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Ghassen, chef cuisinier sans travail fixe, 500 dinars par mois


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17 Janvier 2020 |
Ghassen* a 43 ans. Il est chef cuisinier de formation mais n’arrive pas à trouver un emploi durable et bien payé dans son secteur. Également victime d’une escroquerie il y a six ans, il peine à stabiliser sa situation. Une vie intenable et fatigante moralement.

Ghassen est originaire de Tunis. Il est passé par l’école hôtelière de Nabeul où il a été formé à la restauration et à la pâtisserie pour devenir chef cuisiner. Ce qu’il aime dans ce métier, c’est “présenter de belles assiettes, travailler en équipe, faire partie de nouveaux projets”…  

Malgré sa passion pour la restauration, Ghassen travaille actuellement comme assistant dans un cabinet d’avocat à Nabeul. Son travail consiste à déposer les dossiers aux tribunaux ou assister les avocat·es dans diverses tâches administratives. Son emploi du temps est très flexible : il ne travaille qu’entre deux et quatre heures par jour, pour un salaire de 500 dinars et il est également logé par son employeur. Même si ce salaire ne suffit pas à subvenir à ses besoins, ce travail est plus calme et moins stressant que ses dernières expériences de cuisinier où il travaillait parfois entre 10 et 15h par jour.

Depuis qu’il est diplômé, Ghassen en a vu des établissements. Très souvent, il s’est retrouvé à changer de travail parce que le patron mettait la clé sous la porte ou que le salaire n’était pas suffisant. Par exemple, il a démissionné en juillet dernier d’un bar-restaurant qui venait d’ouvrir à la Goulette. “C' était un nouvel endroit [qui a fermé depuis] où il y avait trop de choses à mettre en place en termes d’organisation. Et je travaillais trop d’heures par rapport à mon salaire, qui était pourtant de 1300 dinars”. 

Il a préféré quitter cet emploi dès qu’il en a eu la possibilité. Au début de l’été, il a reçu une offre assez prometteuse dans un restaurant à Gabès. Ghassen a accepté cette opportunité, car en plus d’être rémunéré, il était logé et nourri pendant son séjour. Mais cela ne s’est pas bien passé non plus. “J’ai été embauché avec la promesse d’un salaire de 1300 dinars. Après un mois de travail, le patron m’avait promis d’augmenter mon salaire à 1500 dinars mais je n’ai reçu que 760 dinars finalement !”

Quand Ghassen dit “avec la promesse”, c’est que ni contrat, ni aucun document officiel n’ont été établis lors de son embauche. Sans preuve écrite, il a estimé qu’il était impossible de se retourner contre son employeur et de négocier quoi que ce soit. Un coup dur pour lui. Il est aujourd’hui dégoûté de ce secteur dans lequel “personne n’est fiable”. C’est une des raisons qui l’a poussé à accepter un travail dans un autre domaine.

En allant travailler à Nabeul, Ghassen a laissé son appartement, situé à Carthage, à son ex-femme. Elle y vit avec leurs deux enfants de 5 et 7 ans. Il et elle cohabitent ensemble lorsqu’il revient à Tunis. C’est elle qui se charge de payer le loyer de 350 dinars, “un prix d’ami” car le couple connaît bien le propriétaire. C'est elle qui s’occupe également de régler les factures d’eau et d’électricité puisqu’il n’en a pas les moyens actuellement. Elle lui fournit aussi les produits d'hygiène de base qu’elle achète pour toute la famille, dentifrice, savon, shampoing etc. “Nous nous sommes séparés à l’amiable il y a un an. C’est elle qui a la garde de mon fils et de ma fille et qui gère les dépenses étant donné ma situation financière.” Il aide et voit ses enfants dès que possible mais sa précarité l’empêche de profiter pleinement avec eux.

“Je les vois surtout à la maison. J’adore m’occuper de mes enfants mais malheureusement, en ce moment, si je les emmène en balade, je ne peux me permettre aucune dépense. Je garde plutôt l’argent pour leur préparer à manger.” 

Lorsqu’il est à Nabeul, il se permet de dépenser 50 dinars par semaine maximum pour son alimentation. “Je mange surtout des sandwichs dehors.”

À cause de ces coupures d’activités trop fréquentes, Ghassen ne profite d’aucun loisir. “Je ne voyage pas, même à l’intérieur de la Tunisie. Pour un week-end à la plage, par exemple, il me faudrait au minimum 100 dinars. Pareil pour une vraie sortie entre copains”. Aujourd’hui, ses dépenses se limitent à ses recharges téléphoniques (une carte à 5,700 dinars par semaine), ses sandwichs de la journée et son paquet de cigarettes quotidien. “Je fumais des Marlboro mais là j’achète plus souvent des Mars légères à 3,5 dinars le paquet.”

Le budget de Ghassen est également alourdi par des dettes, ce qui ajoute à son stress quotidien. En 2016, il a ouvert un salon de thé à proximité de Ben Arous. L’emplacement n’est pas idéal, l’affaire ne tourne pas bien donc il décide de fermer.

Mais Ghassen doit tout de même rembourser le crédit de 20.000 dinars, contracté pour les équipements. “J’ai réussi à revendre une partie du matériel pour rendre l’argent que je devais. Aujourd’hui il me reste 800 dinars de dette en tout donc j’ai négocié avec le banquier pour réduire la mensualité et ne donner que 200 dinars par mois.” 

Il a aussi un deuxième crédit en leasing** de 16.000 dinars dans une autre banque, pour acquérir une voiture dont il avait besoin pour travailler et faire les allers-retours entre Carthage et Tunis. “Il me reste 6000 dinars à payer. Depuis presque un an, je ne peux plus payer les loyers mensuels de 530 dinars. Donc ils ont amené la voiture à la fourrière. Du coup, je dois rembourser le crédit plus les charges de la fourrière."

Vu que Ghassen est dans l'incapacité de payer, une procédure judiciaire a été entreprise contre lui.  "Il faut que je passe devant le tribunal avant. Mais comme j'ai changé de numéro et d’adresse, ils ne me retrouvent pas pour le moment”, explique Ghassen, dépité d’avoir encore ce poids sur les épaules.

Ces crédits creusent un peu plus son budget. Dans cette situation, Ghassen n’a pas du tout les moyens de se soigner et d’avoir un suivi médical. “Déjà, je n’ai pas de couverture maladie avec mes jobs sans contrat et de toute façon, je n’ai pas les moyens. J’ai un calcul rénal qui me fait souffrir mais lorsque j’ai une crise, je prends simplement des médicaments à la pharmacie, je ne me rends pas à l’hôpital.”

Zone grise 

“Je suis fatigué et déprimé”. La pilule est dure à avaler pour Ghassen. En plus des crédits qu’il doit rembourser, il est empêtré depuis 2013 dans un procès contre des personnes l’ayant arnaqué. À l’époque, lui et sa femme souhaitent vendre des biens immobiliers -appartements et locaux professionnels- que son père lui avait légué lorsqu’il est tombé malade. Ghassen était pressé car l’argent devait lui servir à placer ce dernier dans une maison de repos. 

Il trouve alors un intermédiaire de vente qui s’avère peu scrupuleux et profite de ses délais courts ainsi que de sa vulnérabilité émotionnelle due à la maladie de son père. D’après Ghassen, l’intermédiaire rédige des contrats truffés d’arnaques, écrits en arabe avec des détails sur le montant de ses commissions que Ghassen ne comprend pas vraiment. "Je ne suis pas très à l’aise avec la lecture de l’arabe et comme j’étais dans l’urgence à cause de l’état de santé de mon père, je n’ai pas vu tous les petits détails des contrats. Tout est allé très vite, en deux semaines”. L’intermédiaire finit même par empocher un chèque de 35.000 dinars pour une des ventes sans prévenir Ghassen.

Lorsqu’il s’en rend compte, Ghassen entame une procédure judiciaire qui lui a déjà coûté 28.000 dinars de frais. "18.000 dinars pour le premier avocat puis 20.000 dinars de dépenses en huissiers, déplacements etc.”, détaille-t-il. Une première condamnation à un an de prison avec sursis a été déclarée à l’encontre de deux malfaiteurs mais un procès est toujours en cours.   

“Je suis épuisé moralement, je n’en peux plus.”

S’il n’a jamais vraiment occupé un emploi stable, Ghassen menait une vie tranquille avant le décès de son père et les galères judiciaires qui ont suivi. “Je travaillais à ses côtés pour l’aider dès mon adolescence, puis j’ai obtenu le diplôme dans l’hôtellerie car je voulais ouvrir un petit restaurant à côté. Mais lorsque je me suis marié, c’est ma femme qui travaillait et moi je m’occupais de nos enfants à la maison. Nous n’avions pas besoin de plus d’argent”.

C’est notamment cette affaire de faux contrats de vente qui a poussé sa femme à divorcer. Aujourd’hui, ces histoires de dettes lui prennent tout son temps. Il se retrouve seul à gérer et n’ose pas demander de l’aide à ses frères et sœurs, parti·es à l’étranger. 

Futur 

Ghassen espère gagner son procès en cours contre les intermédiaires de vente et rattraper les dégâts en vendant ce qui lui reste des donations de son père, la majorité étant saisie pour le moment. Il veut simplement reprendre une vie de père normale et trouver une activité professionnelle payée de façon décente.

Il vient d’avoir une nouvelle opportunité de cuisinier dans un restaurant à la Goulette. Malgré ses précédentes expériences désastreuses, il compte accepter pour être plus proche de ses enfants. Cette fois encore, il ne sait pas exactement quel salaire il gagnera ni si les conditions seront correctes.