meilleure première œuvre et Ours d’argent du meilleur acteur à la Berlinale 2016… Une pluie de récompenses s’est abattue sur Hédi, premier long métrage du réalisateur tunisien Mohamed Ben Attia. Produit d’une collaboration franco-belgo-tunisienne, ce drame romantique n’aurait jamais vu le jour sans l’aide du ministère de la Culture. À hauteur de 500.000 dinars, montant maximum possible pour un long métrage, la subvention de la Commission d’encouragement à la production couvre près d’un quart du budget total du film qui s’élève à 2.080.000 dinars.

Comment sont choisies les oeuvres subventionnées?

Créée par le décret n°2001-717 du 19 mars 2001, la Commission d’encouragement à la production cinématographique a vocation à favoriser toute initiative artistique dans le milieu du cinéma par un mécanisme de subventions. 

Les sept membres qui composent cette Commission sont nommé·es par le ou la ministre de la Culture, d’après l’article 7 du décret. Le ou la président·e doit être “une personnalité appartenant au monde de la culture” . Doivent également y siéger le directeur ou la directrice général·e des arts scéniques et audiovisuels ou un·e représentant·e, un réalisateur ou une réalisatrice, un producteur ou une productrice, un·e critique cinématographique, un·e écrivain·e et un distributeur ou une distributrice.

Mohamed Challouf, représentant du secteur de la production dans la Commission de 2016, en brosse un portrait idyllique. “C’était une première expérience très intéressante, les sept membres travaillaient ensemble, sans aucune envie de magouiller malgré ce que j’avais entendu dire…” assure-t-il. “Ce sont des gens d’un certain niveau intellectuel et nous tombions d’accord rapidement sur les films à choisir car certains sortaient du lot.”

“Je ne regrette pas d’avoir fait partie de la Commission dans cette Tunisie libre” .

Si pour Lina Chabaane, productrice, le cinéma tunisien est “en bon état, florissant avec une nouvelle génération de cinéastes” , Mohamed Challouf lui, est plus nuancé. Il trouve que les films en lice cette année étaient “d’une créativité très moyenne” en comparaison aux films des années 1990 qui relevaient d’un “cinéma de résistance” . Membre de la dernière Commission, il note malgré tout une “envie de faire du cinéma de la part des jeunes, de beaux sujets et des talents en herbe qui donnent de l’optimisme”

Des subventions qui ne profitent pas à tous et toutes

L’optimisme, Lina Chabaane l’incarne. Elle assure en effet qu’il serait très simple d’obtenir ces aides, “il suffit de déposer un dossier auprès de la Commission!”. Le projet est retenu si le scénario est “de qualité” et que le réalisateur ou la réalisatrice est “crédible” car les producteurs et productrices “ont besoin d’être rassurés”, ajoute-t-elle. Plus précisément, la Commission juge “l’originalité du scénario, le bon enchaînement des dialogues, la réalisation, la production et le plan de financement”, explique M. Challouf. 

“C’est une somme d’argent très importante pour faire des films, s’il n’y avait pas cette aide, on n’aurait pas de nouveaux talents” , affirme Imed Marzouk, fondateur de “Propaganda Production”

Mais pour d’autres, le tableau est loin d’être aussi idyllique. Ismael*, cinéaste, “touche-à tout et expert en rien” se décrivant comme un “artiste visuel” fait partie de ces laissé·es pour compte. Le dernier film qu’il a produit, The Last of us, n’a pas eu la même chance que Hédi. Déposé 5 ans auparavant devant la Commission pour obtenir une aide à l’écriture, il s’est vu refuser la subvention.

Sans aide du ministère, il a tout de même obtenu un des prix les plus prestigieux du monde du cinéma, celui du meilleur premier film au festival de Venise. “Voilà on a fait sans, avec une équipe de bénévoles. On a eu des subventions d’autres pays étrangers pour la postproduction”, ajoute Ismaël en référence au soutien fourni par plusieurs fonds d’aide à la postproduction, à savoir Hubert Bals Fund, Doha Film Institute, le Fonds Arabe pour les Arts et la Culture (AFAC) et SANAD*. 

Il n’en a pas reçu non plus pour son précédent documentaire, Babylon, primé au Festival International de Cinéma de Marseille (FIDMarseille) en 2011.

Le jeune réalisateur assure avoir été blacklisté après avoir écrit un livre très critique vis-à-vis du ministère de la Culture sous l’ère de Ben Ali intitulé Le cinéma en Tunisie.

“Ça a commencé entre 2007 et 2008. Je postais des petites choses sur un blog, ça m’a valu une mauvaise réputation auprès des autorités” , explique-t-il. “Et aussi de la part des apparatchik producteurs ou ceux corrompus qui avaient un peu le monopole des prises de décision dans le milieu du cinéma et des subventions” .

Depuis la révolution, les choses ne se sont pas réellement améliorées. Au-delà du copinage et du monopole de certain·es producteurs et productrices ou encore réalisateurs et réalisatrices, le budget alloué aux subventions d’oeuvres cinématographiques ne permet pas l’émergence d’une nouvelle vague de réalisateurs et réalisatrices tunisien·nes.

Un budget insuffisant

Le manque d’argent est, en effet, un frein. Si l’année 2011 a été assez florissante, avec un budget de plus de 8.510.000 dinars et 52 films subventionnés, l’importance accordée à la culture et au cinéma s’est tassée de nouveau dans les années suivantes. En 2016, seuls 20 films ont été financés pour une enveloppe globale de 3.650.000 dinars. Une chose est sûre, le budget, qui est stable depuis 2012, reste insuffisant face à l’explosion du nombre de projets déposés devant le ministère.

“Pour l’année 2016, sur 97 projets [elle a] pu en subventionner seulement une vingtaine, et l’Etat tunisien n’est pas prêt à augmenter le budget vu l’état désastreux de l’économie” , confirme Mme Ben Hlima, directrice du département cinéma au sein du ministère de la Culture.

Une législation défaillante

Comme le précise la législation en vigueur, notamment le décret de 2011, un film doit être une œuvre de format 35 mm. “Du coup, tous ceux tournés en Tunisie en numérique sont hors la loi!” , s’indigne Ismaël. “Les lois régissant le milieu du cinéma sont tellement absurdes et dépassées, qu’en l’espèce personne ne les applique” , ajoute-t-il. 

Ce n’est pas la seule faille que comporte le décret fixant les modalités d’octroi des subventions, estime le cinéaste qui regrette un manque de transparence: “On ne sait même pas s’ils ont lu les scénarios, ce qu’ils se sont dits pendant la commission” . Le producteur Imed Marzouk abonde dans le même sens. Pour lui, les membres ne doivent pas seulement publier les films retenus et les montants octroyés mais également leurs réflexions et conseils. 

Sur ce point, Mohamed Challouf et Mounira Ben Hlima n’apportent pas de réponse claire. Si pour l’ancien membre de la Commission chargée des subventions, n’importe qui peut avoir accès aux comptes rendus car “c’est obligatoire dans le règlement de la Commission. À chaque séance il y a un PV (procès verbal), et le compte rendu est public!”, la directrice du département cinéma n’est pas aussi catégorique. Pour elle, les cinéastes, producteurs et productrices ont le droit de demander ces retours mais la loi n’indiquerait rien sur ce sujet. 

L’article 10 du décret confirme ce flou, disposant que les délibérations de la Commission sont “confidentielles” et “consignées dans des procès-verbaux” 

La loi ne précise pas non plus la durée ni le nombre de mandats des membres de la Commission. “En principe, il y a un renouvellement tous les ans mais certains membres font une, deux, trois sessions maximum” , explique Mme Ben Hlima. 

Ce fonctionnement “asphyxie la nouvelle génération de cinéastes qui arrivent sur le marché” assure Ismaël. “Quand on regarde la composition de la Commission, ce sont généralement des gens qui ont cinquante, soixante, soixante-dix ans!” , s’insurge le réalisateur de Babylon. 

Les membres de la Commission auraient tendance à subventionner des projets dont les producteurs et productrices ou encore réalisateurs et réalisatrices jouissent d’une certaine notoriété dans le milieu pour ne pas prendre de risque. Pour corriger ce système biaisé, Imed Marzouk propose de créer deux commissions distinctes, respectivement pour les amateurs ou amatrices et pour les professionnel·les, pour que les jeunes talents puissent prétendre aux mêmes aides que les réalisateurs et réalisatrices avec plus d’expérience.

Une situation inextricable

Il faut rappeler également que le secteur du cinéma est centré sur la production alors que l’exploitation est un dispositif important de diffusion des oeuvres au public et donc de financement. 

La fréquentation des salles de cinéma a sensiblement augmenté entre 2013 et 2015 passant de 22.680 à 27.000 spectateurs, selon les chiffres officiels publiés par le ministère de la Culture. Ces chiffres sont largement en-deçà de la réalité, réfutent plusieurs professionnel du secteur, même si le nombre de salles de cinéma reste très limité. Il y a eu en effet une baisse drastique du nombre de complexes cinématographiques dans le pays qui comptait entre 120 et 150 salles dans les années 70.

Dans une interview accordée à l’agence TAP, Fethi Kharrat, nommé directeur du Centre national du cinéma et de l’image (CNCI) en 2015, déplore cette pénurie de salles et la fin du partenariat avec les télévisions depuis la fermeture de l’Agence nationale de la promotion audiovisuelle (ANPA). Il encourage vivement les investisseurs et investisseuses à construire des nouveaux pôles cinématographiques et à trouver d’autres sources de financement. 

Redéfinir le rôle du Centre national du cinéma et de l’image

Ces blocages institutionnels étaient supposés disparaître avec la création, en septembre 2011, d’un organe indépendant du ministère de la Culture, le CNCI, chargé d’encadrer le fonctionnement de la Commission. 

Élaboration de politiques publiques concernant des nouvelles formes de financement pour les films, soutien à la formation et à la professionnalisation des acteurs et actrices du secteur de l’audiovisuel, telles étaient, en théorie, ses principales missions pour promouvoir le cinéma tunisien. 

En réalité, du fait de “l’opacité de ses liens avec le ministère”. de la mauvaise répartition des rôles entre les deux entités, le producteur Hichem Ben Ammar assure que c’est “une coquille vide” qui freine le développement des projets. 

Malgré cette avancée, l’Etat n’arrive pas à subvenir aux besoins croissants de la production cinématographique et fait l’objet de critiques. M. Ben Ammar évoque un “statu quo” qui s’est installé à l’avantage de certaines parties comme les producteurs et le ministère.

En prônant l’immobilisme, ils “exploitent à bon escient les lourdeurs administratives, les incompétences des uns, la cupidité des autres et le système perdure.” ajoute-t-il.

Les autres sources de financement

Pour soutenir la production locale, la directrice générale des arts scéniques et audiovisuels, Mounira Ben Hlima et Hichem Ben Ammar suggèrent de faire intervenir des acteurs et actrices privé·es. 

Mme Ben Hlima estime que le cinéma tunisien est devenu une véritable industrie culturelle qui donne du travail et qu’elle ne doit pas être seulement une tâche qui incombe à l’Etat, “il faudrait que les banques, des mécènes participent au financement du cinéma” n précise-t-elle. Elle préconise également une amélioration du staff de la Commission car “[ce sont] toujours les mêmes membres qui tournent“ et un ajustement aux supports numériques. 

Hichem Ben Ammar, lui, propose deux alternatives : “moraliser la piraterie” , autrement dit taxer les téléchargements illégaux et les DVDs vierges et “faire intervenir financièrement les opérateurs de téléphonie mobile à l’instar de pays comme le Maroc ou le Tchad”

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Le marché international du film : une option envisageable

Après avoir obtenu l’aide institutionnelle qui ne couvre, au mieux, qu’un tiers du budget total dans le cas d’un long métrage, les cinéastes, producteurs et productrices ont deux options : recourir à des fonds étrangers ou faire leurs films avec leurs moyens personnels, “avec des bouts de ficelle” , insiste M. Ben Ammar. 

L’accès au marché international est un “goulot d’étranglement” selon lui, car il est constitué en “réel lobby qui ne souhaite pas une réforme du système mais quelques petits ajustements pour servir leurs propres intérêts".

La réforme du secteur du film repose ainsi sur la participation concrète de toutes les parties prenantes au mécanisme d’octroi de subventions, primordial pour l’avenir du cinéma tunisien. Sur le long terme, l’idée consiste à mettre en place un cadre stable pour les productions locales face aux coproductions internationales. “Je ne vois pas pourquoi, [les producteurs et productrices qui détiennent les rênes du marché international] verraient comme une menace le fait qu’un cinéma de qualité local puisse être viable économiquement”. conclut Hichem Ben Ammar.